Wargames (John Badham, 1983) : l’intelligence artificielle avant l’IA


1983. Après une période de détente, la Guerre Froide bat de nouveau son plein. C’est la crise des euromissiles, Reagan qualifie l’URSS d’empire du mal, et l’OTAN conduit l’exercice Able Archer 83, entraînement si réaliste à la mise en œuvre d’une frappe nucléaire que l’ennemi s’en inquiétera jusqu’à la chute du bloc. Voilà la toile de fond sur laquelle se dessine Wargames, film qui se donne plusieurs missions : divertir, éventuellement dédiaboliser un conflit qui effraye, mais surtout informer, voire avertir à son sujet. Des tâches plutôt contradictoires qui vont l’amener à aborder une des grandes terreurs du siècle avec le ton le plus léger possible. Revenons sur ce film dont on a un peu oublié le poids historique, et qui se transforme peu à peu en leçon d’Histoire sur l’AI.

L’appel à la nouvelle jeunesse américaine

Introduction : des hommes se trouvent mis à l’épreuve par la NORAD de lancer un missile nucléaire en croyant qu’il s’agit d’un ordre réel (22% des soldats rateront le test !). Générique, puis quelques séquences dépeignant l’adolescence facile de David (Matthew Broderick) et de sa petite amie Jennifer (Ally Sheedy). Les contrastes se sentent très vite.

Broderick et Sheedy en sont tous les deux au second rôle de leur carrière, et ce n’est pas un choix innocent. De même d’ailleurs que le peu d’efforts consacrés au développement de leurs personnages : des parents transparents, une relation amoureuse conclue en un tour de main, des problèmes scolaires qui n’en sont pas vraiment… On est loin du genre de film qui reflète l’inquiétude vis-à-vis d’une jeunesse décadente, perdue et pervertie, pourtant encore vivace et auquel Badham lui-même, six ans auparant, a fait une contribution non négligeable avec Saturday Night Fever. Non, ici le but est de représenter la jeunesse américaine belle et insouciante, à qui l’on pardonne tout car elle tient entre ses mains le futur de ce grand pays que sont les États-Unis. Et ce, d’autant que David est un génie dans une discipline nouvelle : l’informatique.

Matthew Broderick et Ally Sheedy dans Wargames

Ça tombe bien (ou pas) : suite à l’échec du test, la NORAD (celle du film, pas la vraie) a décidé de remplacer les hommes par des relais informatiques. Et pour centraliser tout ça, il y a l’ordinateur appelé WOPR (War Operation Plan Response), un de ces acronymes militaires accrocheurs qu’on peut ici lire comme whopper. Et le boulot du WOPR, en-dehors de faire bipbip et de se déguiser en guirlande de Noël, c’est de « jouer » à la Troisième Guerre Mondiale en boucle, explorant chaque scénario possible afin de préparer le pays aux pires éventualités.

Le WOPR, ordinateur à intelligence artificielle de Wargames
Le mot a un double-sens intéressant… mais on y reviendra.

Quant à David, une fois bien planté dans son rôle d’ado sans problèmes (et on appréciera que ce soit assez vite fait car ce n’est pas la partie la plus trépidante), il va jouer le rôle de guide pour le spectateur : l’audience se familiarise avec les ficelles d’une technologie en plein essor à mesure que le personnage y navigue avec une aise qui fait rêver encore aujourd’hui. Car oui, j’ai beau avoir passé mon adolescence sur Internet, je serais bien en mal de faire quoi que ce soit avec ce setup.

Matthew Broderick et Ally Sheedy dans Wargames

Avec David, on découvre les backdoors, les firewalls (dont c’est la première mention au cinéma) et le wardialing, technique de hacking consistant à scanner une liste de numéros de téléphones afin de trouver certains dispositifs et par laquelle David va s’introduire involontairement dans WOPR (le nom de wardialing vient d’ailleurs du film). S’ensuit un exploit plus dramatique qu’informatique où il devine que le mot de passe est le nom du fils du développeur, et le voilà à l’intérieur de l’ordinateur chargé de simuler la troisième guerre mondiale, et que David prend pour un jeu vidéo. Oups.

Le message passe déjà : c’est aux jeunes de reprendre le flambeau de l’informatique, mais ils doivent le faire de manière responsable, car les ordinateurs ne sont pas comme les bornes d’arcade comme celles sur lesquelles David joue au début du film. Cette sorte de « attention, ce n’est pas un jouet » modèle géant, s’il passe initialement pour condescendant et vieux jeu, ne va pas tarder à se révéler particulièrement pointu.

