La langue orale ne laisse des traces que depuis l’invention de l’enregistrement sonore dans la deuxième moitié du 20e siècle. Quant à la langue écrite, elle date d’environ 5 200 ans. C’est peu, aussi bien à l’échelle de la Préhistoire (qui s’étend de trois millions d’années dans le passé jusqu’à l’invention de l’écriture) que de la langue (qui date d’environ 500 000 ans).
L’étude de la langue préhistorique ne peut donc se faire qu’indirectement. Heureusement, de nombreux domaines permettent de tirer des déductions sur les formes les plus archaïques de la langue, comme les fossiles de nos ancêtres ou l’étude des grands singes actuels. De la linguistique à l’anthropologie en passant par la paléontologie, la biologie évolutive, les neurosciences et bien d’autres, les résultats apportés par un effort pluridisciplinaire ne cessent d’étonner.
Parfois les liens sont aussi inattendus que celui qui existe entre linguistique et paléobotanique. Celle-ci, en adoptant une approche génétique, a par exemple pu mettre en lumière les mécanismes de propagation du riz en Asie du Sud-Est. La culture de ce dernier suit les mouvements migratoires et correspond par conséquent, dans une certaine mesure, à la propagation de certaines langues.
Quel âge a la langue humaine et à quoi ressemblait-elle à ses débuts ? Quelles caractéristiques la séparent-elles du langage animal et comment celles-ci se sont-elles développées ? Et surtout… comment le sait-on ? Voilà les questions auxquelles je propose de répondre ici, tout en essayant de donner une approche accessible, pluridisciplinaire et chronologique de ce qui rend la langue humaine si spéciale et toujours mystérieuse.
Sommaire
- ~500 000 AP : l’âge de la langue humaine
- De ~500 000 à ~200 000 AP : d’une « langue émotionnelle » vers une « langue grammaticale »
- De ~200 000 à ~50 000 AP : vers une langue symbolique
- De ~50 000 à ~10 000 AP : au-delà de la langue symbolique
- De ~10 000 AP à aujourd’hui : l’apport de l’agriculture et des civilisations
- Conclusion
- Sources
1. ~500 000 AP : l’âge de la langue humaine
La Préhistoire est une période qui s’étend traditionnellement de l’apparition du genre humain à celle de l’écriture, soit de trois millions d’années à 5 200 ans AP (avant le présent). Quant à la langue humaine, elle a commencé à se distinguer du langage des grands singes il y a environ 500 000 ans ; une conclusion à laquelle on arrive en plusieurs étapes.
Un groupe social stable comprend typiquement 50 individus chez les primates, mais 150 chez les humains. Ce plafond est ce qu’on appelle le nombre de Dunbar, du nom de Robin Dunbar, un anthropologue qui a fortement influencé la question de l’origine de la langue.
Or, d’après l’observation d’autres grands singes, il existe une corrélation entre plusieurs données observables (comme le volume crânien, celui du néocortex, ou le temps passé au toilettage) et la taille des groupes sociaux. Ensuite, les fouilles paléontologiques nous apprennent que le volume crânien des hominines a commencé d’augmenter il y a environ deux millions d’années, avec une forte augmentation vers 500 000 AP. D’autre part la langue est fondamentale dans l’établissement et le maintien de liens sociaux au sein de grands groupes, ce en quoi elle a notamment supplanté le toilettage chez les humains. Il y a donc une corrélation indirecte entre l’augmentation du volume crânien et la complexité de la langue, et l’augmentation du premier témoigne de l’essor de la seconde.
Grâce à la paléontologie et à la primatologie, on a donc ici un point de départ intéressant pour notre étude. Cependant le raisonnement n’est encore qu’embryonnaire, car la langue n’est pas apparue d’un coup, n’a pas eu un seul déclencheur, et s’est transformée sans cesse dans les millénaires qui ont suivi.
