Comme un certain nombre de fans de la série d’Alexandre Astier, je me suis posé la question de la prononciation du latin dans les saisons finales de Kaamelott, en particulier en ce qui concerne la lettre U. Ainsi rudius donne « roudieusse » /ʁu.djœs/ et pas « roudiousse » /ʁu.djus/ ni « rudiusse » /ʁy.djys/, ni un mélange des deux. Même chose pour le nom romain d’Arthur : « Arthoureusse » /aʁ.tu.ʁœs/. Mais alors, pourquoi ce choix ? J’ai mon idée sur la question.
Le U latin en français
La prononciation du latin en français, c’est un peu le fornix*, en grande partie car il n’existe pas qu’un seul latin (voir cet article à ce sujet). Pour résumer, le latin qu’on utilise en français aujourd’hui peut être d’origine savante ou liturgique, et il peut s’être francisé ou être resté du latin « d’origine ».
* bordel.
Le latin savant, par exemple, s’est en général complètement francisé : ainsi on prononce cumulonimbus et humérus avec des U à la française, /ky.my.lo.nɛ̃.bys/ et /y.me.ʁys/. D’autres cas sont aussi francisés, mais ont subi une évolution phonétique différente, notamment dans le suffixe « -um » : forum, aquarium et Petibonum donnent par exemple un son O, /fɔ.ʁɔm/, /a.kwa.ʁjɔm/ et /pə.ti.bɔ.nɔm/. D’autres U latins sont prononcés OU, soit parce qu’ils viennent du latin ecclésiastique qui est lui-même basé sur la prononciation italienne (habemus papam /a.be.mus pa.pam/), soit parce qu’ils sont inspirés par, ou tiré du latin classique de l’Antiquité : ainsi habeas corpus et cogito ergo sum notamment sont parfois prononcés avec un son OU : /a.be.as kɔʁ.pus/, /ko.ʒi.to ɛʁ.go sum/.
On peut donc prononcer le U latin d’au moins trois manières différentes en français (U, O, OU, /y ɔ u/), mais aucune n’est celle qu’Astier a choisie, à savoir EU /œ/. Pourtant, ça peut avoir du sens.
Le U en latin antique
On connaît assez bien la prononciation du latin. On sait même avec un haut degré de certitude que le son de la lettre U était un OU, /u/. Enfin non : deux OU.
Car comme le savent peut-être les plus latinistes de mes lecteurs, la langue de la Rome antique a deux particularités de prononciation qui n’existent pas en français : les voyelles longues, et l’accent tonique. Les voyelles longues du latin sont marquées de nos jours avec un diacritique appelé macron, comme dans scrīptōrius ou labōriferum. L’accent tonique, quant à lui, obéit à une règle très régulière, mais un peu technique (j’en parle en détails ici pour qui veut approfondir).
Il est sur l’avant-dernière syllabe si elle est lourde, sinon il est sur la syllabe précédente.
Il faut enfin savoir que, conventionnellement, le latin présente un certain degré de réduction vocalique, c’est-à-dire que les voyelles inaccentuées sont « moins prononcées », ou plus « paresseusement », que les voyelles où tombe l’accent tonique. On se trouve donc avec un OU long /uː/, et un OU court /ʊ/, inaccentué et donc réduit qui, en-dehors de la différence de longueur, ne sont pas tout à fait les mêmes voyelles. On peut schématiser cette différence avec la prononciation des mots anglais food /fuːd/ et good /gʊd/, ou les mots allemands Fuß /fuːs/ et Fuchs /fʊks/, où le deuxième mot de chaque paire présente ce OU dit « réduit ».
« CONVENTIONNEL » ? – La parenthèse technique
Je parle de convention car si la prononciation que je décris fait encore foi dans le monde universitaire pour le latin classique (c’est-à-dire le latin formel du 1er siècle av. J.-C. au 3e siècle de notre ère), elle n’est pas la seule hypothèse. Les travaux du linguiste Andrea Calabrese tendent par exemple à démontrer qu’elle constituerait en fait un calque des prononciations contemporaines de l’anglais et de l’allemand (qui, comme on vient de le voir, distinguent /uː/ et /ʊ/) tandis que le latin classique aurait en réalité prononcé les voyelles inaccentuées sans réduction : /uː/ et /u/ (la voyelle est alors rigoureusement la même dans les deux cas, et seule sa longueur change). Néanmoins, si l’hypothèse est fausse pour le latin classique, la réduction de U (et de I) s’est bel et bien produite plus tard. Or, selon toute vraisemblance, l’histoire de Kaamelott se passe au Ve siècle. La prononciation choisie par Astier est donc « juste », soit parce qu’elle correspond à la convention pour le latin classique, soit parce qu’elle reflète la prononciation de son époque.
Indépendamment des détails techniques, le latin classique est enseigné avec ce U réduit et il me semble assez évident qu’Astier a fait ce choix de manière informée. Mais pourquoi un EU pour un son OU ?
Le U kaamelottien
Il s’avère que EU (comme dans « œuf ») est la voyelle française qui s’approche le plus du OU réduit. Enfin presque.
Du point de vue articulatoire, la voyelle française la plus proche de OU est O. Cependant O est une voyelle prononcée avec la langue très reculée en français (on le voit sur le diagramme ci-dessous, où elle est tout à droite), ce qui ne donne pas l’impression d’une « voyelle paresseuse ». Autre détail : si l’on prononce les terminaisons -us du latin comme -os, on croit plutôt entendre du grec. Le EU français de « œuf » /œ/, en revanche, est prononcé avec la langue assez relâchée, « au repos », ce qui rend plutôt bien cette particularité. En conséquence, il « sonne » à peu près comme le OU réduit de l’anglais, de l’allemand, et (conventionnellement) du latin classique.
