(Les cinébdos sont des compilations de mes critiques sur les films vus dans la semaine.)
Sommaire
Wonder (Stephen Chbosky, 2017)
La Solitude des Nombres Premiers (Saverio Costanzo, 2010)
La Trêve (Svetlana Proskourina, 2010)
Viva Riva! (Djo Tunda Wa Munga, 2010)
Le Grand Amour (Pierre Étaix, 1969)
Image d’en-tête : La Trêve ; films 170 à 174 de 2019
|
Mardi : Wonder (Stephen Chbosky, 2017) « Thématique : Julia Roberts »* |
On accroche très vite à une histoire quand elle manie un scénario sous pression de type Billy Elliott (Stephen Daldry, 2000) et le feelgood puissant et résistant de Extrêmement Fort et Incroyablement Près (Stephen Daldry, 2011), dont j’avais totalement oublié qu’ils étaient du même réalisateur.
Autre parallèle imprévu : ce dernier prenait racine dans les ruines toutes récentes du World Trade Center, tandis que Wonder est un des premiers films à figurer la nouvelle tour. Une métaphore de la reconstruction dont j’ai cherché à me méfier immédiatement chez Wonder, où Chbosky balance ses atouts émotionnels à la pelle dès l’entrée de jeu.
Par contre, il sait très bien ce qu’il fait : il respecte énormément la trame littéraire et le côté best-seller reste largement sensible. Là aussi, cf. EF&IP, mais au milieu, Jacob Tremblay, génial depuis Room (Lenny Abrahamson, 2015), le nouveau Freddie Highmore quand il s’agit qu’un enfant nous prenne aux tripes. Du reste, tout le casting est sensationnel, dussent-ils constituer ensemble un mood génial mais peu pérenne, un soufflé que déjà le générique perce.
Cela pose une question : un film doit-il vraiment rester bon après son visionnage ? On nous balance pas mal de poudre aux yeux pour nous faire croire que l’idée est originale, mais le découpage en chapitres – qui est primordial dans cette illusion – se révèle vite faible puisque le brassage des personnages se fait sans lui. Toutefois, la barbe à papa familiale où tout le monde semble avoir le mot juste tout le temps – déformation littéraire bonsoir – possède un noyau, les dialogues. L’éloquence n’est plus trichée quand elle est juste belle.
J’ai l’impression de m’être beaucoup plaint récemment des mayonnaises qui ne prennent pas et des gradations avortées. Je rassure ce lecteur imaginaire qui aurait lu le reste de mes chroniques : je ne suis pas blasé. Wonder contient un crescendo acrobatique et maîtrisé, très naïf parce qu’il a la wholesomeness comme credo comme par mimétisme des plus jeunes. Mais si j’hésitais encore à noter bien, je me souviendrais que j’admire les bons films avec des enfants qui mettent tout de suite à l’aise, car ce n’est pas si courant.
|
Jeudi : La Solitude des Nombres Premiers (Saverio Costanzo, 2010) « Thématique : langue italienne »* |
Les nombres premiers, nous explique le film au plus profond de ses délires, sont solitaires parce qu’ils sont parfois séparés d’un seul intrus : 11 et 13, 17 et 19. Pourtant, les nombres sont sans fin, de même qu’une société qui se démène pour faire tout le mal qu’elle peut à ses pupilles prétendument protégés.
Dans une luminosité tranchée, un éclairage blafard à l’extrême qui peut devenir radieux au gré des caprices d’une météo qui a perdu la tête, Costanzo veut déranger. Il n’hésite pas à faire une partie énorme du film – d’une longueur de 17 ou 19 minutes, peut-être ! – sur fond de musique de boîte, des rythmes devenus maladifs parce qu’on a compris qu’ils accompagnaient la torsion faustienne des corps amaigris.
On entre dans le club amorphe des ruinés par la vie dont Luca Marinelli (vu et admiré dans On l’appelle Jeeg Robot (Gabriele Mainetti, 2017)) sait animer l’œil déjà mort comme un nécromancien de la prestation. Je ne suis pas censé le citer en oubliant son binôme Alba Rohrwacher, mais elle est plus passive. Quoique pas amoindrie dans le résultat, surtout que les différencier dans leur complémentarité, c’est bien le but, et aussi de la contrarier par la volte-face cauchemardesque d’une amitié tierce qui promettait d’être salvatrice avant de céder sous la pression du groupe. Non, décidément, il n’y a que l’un dans l’autre qu’ils trouvent un peu de salvation, juste de quoi se faire survivre jusqu’au prochain âge.
Car mieux que beaucoup de films non-linéaires (et je suis forcé de me rappeler Mullholland Drive et Mr Nobody, déjà que Marinelli a, je trouve, beaucoup en commun avec le type Leto-Gyllenhaal d’acteurs sans présence ni charisme qui nous embarquent), Les Nombres Premiers connectent remarquablement les personnages d’une époque à une autre.
L’innocence enfantine, blessée, se mue en une adolescence mutilée puis un âge adulte traumatisé, et dans chacune de ces trois époques, deux personnes reconnaissent leur blessure au travers d’un sentiment qu’ils ne sont capables ni l’un ni l’autre d’aborder et qu’ils vont prendre longtemps – vingt ans – à dompter. Le physique change, parfois l’acteur, mais leur âme fait pousser ses propres raisons d’être dans une autre non-linéarité : l’ambiance.