2. De ~500 000 à ~200 000 AP : d’une « langue émotionnelle » vers une « langue grammaticale »
AP = avant le présent
Jusqu’ici, d’après Dunbar, on part du postulat qu’il y a 500 000 ans, ce qui allait devenir la langue humaine avait encore tout de la communication des grands singes. Il se serait donc agi d’un langage vocal très expressif soutenu par une grande part de communication non-verbale (par gestes ou bruits)* et dénué de structure. Soit une « langue émotionnelle » qui précéda la « langue grammaticale ».
* Le non-verbal a accompagné la langue humaine à chaque stade de son évolution et en est encore un corollaire majeur ; dans cet article, je m’intéresserai avant tout à l’aspect verbal de la langue.
En matière de « langue émotionnelle », on considère souvent l’hypothèse d’une langue musicale, ou musilangue. En effet la langue dispose de caractéristiques musicales (accentuation, emphase, rythme, intonations…) qui sont souvent porteuses de davantage d’informations émotionnelles sur le locuteur que la grammaire, le vocabulaire et la syntaxe combinés. Certains chercheurs comme Steven Brown y voient le signe que musique et langue peuvent avoir eu un ancêtre et/ou un développement commun.
La coévolution de la langue et de la musique est une théorie parmi d’autres, mais il est imaginable que nos ancêtres, encore incapables de pensée abstraite telle qu’on l’entend aujourd’hui, confondaient les deux d’une manière ou d’une autre. Ils auraient alors compté avant tout sur la « musique de la langue » pour communiquer les notions les plus abstraites avant que des mots existent pour les désigner.
S’ensuit alors une période de 300 000 ans durant laquelle se mettent en place des composants essentiels de la langue moderne. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes.
2.1 L’apparition du vocabulaire
La catégorisation des objets qui nous entourent, ainsi que l’attribution de labels mentaux pour les désigner, est un comportement commun à tous les grands singes. Chez nos cousins, ils restent « internes » (non exprimés), mais le fait qu’ils puissent apprendre le vocabulaire humain témoigne de cette « base de données » qu’ils ont en commun avec nous. Certains chimpanzés et bonobos notamment, comme Washoe, Nim Chimpsky ou Kanzi ont appris des centaines de mots en langue des signes. En revanche ils sont limités en matière de mémorisation du vocabulaire et d’assimilation de la syntaxe.
Chez l’humain, le vocabulaire s’est développé pour ses atouts liés à la survie : ce qui est encore mieux que de connaître la différence entre un champignon toxique et un comestible, c’est de pouvoir l’enseigner à ses semblables et transmettre cette connaissance aux plus jeunes. Le résultat en est une espèce mieux adaptée à son environnement. À cette fin, l’humain est devenu une espèce de plus en plus sociale, concentrée sur la coopération et le partage des connaissances, et de plus en plus apte à percevoir les intentions et états émotionnels de ses semblables. On a progressivement mis l’intérêt du groupe au même niveau que celui de l’individu, et c’est pour toutes ces raisons qu’il est devenu utile de multiplier, puis d’externaliser les labels mentaux.
Ces vocalisations archaïques n’auraient alors manqué que d’une chose pour devenir des « mots » à part entière, à savoir la conventionnalisation. Il faut en effet qu’un groupe partage des labels qui soient communs, fussent-ils arbitraires, pour servir aux échanges langagiers. De telles conventions, là aussi, sont probablement arrivées à mesure que nos capacités sociales s’enrichissaient.
La conventionnalisation est un prérequis absolu pour la transmission culturelle de la langue ; elle garantit que les locuteurs d’une communauté utilisent à peu près les mêmes mots pour désigner les mêmes concepts.
Maggie Tallerman (ma traduction)
Il est à noter que ce vocabulaire archaïque était probablement constitué de « mots-phrases » holistiques, c’est-à-dire non composables : un mot ou un concept ne peut pas encore être créé à partir d’autres mots ou concepts. S’il nous est par exemple naturel de parler de « cheval-vapeur », de « porte-monnaie » ou de « carte de crédit », où deux concepts réunis en créent un troisième, cela nécessite la capacité de faire des liens abstraits, dont nos ancêtres ne disposaient pas encore à cette période.