Informer sur l’informatique, alerter sur la guerre

En étant palpitant, moderne et léger, on voit que Wargames se place en tant que film agréable à voir en famille, autant pour les parents qui peuvent ainsi voir un lien nouveau entre l’informatique personnelle et la sécurité nationale, que pour les plus jeunes qui découvrent ce qui sera un marqueur de leur génération. Certes, les ordinateurs étaient déjà connus du grand public, y compris dans le cadre de la Guerre Froide, puisqu’ils ont été critiques à la course à la Lune des années 1960. Mais ici, un vide est comblé entre le monde technique et inaccessible de l’informatique professionnelle et les technologies plus familiales telles que le Bulletin Board System, qui connaîtra une hausse d’usage après la sortie du film.

Finie, donc, l’époque de l’informatique impénétrable : maintenant l’individu peut avoir accès au système. Et Wargames a beau insister qu’il est un film fun, c’est précisément ce système qui est censé protéger les spectateurs d’un « empire du mal » qui se trouve tout à coup entre les mains d’un adolescent. Un empire maléfique qui menace la planète… il n’y avait pas une série de films sur ce sujet à l’époque ?

Première page de la National Security Decision Directive numéro 145
Un aperçu de la directive, lisible en entier ici.

Mais ici, on n’est pas dans une galaxie lointaine, et on ne parle pas de fiction. En tout cas pas assez au goût des décideurs, dont le président Reagan (un ami du scénariste Lawrence Lasker), qui soulèvera la question du film devant le Congrès. À long terme, le film participera à faire passer le Computer Fraud and Abuse Act (1986) et la National Security Decision Directive numéro 145 (1984), dont l’en-tête (ci-dessous) contient cette phrase révélatrice d’une prise de conscience au niveau étatique.

As new technologies have been applied, traditional distinctions between telecommunications and automated information systems have begun to disappear.

Tandis que de nouvelles technologies ont été mises en œuvre, les distinctions tradionnelles entre les télécommunications et les systèmes d’information automatisés ont commencé de disparaître.

(Ma traduction)

En attendant, David a malencontreusement lancé sur WOPR une simulation d’attaque nucléaire russe sur le territoire américain, que la NORAD va identifier comme une fausse alerte et désamorcer… dans un premier temps. Car WOPR a été programmé pour considérer la guerre nucléaire comme un jeu, et il aura tôt fait de lancer une nouvelle « partie ». En découvrant l’incident aux actualités le lendemain, David comprendra ce qu’il a réellement fait et se mettra en tête de corriger son erreur. Ici, on entre dans la partie du film la « moins critique », celle qui fait avancer l’histoire en se concentrant sur ses décors de NORAD fantasmée (les plus chers jamais construits à l’époque) et ses personnages de militaires efficaces. Mais c’est aussi l’introduction d’un chapitre majeur qui résonne aujourd’hui plus que jamais : l’ordinateur intelligent.

“Shall we play a game” affiché par WOPR
On joue à un jeu ?…

Les débuts de l’IA qui apprend « toute seule »

Aucune mention à l’intelligence artificielle n’est faite dans le film. Bien que le concept remonte à Turing lui-même, il a évolué dans l’ombre de l’informatique pendant longtemps, ne bénéficiant que d’une attention sporadique de la part du grand public (coucou 2001, Odyssée de l’espace) jusqu’à son explosion dans les années 2010. Pourtant WOPR va sembler curieusement familier à ceux pour qui IA signifie StableDiffusion, ChatGPT et autres innovations tous publics récentes.

Comme le dira le personnage de Jeff Goldblum dans La Mouche en 1986, « l’ordinateur ne sait que ce qu’on lui dit ». Mais pour l’instant, l’audience un peu plus néophyte que nous doit se contenter de constater par elle-même que si WOPR est intelligent, il est aussi étrangement bête : comment une machine capable de traiter autant de données à la fois peut-elle être incapable de discerner entre la réalité et la simulation ? Surtout que dans ce cas précis, on enseigne au spectateur ses capacités d’apprentissage exceptionnelles. Un paradoxe qui nous est familier, mais qui ne l’était pas il y a 40 ans.

“To win the game” affiché par WOPR
…pour gagner le jeu.

Sur ce plan, le film va souffrir un peu de s’attaquer à des technologies qui balbutient, mais il est finalement remarquable que cela ne soit pas survenu plus tôt dans l’histoire. En effet, on va parler ni plus ni moins de machine learning dans le dénouement du film, quoique le label est, encore une fois, presqu’anachronique : le terme a été créé en 1959, mais il faudra attendre plusieurs décennies pour qu’il évoque quoi que ce soit au grand public. C’est peut-être la raison pour laquelle Wargames choisit de schématiser.

