Mamihlapinatapai : le mot le plus succinct au monde ?


Mamihlapinatapai (ou mamihlapinatapei) est un mot de la langue yagan (aussi appelé yamana), originellement parlée en Terre de Feu. Entré dans le livre Guinness des records 1993 en tant que « mot le plus succinct au monde », il a plus tard été adopté dans des langues occidentales où il vit une seconde vie depuis la mort de la dernière locutrice native du yagan en 2022. Penchons-nous de plus près sur son histoire.


Unique mais fantasmé

L’entrée de mamihlapinatapai dans le livre Guinness des records en 1993 est la première chose que j’ai apprise à son sujet. C’est quelque chose dont je me méfie, car les superlatifs ont rarement du sens en linguistique. On parle souvent à tort des langues « les plus faciles » ou « les plus difficiles » par exemple. Mon article sur « la meilleure langue » tente également de débunker de telles idées préconçues en matière de langue.

Malgré tout, ma curiosité a été piquée. À quoi le mot mamihlapinatapai doit-il d’avoir « remporté » ce record du « mot le plus succinct » ? Il est vrai que cette dérivation du verbe ihlvpi (« être gêné », « ne pas savoir quoi faire ») en dit beaucoup avec relativement peu de syllabes. La traduction littérale s’approche de « se rendre mutuellement embarrassé·e » et le livre Guinness le définit comme suit.

Most succinct word – The most challenging word for any lexicographer to define briefly is the Fuegian (southernmost Argentina and Chile) word mamihlapinatapai, meaning “looking at each other hoping that either will offer to do something which both parties desire but are unwilling to do.”
« Le mot le plus succinct — Le mot le plus difficile à définir brièvement pour tout lexicographe est le mot fuégien (de l’extrême-sud de l’Argentine et du Chili) mamihlapinatapai, signifiant « se regarder mutuellement en espérant que chacun·e offrira de faire quelque chose que les deux parties désirent mais qu’aucune ne veut prendre l’initiative de faire ». »

Comment cette « succincté » fut déterminée en revanche, cela reste flou. Mesure-t-on la quantité d’information par rapport au nombre de syllabes ? La taille de la définition la plus courte qu’on puisse faire du mot en anglais ? S’agit-il simplement du mot le plus « précis » dont on ne connaisse pas d’équivalent parfait en anglais ? Mamihlapinatapai est aussi souvent présenté comme un des plus difficiles à traduire, mais cela ne veut pas dire grand chose non plus. Comme le dit Henry Hitchings en 2005 :

Malgré la longueur du mot, sa définition est claire ; il est bien plus difficile de donner une définition satisfaisante de « temps », « table » ou « identité ».

“On the whole, the words it is hardest to define are common, everyday ones. According to the Guinness Book of Records, the most
succinct word and the hardest to define succinctly is 'mamihlapinatapai', a term in the Fuegian language spoken in southern Argentina. It means, 'Two people looking at each other without
speaking; each hoping that the other will offer to do something which both parties desire but neither is willing to do.' However, for all its length, this definition is straightforward; it is much
harder to provide a satisfactory definition of 'time' or 'table or
identity'.”

D’ailleurs, bien d’autres « records » cités par le livre sont subjectifs. J’ai par exemple crié en voyant qu’il existait justement un « record » de la langue la plus complexe basé uniquement sur la richesse morphologique (un point de vue là encore très anglocentré, l’anglais étant une langue avec peu de variations dans la forme des mots). Le but de ces « exploits » langagiers n’est donc pas d’être scientifiquement fondés, mais le mot est intéressant au-delà des records imaginaires qu’il brise, surtout si l’on s’attache à sa définition et à son évolution.

En Occident, cette évolution a par exemple doté le mot d’une définition romantique qui n’existe pas en yagan.

Mamihlapinatapei (Tierra del Fuego) - You know when mamihlapinatapei has just happened. It is that look across the table when two people are sharing an unspoken but private moment. When each knows the other understands and is in agreement with what is being expressed. An expressive and meaningful silence.
« On sait quand mamihlapinatapei vient de se produire. C’est ce regard jeté par-dessus la table quand deux personnes partagent un moment intime sans dire un mot. Quand on se comprend mutuellement et qu’on est en accord dans ce qu’on exprime. Un silence éloquent et plein de sens. »

Pour Anna Daigneault, linguiste et anthropologue au Living Tongues Institute for Endangered Languages, la définition d’origine en yagan serait plutôt :

Regard fort et partagé qui relie deux interlocuteur·ices d’une manière qui dépasse les mots.