Ces mots-phrases n’étant pas écrits, cela pose au moins la question de leur aspect oral.
2.2 La double articulation : le mariage des sons et du sens
À ce stade, la langue orale s’enrichit relativement rapidement, mais reste chaotique. Peut-être les sons avaient-ils une valeur imitative, où les proto-consonnes correspondaient aux bruits environnants et où les proto-voyelles reflétaient les états émotionnels. C’est la théorie de l’origine onomatopéique de la langue, ou théorie ouah-ouah. Mais dans tous les cas, il s’agit encore d’un système ouvert et erratique. Grâce à la conventionnalisation cependant, les sons et le sens sont sur le point de s’associer : c’est ce qu’on appelle la double articulation.
La double articulation se caractérise par la construction des mots sur deux niveaux :
- le premier niveau est celui des phonèmes, qui sont les sons élémentaires d’une langue (consonnes et voyelles). Les phonèmes n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais ils peuvent être combinés pour former des morphèmes ;
- le deuxième niveau est celui des morphèmes, qui sont les unités de sens (sémantiques) de la langue. Les morphèmes peuvent être des mots, des préfixes, des suffixes, des racines, etc. Ils sont construits à partir des phonèmes et peuvent être combinés pour former des phrases.
Par exemple le mot « chanteur » est composé de deux morphèmes (« chant » et « -eur ») exprimés au moyen de cinq phonèmes (ici représentés chacun par un caractère de l’alphabet phonétique international : /ʃɑ̃.tœʁ/). Autrement dit, les phonèmes sont distinctifs mais non significatifs, tandis que les morphèmes sont significatifs mais non distinctifs.
La mise en place de la double articulation représente une des plus grandes fractures dans l’évolution de la langue humaine. Grâce à elle, la formation de nouveaux mots devient illimitée. En s’accroissant, le vocabulaire augmentera à son tour les capacités de catégorisation, de mémorisation, et la performance de la mémoire de travail (d’où nos performances surpassant celles des autres hominidés à ce niveau). En parallèle, le besoin se fait sentir de créer des liens entre les termes eux-mêmes et d’organiser leur rôle dans des phrases de plus en plus complexes : c’est l’apparition de la syntaxe, puis de la grammaire.
➮ QUAND LES CHANGEMENTS ANATOMIQUES S’EN MÊLENT
Des changements anatomiques sont venus conforter les tendances cognitives et sociales. Par exemple la structure de l’oreille s’est modifiée, spécialisant l’ouïe humaine dans les fréquences situées entre 2 et 4 kHz (notre ouïe couvrant, au maximum, les fréquences situées entre 2 et 20 kHz). Le larynx s’est abaissé et l’os hyoïde, chez Homo sapiens comme chez Néanderthal, s’est modifié, augmentant la diversité de sons qu’il nous était possible de produire. C’est pour ces raisons qu’on suppose que Néanderthal avait certainement une langue similaire à la nôtre au moins jusqu’à ce stade de l’évolution.
À noter que nombre de changements anatomiques et cognitifs n’ont pas été motivés uniquement par la langue, mais ont eu pour effet secondaire de la favoriser. La bipédie, par exemple, a nécessité un pelvis moins large, et donc de donner naissance à des enfants plus immatures, augmentant la durée de la dépendance des jeunes à leurs parents et par conséquent la durée pendant laquelle un bagage culturel, incluant une langue, peut être transmis. La réduction de la taille des dents et la descente du larynx apparaissent aussi comme des réponses à des pressions évolutives indépendantes du langage, tout en ayant pu le faciliter. On parle alors de changements parasitiques.