En somme, la prononciation du U latin dans Kaamelott est la prononciation correcte du latin de l’époque selon les connaissances actuelles, avec un accent français.
Mais ça change quelque chose ?
Kaamelott est une série de fiction qui ne se veut pas réaliste : entre autres choses, la barrière de la langue n’existe quasiment pas, les voyages sont beaucoup trop courts et César y est anachronique, sans parler des sabres laser et autres détails fantasques. Rien ne nous autorise à réclamer que le latin y soit réaliste non plus.
Il y a d’ailleurs beaucoup d’autres détails de prononciation historique qu’Astier aurait pu adopter, et « son latin » fait lui-même des choix arbitraires : par exemple le prénom romain Arthurus [ˈar.tʰʊ.rʊs] était accentué sur la première syllabe et ce sont les deux OU qui étaient donc réduits, ce qui aurait dû nous faire attendre la prononciation « Artheureusse » [aʁ.tœ.ʁœs]. Il semble que le latin de Kaamelott se concentre sur les -us finaux, outre le mot dux qui est réduit lui aussi : [dʊks] en latin classique conventionnel, « deukse » [dœks] en kaamelatin. La locution entière, dux bellorum (« seigneur de guerre »), donne « deukse bellôrom » [dœks bɛ.lo.ʁɔm], avec un deuxième U francisé normalement, ce qui tend à confirmer que les -us finaux sont effectivement la cible principale de la série.
Ce n’est donc pas une décision particulièrement réaliste ni cohérente. En revanche, avec ce choix artistique qui interpelle, les personnages se distancient du latin « appris à l’école » pour créer une variante plus vivante, moins mécanique et moins francisée de la langue antique. Sans devoir trop passer pour un délire de geek (ce qui est déjà un peu le cas), le latin de Kaamelott donne alors une impression de réalisme à des moments où Astier prend à cœur de représenter la Rome antique proprement (le U prononcé EU est d’ailleurs introduit assez tard dans la série, alors qu’on passe du genre comique au genre dramatique), tout en s’assurant de rester familier et accessible. Et ça, je trouve que c’est bien – mais peut-être que c’est parce que j’aime les délires de geek…
Il est aussi possible que je décrive ici une manière de rationaliser la prononciation en EU qui m’est personnelle et qui n’est pas celle du réalisateur. Mais c’est une explication qui marche, et qui me plaît bien. Je vous invite donc à l’adopter si, comme moi, vous avez été surpris·e d’entendre parler de la légende du roi Arthoureusse.
Sources
- A YouTuber of Classical Latin claims that the Allen pronunciation system’s reconstructed short /i/ and /u/ are wrong, and that the Calabrese system addresses this problem. Do you agree with the video’s reasoning for why?, Quora
- La Rome Antique vue par Astier dans le Livre VI, onenagros.org
- Chronologie de Kaamelott, onenagros.org
Merci à Chris pour sa relecture !
Le « roudieusse », j’avoue que ça m’avait surpris aussi, ouais ! J’avais de suite songé à la prononciation anglaise du latin vu que la plupart des -us finaux, ils les prononcent /əs/, et j’imagine que l’accent sur la syllabe finale (truc bien français !) suffit à transformer un /əs/ en /œ/ ?
À l’époque, je n’avais pas envisagé qu’il avait essayé de retranscrire un <u> inaccentué via la voyelle française qui s’en rapproche le plus. Ça se tient, même si ça fait bizarre dans une langue (le français) qui n’a aucune distinction entre voyelle longue/courte, accentuée/inaccentuée.
J’ai appris récemment que le -m final des mots latins ne se prononçait pas, mais nasalisait la voyelle précédente, chose à côté de laquelle passe la quasi totalité des films, séries etc. On en parle ici (tout en latin, s’il vous plaît !) https://www.youtube.com/watch?v=UFgYUMaOjmA
J’ai également trouvé réponse à une autre de mes questions : pourquoi diable le roi burgonde (issu d’une peuplade germanique) a-t-il un accent slave ? Eh bien parce que Guillaume Briat avait joué à Moscou avec le Théâtre du Soleil quelques mois auparavant et avait gardé souvenir de l’accent slave XD
On peut se poser d’autres questions ; par exemple, dans le film Kaamelott Premier Volet, le Saxon Horsa, interprété par Sting traduit le mot « prestige » pour sa copine mercenaire dans leur langue maternelle : wuldor. Le <r> final est bien roulé, le mot correctement accentué, mais le <w> est prononcé /v/ (comme en haut allemand standard moderne), et pas /w/ comme en saxon de cette époque. Pourquoi ? Mystère !
Dans ce film, on entend aussi parler des personnages habitant en Mauritanie césarienne, ce qui veut dire à cette époque des Berbères/Imazighen. Ils arborent d’ailleurs de magnifiques tenues d’inspiration berbère et un peu carthaginoise je crois (les Carthaginois ont beaucoup influencé la culture berbère). J’avoue mon ignorance, je suis foutrement incapable de différencier l’arabe du berbère, donc impossible pour moi de déterminer quelle langue parle Fouradja (interprétée par Salwa el Hajri). Si l’actrice est d’origine nord-africaine, fort possible qu’elle parle un dialecte berbère (moderne).