Adopté puis orphelin

L’usage de mamihlapinatapai en Occident prend son essor dans les années 2000. Car si le mot est précis, il désigne un concept universel qu’on connaît tous ; un sentiment auquel on peut facilement relate, surtout à l’époque d’Internet auquel il sert presque de fondement selon certains.

Au passage, le mot s’est également trouvé une application en théorie des jeux. En effet des chercheurs se sont aperçus dans les années 1990 que mamihlapinatapai décrit le dilemme du volontaire, à savoir « une situation dans laquelle chaque joueur peut soit faire un petit sacrifice qui profite à tout le monde, soit attendre dans l’espoir de profiter du sacrifice de quelqu’un d’autre ».

Bien que le yagan soit documenté, la langue est morte avec sa dernière locutrice native, Cristina Calderón, le 16 février 2022. En un sens, malgré sa nouvelle vie en-dehors de sa culture d’origine, mamihlapinatapai est donc aujourd’hui un mot orphelin. Est-ce un bien ou est-ce un mal ?

Cristina Calderón, dernière locutrice native du yagan, en 2013.
Cristina Calderón (1928 – 2022), ici en 2013.

La définition « déformée » du mot témoigne du manque de compréhension dont on a collectivement fait preuve envers la culture yagan en l’empruntant. Le présenter en tant qu’objet de curiosité peut contribuer à faire voir cette culture comme exotique et alimenter les clichés. D’un autre côté, les emprunts sont un phénomène normal et naturel qui participe à faire vivre les langues. Il s’en produit constamment sans que le sort d’une culture soit en jeu, et on peut voir celui-ci comme une manière de maintenir la langue en vie, ou au moins de préserver une partie de son héritage. De plus, les processus d’emprunt et de dérivation sémantique (la « déformation » de la définition du mot) sont des phénomèmes sociaux qui ne sont pas vraiment contrôlables.

On aurait pu espérer un scénario un peu moins triste pour ce mot arraché de sa Terre de Feu natale, relâché dans les terres sauvages de la pop culture occidentale, puis devenu orphelin. Néanmoins on aurait pu y changer peu de choses. Et indépendamment du fait que cette histoire témoigne de la réduction du paysage culturel et linguistique de nos jours, je la trouve belle aussi. Voilà un mot qui a trouvé plusieurs applications modernes et qui reste régulièrement employé dans le monde artistique et médiatique, alors qu’il aurait pu mourir. Qui sait ce que l’avenir lui réserve encore ?

Un groupe de Yagans en 1883.
Des Yagans en 1883.

Pour résumer

Mamihlapinatapai

  1. (Originellement) (Culture yagan) Regard fort et partagé qui relie deux interlocuteur·ices d’une manière qui dépasse les mots.
  2. (Par extension) Fait d’espérer que chacun·e offrira de faire quelque chose que les deux parties désirent mais qu’aucune ne veut prendre l’initiative de faire.
    • (Théorie des jeux) Situation dans laquelle chaque joueur·euse peut soit faire un petit sacrifice qui profite à tout le monde, soit attendre dans l’espoir de profiter du sacrifice de quelqu’un d’autre : dilemme du volontaire.
  3. (Par extension) Silence romantique et éloquent entre deux personnes ; instant de compréhension mutuelle qui se passe de mots.

Sources

  1. Peter Kollock. “Social Dilemmas: The Anatomy of Cooperation.Annual Review of Sociology, vol. 24, 1998, pp. 183–214. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/223479. Accessed 4 July 2023.
  2. The Guinness book of records, 1993 (p. 388), archive.org
  3. Henry Hitchings, Defining the world : the extraordinary story of Dr. Johnson’s Dictionary (p. 92), archive.org
  4. Zoe Baillargeon, How the Internet Changed the Meaning of ‘Mamihlapinatapai’, Atlas Obscura, 11 août 2017
  5. Mamihlapinatapai, boowiki.info
  6. Drachenfutter, Saudade, Onsay, The Telegraph, 27 mars 2005
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