2.3 La récursion : des informations imbriquées les unes dans les autres
L’humain moderne maîtrise environ cinq niveaux d’intentionnalité, c’est-à-dire jusqu’à cinq imbrications de l’état émotionnel de nos interlocuteurs les unes dans les autres *. Certaines intrigues en littérature, au cinéma et au théâtre l’illustrent très bien : par exemple la pièce Othello de Shakespeare demande qu’on suppose (1) que Iago veut (2) qu’Othello croie (3) que Desdémone aime Cassio (4) et que Cassio l’aime aussi (5). Cette capacité à se représenter ce qu’un autre se représente et ainsi de suite s’appelle récursion et constitue un autre facteur fondamental de la langue humaine.
* Ce nombre peut monter jusqu’à six chez certains individus, mais des troubles comme la schizophrénie ou la bipolarité peuvent au contraire le réduire.
Tout comme la socialité, les capacités de récursion semblent liées au volume crânien. Sur cette base, on présume que nos proches cousins les grands singes ne maîtrisent qu’à peine deux niveaux d’intentionnalité, et le reste des singes un seul. Homo erectus est un cas intéressant car il en maîtrisait apparemment trois (il y a deux millions d’années), voire presque quatre peu avant sa disparition il y a environ 110 000 ans. Cela ne nous dit rien sur la structure de sa langue, ni même s’il en avait vraiment une. D’après cette observation cependant, la structure sociale d’erectus constituait probablement un entredeux entre la société humaine et celle des autres grands singes ; il est donc possible qu’il ait eu un langage articulé rudimentaire.
Le plus intéressant est qu’à partir de quatre niveaux d’intentionnalité environ, les énoncés doivent être ordonnés et/ou les informations correctement « étiquetées » pour être correctement transmises. Entre ~500 000 et ~200 000 AP, on s’attend donc à ce que la grammaire et la syntaxe deviennent suffisamment complexes pour le permettre, bien que la période et la vitesse auxquelles ce processus s’est produit ne soient pas claires.
3. De ~200 000 à ~50 000 AP : vers une langue symbolique
Autour de 200 000 AP, tous les prérequis de la langue moderne étaient probablement déjà présents, à une (grosse) exception près : la pensée symbolique. Comme on va le voir, celle-ci va ouvrir d’immenses portes linguistiques mais aussi généralement culturelles. Elle est par exemple nécessaire pour parler avec abstraction (de notions, d’idées, de concepts), et sert donc de fondement aux croyances, aux religions et à l’art.
3.1 La composition : combiner les concepts pour en former d’autres
Au niveau de la langue, la pensée symbolique permet finalement la composition, à savoir le recyclage de mots pour en former d’autres. L’émergence d’une langue compositionnelle nous aura à son tour ouvert les portes de l’analogie, de la métaphore et de la polysémie (un « mot » peut maintenant avoir plusieurs définitions). En conséquence, la langue devient formidablement adaptative.
➮ D’UNE LANGUE HOLISTIQUE VERS UNE LANGUE COMPOSITIONNELLE
Pour aider à se représenter cette transition, il s’avère qu’un parallèle avec l’évolution des systèmes d’écriture est pertinent, car ceux-ci apparaissent généralement dans l’Histoire sous une forme pictographique qui est elle aussi holistique. En effet, un pictogramme est non adaptatif : le dessin d’une montagne représente littéralement, et strictement une montagne. Si l’on veut représenter autre chose, on aura besoin d’un autre pictogramme qui désignera littéralement, et strictement ce second objet.
D’autre part la forme exacte du pictogramme, comme celle du mot-phrase avant la mise en place de la double articulation, importe peu. Un pictogramme de montagne peut demeurer reconnaissable en tant que montagne quelle que soit sa forme (pointue, arrondie, irrégulière, large, étroite…). Cela montre comment le mot-phrase pouvait fluctuer à l’oral, avant l’émergence de consonnes et voyelles bien définies.