L’idée, c’est que WOPR n’a pas pris conscience de la futilité de la guerre nucléaire. Autrement dit, il ne réalise pas qu’un tel conflit ne peut pas avoir de vainqueur si les deux camps « jouent » de manière optimale. En tout cas, c’est l’argument du film que de présenter la guerre nucléaire comme un jeu à somme nulle (il s’agit là d’un genre d’axiome, chacun est libre de son jugement dessus). Et pour que WOPR cesse de chercher à convaincre la NORAD de la réalité d’une attaque nucléaire soviétique avec des simulations de plus en plus réalistes, il va falloir lui enseigner de quoi il s’agit. À cette fin, l’option choisie est de lui faire jouer une multitude de parties de tic-tac-toe avec lui-même. Or, ce jeu de morpion sur une grille de 3×3 est aussi un jeu à somme nulle, puisque l’issue est toujours un match nul si les deux joueurs jouent optimalement.

WOPR jouant au tic-tac-toe dans Wargames
WOPR jouant au tic-tac-toe avec lui-même.

Évidemment, partir du principe que WOPR fera le lien entre le tic-tac-toe et sa simulation de conflit nucléaire, c’est chercher un peu loin. Même les IAs contemporaines n’ont pas une telle faculté de déduction intrinsèque. Cependant, le raccourci est très bien vu en termes de vulgarisation car, non content de donner au « personnage » de l’IA un peu de profondeur, il montre au grand public la dynamique profonde de la Guerre froide : un dilemme permanent, une situation de type « chiens de faïence » où les deux belligérants ont intérêt à ne rien faire, mais déversent quand même quantité de ressources dans l’observation l’un de l’autre.

Quant au dénouement, s’il s’agira bien d’un happy end, ça sera sur fond d’une image terrifiante : sur les écrans, une simulation trompeuse affiche des dizaines de soi-disant missiles russes s’abattant sur le territoire américain. Le personnel de la NORAD se félicite devant ces images qu’ils savent maintenant factices, mais elles sont sombrement éloquentes : voilà ce qu’on aurait vu si le scénario avait été réel. Et il ne tardera pas à (quasiment) l’être : quelques mois après la sortie du film, le 26 septembre 1983, les systèmes informatiques soviétiques détecteront des tirs de missiles américains. Une fausse alerte dont on attribue le désamorçage à une seule personne, Stanislav Petrov.

John Wood dans Wargames
Le créateur de WOPR, Stephen Falken (John Wood), réjoui devant l’image apocalyptique.

Conclusion

Le cinéma nous a toujours informés et alertés sur le monde qui nous entoure. Pour autant, peu de films ont embrassé cette mission aussi intensément que Wargames, qui sait tirer le meilleur des liens naissants entre l’informatique et la Guerre froide. Sous une apparence ludique, on trouve un sous-texte particulièrement sombre et pertinent.

Wargames, c’est un film qui informe sur des technologies nouvellement accessibles aux particuliers, telles que les backdoors, les firewalls ou le wardialing (qui tire d’ailleurs son nom du film). Suite à sa sortie, on observera une hausse dans l’utilisation du Bulletin Board System, un ancêtre d’Internet.

Il va plus loin et démontre que l’informatique n’est plus seulement une discipline maîtrisée par une poignée de professionnels : dorénavant, l’informatique personnelle est suffisamment puissante pour empiéter sur les plates-bandes de la sécurité nationale. Une démonstration assez éloquente pour pousser les instances dirigeantes (y compris Reagan lui-même) à écrire une loi, ainsi qu’une directive de sécurité nationale.

Les écrans de la NORAD affichant une simulation de missiles soviétiques s'abattant sur les États-Unis

Enfin et surtout, c’est un film qui s’attelle à la lourde tâche d’analyser l’enjeu que représente l’informatique dans le cadre de la Guerre froide, sous un angle à la fois visionnaire et futuriste. Visionnaire, car il donne à l’ordinateur une place centrale sans rien inventer ou presque (la vraie NORAD est bien moins belle à voir en vrai), et prédit quasiment ce qu’on appellera la fausse alerte nucléaire soviétique de 1983. Futuriste, car si Kubrick a déjà abordé le sujet de l’intelligence artificielle en 1968, le concept tient encore davantage de la science-fiction que du rêve réalisé.

En somme, Wargames nous offre une perspective précoce sur la manière dont les IAs apprennent, et il me semble qu’elle devient de plus en plus utile, à titre pédagogique, à mesure que les IAs « nouvelle génération » se développent. Il nous montre qu’il est devenu important, maintenant que l’IA fait pleinement partie de notre paysage numérique, de se rappeler d’où elle vient.

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