Dans le cas des systèmes d’écriture comme du vocabulaire (quoiqu’à des échelles de temps différentes), la composition a fini par remplacer le holisme. Ainsi, les pictogrammes se sont rapidement transformés en idéogrammes : des caractères compositionnels, métaphoriques et adaptatifs, comme on le voit ci-dessous. En d’autres termes, c’est le passage d’un système analogique à un système digital.
3.2 L’humain transformé par le contrôle de son environnement
La langue devenue fluide, capable de répondre à tout nouveau besoin, est un système performant, flexible et aisément transmissible, car conventionnalisé. Comme on l’a vu, plus un organisme contrôle son environnement au lieu de le subir, plus il bénéficie de transmettre aux générations suivantes comment faire de même et perfectionner cette maîtrise, et maintenant la langue le reflète.
En d’autres termes, la complexité et l’apprenabilité de la langue ont augmenté en même temps que la complexité et l’apprenabilité des capacités de l’humain à contrôler ce qui l’entoure, formant un processus de consolidation mutuelle des capacités linguistico-culturelles et technologiques. On soupçonne que Néanderthal n’a pas atteint ce degré de maîtrise ; pour Steven Mithen, sa disparition peut même être partiellement expliquée par l’absence de transition d’une langue holistique vers une langue compositionnelle.
John Odling-Smee et Kevin Laland (ma traduction)
Plus un organisme contrôle et régule son environnement et celui de sa descendance, plus l’avantage est grand à transmettre un bagage culturel d’une génération à l’autre. Par exemple, en suivant les mouvements de migration et de dispersion des proies, les populations d’hominidés augmentent la probabilité qu’une source de nourriture spécifique restera disponible dans l’environnement, que les mêmes outils de chasse seront nécessaires, et que la peau, les os, et autres matériaux dérivés des animaux chassés seront à disposition pour la fabrication d’autres de ces outils. De telles activités créent un type d’environnement social stable dans lequel les technologies, comme les méthodes de préparation de la nourriture ou de traitement de la peau, sont avantageuses d’une génération à l’autre, et donc transmises socialement à travers les générations.
La possibilité de créer un nombre infini de nouvelles phrases aura conduit à la possibilité de créer de nouveaux types d’outils à mesure que les connaissances sur l’efficacité et la fabrication des outils étaient échangées.
Steven Mithen (ma traduction)
Cet ensemble de transformations interconnectées a conduit a un formidable glissement dans notre rapport avec le monde au cours des millénaires.
- Le remplacement de l’adaptation génétique par l’adaptation culturelle. Si l’humain commence à polluer son environnement par exemple, il peut développer une technologie pour contrer les conséquences négatives, rendant caduque l’évolution génétique, qui est beaucoup plus lente.
- Le passage d’une transmission horizontale des connaissances (par imitation entre individus du même groupe) à une transmission verticale (ou oblique, cf. image ci-dessous) où la transmission des connaissances aux plus jeunes, et donc l’enseignement et la langue, jouent un rôle-clé.
- La priorisation de l’intérêt du groupe sur l’intérêt de l’individu, comme on l’a déjà vu en parlant du vocabulaire. C’est ce qui nous a permis de nous élever de la « réalité biologique » darwinienne selon laquelle la survie de l’individu prime sur le reste. L’humain a su y supplanter la coopération, et la socialisation qu’elle implique aurait à son tour participé au développement de la perception de soi, et par conséquent de l’identité voire, en conjonction avec d’autres facteurs, de la conscience.
Ce sont les plus anciennes attestations d’art qui témoignent du développement de notre pensée symbolique. En effet, un Homo sapiens capable de créer et de représenter son environnement de manière figurative (qu’il s’agisse d’un animal par le biais de la peinture, ou d’une émotion avec un bijou par exemple) est en théorie capable de mettre des mots figuratifs dessus. En l’occurrence, l’art devient monnaie courante entre 60 000 et 40 000 AP, mais des blocs d’ocre retrouvés dans la grotte de Blombos, vraisemblablement incisés dans un but artistique, remontent à 75 000 AP. Quant au plus ancien instrument de musique attesté, c’est la flûte de Geissenklosterle qui remonte à 38 000 AP environ.
➮ LA VÉRITÉ SORT-ELLE DE LA BOUCHE DES ENFANTS ?
L’acquisition du langage par les enfants est très étudiée car il existe de fortes similarités entre l’ontogenèse (le développement de l’individu, de la conception à la maturité) et la phylogenèse (le développement de l’espèce).
— Chez l’enfant, le développement langagier va de pair avec le développement affectif et social.
— Le troisième niveau de récursion est maîtrisé, en moyenne, vers l’âge de 6 ans, le quatrième vers 9 ans, et le cinquième vers 11 ans.
— Les nouveaux-nés semblent tout aussi sensibles à la musique qu’à la langue.
— Leur communication, pas encore conventionnalisée, est holistique : par exemple les « termes » pour avoir faim et avoir mal sont fluctuants et non composables.
Tout cela est lié au fait que la langue est aujourd’hui acquise : l’évolution nous a dotés de capacités linguistiques et culturelles, mais on naît tous dénués de langue et de culture. Un enfant en bas âge, au début de son apprentissage de la langue, ne se fonde donc encore que sur la partie innée du langage, qui a peu changé depuis qu’on a commencé de se reposer sur une transmission verticale de la langue. Autrement dit, les enfants nous donnent un aperçu relativement correct de la structure de la langue intuitive qui précéda les révolutions cognitives.
Par ailleurs, les lacunes du langage enfantin mettent en lumière les éléments de la langue qui sont les moins instinctifs (donc pas innés). De fait, les enfants en bas âge ne font pas usage de la pronominalisation et des constructions anaphoriques associées, comme « le chat a cru qu’il pouvait s’enfuir », ni des accords ou de la quantification (« chaque, tous, la plupart, quelques », etc.).
4. De ~50 000 à ~10 000 AP : au-delà de la langue symbolique
La langue de nos jours a dépassé les symboles en ce qu’elle permet de parler de l’absurde, de l’impossible et de l’hypothétique : de carrés ronds, de lignes parallèles qui se croisent, de trous noirs, de chats de Schrödinger, etc. La phrase “colorless green ideas sleep furiously” (« d’incolores idées vertes dorment furieusement »), créée par Noam Chomsky en 1955, démontre qu’une phrase peut être grammaticalement et syntaxiquement correcte tout en étant dénuée de sens. Il s’agit là d’un exploit cognitif que le symbolisme seul ne suffit pas à accomplir et qui est venu avec une autre révolution : la capacité de désymbolisation, à savoir celle de considérer un concept séparément de son interprétation littérale, et de déconstruire et réassembler les symboles à notre guise.
Pour déterminer quand a émergé une langue désymbolisée, il faut se tourner vers les premières traces d’art désymbolisé. En la matière, et selon les données actuelles, le Löwenmensch (ci-contre) semble être un bon candidat. Cette statuette datée de 35 000 à 41 000 AP représente un homme-lion, soit le premier concept « impossible » attesté en art. Néanmoins le phénomène a sûrement des racines plus anciennes, tout comme le calcul qui est attesté entre 35 000 et 25 000 AP.
5. De ~10 000 AP à aujourd’hui : l’apport de l’agriculture et des civilisations
Avec la sédentarisation et l’agriculture, et ensuite avec l’essor des civilisations et de l’écriture vers 5 200 AP, les populations humaines traversent de nouvelles métamorphoses sociétales. Et comme d’habitude, l’impact s’en ressent sur la langue.
Du fait que ces transformations sont relativement récentes, elles n’ont pas affecté la population humaine de manière uniforme, bien que la majorité des humains fassent aujourd’hui partie du monde globalisé. Les caractéristiques suivantes, bien que largement présentes dans toutes les langues du monde occidental ou presque, sont absentes de nombreuses langues plus isolées.
- On estime que le vocabulaire des couleurs ne s’est développé qu’à partir de 10 000 à 8 000 AP. Il n’y a en effet pas d’utilité à distinguer beaucoup de nuances en-dehors de nos civilisations modernes. Les langues antiques (~5 200 à ~2 000 AP), comme le grec, n’avaient encore que quelques termes pour désigner différentes nuances de couleurs.
- Dans un modèle civilisationnel, un individu n’a plus besoin d’utiliser ni de connaître l’ensemble des mots de son peuple : c’est l’apparition du vocabulaire spécialisé. Certains mots sont réservés, plus ou moins strictement, à certains domaines, fonctions ou groupes sociaux (jargons, registres de langue…).
- La standardisation de la langue n’avait pas lieu d’être avant que de larges groupes se forment autour d’une identité commune. De plus, si le concept d’une langue homogène peut s’appliquer aujourd’hui à l’oral, il est probablement né avec l’écriture (à laquelle il s’est appliqué avant tout), donc à la toute fin de la Préhistoire.
- Dans cette lignée, on voit l’émergence du métalangage : on peut maintenant parler de la langue elle-même.
6. Conclusion
La langue est le propre de l’humain, mais pas forcément pour les raisons qu’on croit. De nombreux animaux, et pas seulement nos proches cousins les grands singes, ont des capacités langagières insoupçonnées sur lesquelles on a encore beaucoup à apprendre. Selon les connaissances actuelles, les caractéristiques qui sont propres à la langue humaine incluent :
- un vocabulaire conventionnalisé de plusieurs milliers de mots ;
- cinq niveaux de récursion en moyenne, permettant jusqu’à cinq imbrications d’états émotionnels de nos interlocuteurs les uns dans les autres, au niveau cognitif aussi bien que langagier ;
- la double articulation, à savoir la construction du vocabulaire sur deux niveaux (phonèmes et morphèmes), ce qui rend le vocabulaire flexible et adaptatif ;
- la maîtrise du symbole, qui permet de faire des liens abstraits entre les concepts tout en participant à rendre le vocabulaire adaptatif ;
- une grammaire et une syntaxe suffisamment robustes pour exprimer récursion et symbolisme tout en établissant des liens logiques entre les mots d’un énoncé ;
- la capacité de parler de l’hypothétique.
Ces caractéristiques, qui font aussi que la langue est acquise, se sont développées au cours d’un processus complexe dont le principal déclencheur est l’avantage évolutif que l’humain a trouvé dans la priorisation de l’intérêt du groupe sur celui de l’individu. C’est dans cette optique que la socialité humaine a entamé une forte augmentation il y a 500 000 ans, amenant nos ancêtres à enrichir et ordonner la manière dont ils interagissaient entre eux. Pendant les millénaires qui ont suivi, des transformations anatomiques, neurologiques et sociales ont contribué à développer ces particularités qui sont maintenant les fondements de la langue humaine.
À l’Antiquité, de nouvelles révolutions technologiques et sociales débouchent sur les premières civilisations et l’invention de l’écriture : c’est l’émergence d’un modèle ultrasocial. C’est dans le cadre de ce modèle que l’humain a créé un monde où des milliards d’individus sont capables d’interaction et de coopération. La langue s’est une nouvelle fois métamorphosée en conséquence, développant par exemple le vocabulaire spécialisé, la standardisation et le métalangage. À l’échelle de l’humanité cependant, ce modèle est récent et pas universel, étant absent de langues isolées comme en Amazonie ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
L’avenir de l’étude des langues préhistoriques repose dans la pluridisciplinarité : la collaboration de différents domaines scientifiques sans rapport apparent a déjà porté ses fruits. Si c’est grâce à nos compétences sociales et langagières elles-mêmes qu’on en sait autant sur nos compétences sociales et langagières, il est à attendre qu’un regard plus global sera jeté sur elles à l’avenir et que bien des mystères de la langue humaine restent à résoudre.
7. Sources
Merci à Arthur pour sa relecture et son aide avec la cohérence de l’article !
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