Oui, Costanzo veut déranger mais il a confiance qu’on saura éviter de le résumer à une partie ou une autre du film : à tous les âges son humeur si l’on arrive à voir que, dans l’outrance, c’est la causalité qui parle et la non-linéarité qui s’exsude.
|
Vendredi : La Trêve (Svetlana Proskourina, 2010) « Thématique : langue russe »* |
Ceux qui trouveront que La Trêve n’est sur rien trouveront aussi l’excuse de dire que Proskourina a créé ce film par ennui. Mais elle ne l’a pas transmis, au moins et à l’inverse de My Joy (Sergei Loznitsa, 2010), qui est exactement la même chose : une suite de photographies sans plus de charme intrinsèque que les décors mockyens recherchés par Dupeyron avec Drôle d’endroit pour une rencontre (1988). Sauf qu’il n’y a pas de drôles d’endroits en Russie et qu’il n’est nul besoin de Mocky pour perpétrer la steppe et l’ennui tel qu’il motive des envies de meurtres puériles et des pulsions sans but.
Un défaut que je n’ai pas réussi à faire rentrer dans cette boîte, c’est la progression, dont le surréalisme semble hériter de la lenteur cachottière d’un soviétisme mikhalkovien, mais qui persiste à vouloir mettre une sorte de « marche » d’une scène à l’autre comme s’il fallait des degrés à cette paresse pourtant monotone.
Plus que My Joy qui était porté sur toutes les pires possibilités, La Trêve fait presque une aventure du voyage de son camionneur, et transforme ses changements de direction en rebondissements presque grotesques : des brigands désabusés, des filles faciles, un militien imbibé, toutes sortes de débauches molles pavant le drame qu’on ingère comme les Russes ainsi dépeints.
La musique, toujours pertinente (j’aimerais être sûr qu’une chanson était en kazakh mais je n’ai pas trouvé l’info), aide aussi à guider cette belliquosité presque animale, cette guerre des clans qui justifie apparemment « la trêve » entre des gens armés sans raison, qui s’énervent pour un rien mais pas pour tout.
Dommage de n’avoir poussé ni dans l’absurde ni dans le vrai drame, celui où l’on ne vous ressuscite pas en vous plongeant dans l’eau après une électrocution, car alors le surplus de procédé déborde sur la médiocrité. Il aurait pourtant suffi de nous ramener à l’idée la doctoresse qu’on s’arrache parce qu’elle est « de Moscou ».
Proskourina n’essaye pas de faire croire qu’il est facile de devenir criminel : elle dit simplement que le crime est là et qu’il est facile de ne pas se sentir coupable. Sa création aurait juste gagné à être plus embrouillée, moins directe, car elle aurait échappé à la descente aux enfers d’un sous-entendu mutique et se serait conformée toute seule à cet homme pieux déclarant : « je ne lis pas la Bible, je ne veux pas mentir ».
|
Samedi : Viva Riva! (Djo Tunda Wa Munga, 2010) « Thématique : langues du monde »* |
Je n’aurais pas su dire où se situait l’Afrique équatoriale en matière de cinéma moderne. Est-ce que ça compte si ses réalisateurs ont tous étudié en Europe ? Il est difficile de dire, quand on se tient derrière son écran européen avec ses petits préjugés, si Djo Munga à importé l’âme belge de son alma mater, et avec elle l’américanisme qui préfère s’exprimer en dollars qu’en francs, en coca qu’en eau et en lunettes de soleil qu’en regards honnêtes, ou si ce passage en Belgique-Bruxelles lui a juste donné moyens et matière pour retranscrire son Congo-Kinshasa natal sans le traduire.
C’est un cas étrange : un cinéma de grande envergure qui semble s’enraciner dans Kinshasa pour mieux y déverser sa sève monétaire (tout comme Blomkamp dans Johannesburg, en réalité), un cinéma bien filmé mais mal joué. C’est aussi une toute nouvelle référence qui naît sous les doigts de Djo Munga : un cinéma commercial, pas juste artistique, qui tire le divertissement d’une ville en pleine décadence, obsédée par l’essence comme le Los Angeles agonisant de Southland Tales (Richard Kelly, 2006) et dirigée par des gangsters libidineux et répugnants comme The Mask mais sans amuseur.
Ce que viennent faire ces références ici ? Je n’en suis pas sûr. Après tout, c’est un sentiment tout neuf que le vrai entertainment africain au grand écran, et la place de son obsession pour l’Europe, tout comme le rôle de l’américanophilie qui semble l’avoir contaminée sur les bords, restent à définir.
En attendant, tout est presque positif ; une histoire qui oublie son cadre réel, des personnages inspirés de la réalité qui ne font jamais mine de s’y pencher dessus, quelques obsessions et des résolutions de conflits explosives, voilà toute la déconnexion nécessaire à nous faire oublier que c’est un film congolais. Le microcosme est même assez savoureux dans son beau centrage sur les adipeux relents de magouilles semi-francophones et dans ce qu’il ose un érotisme titillant la malsanité juste ce qu’il faut.
Si l’étalage est précieux, l’objectif l’est un peu moins. Peut-être Djo Munga avait-il voulu trop bien parler à l’Europe pour que la criminalité, jusque là rampante, doive se dresser soudain dans toute l’irrationnalité de coups de feu impulsifs et précis. Il manque quelque chose dans les personnages : de la gentillesse.
Insister pour que tout le monde soit corrompu, obsédé, égoïste et intéressé, c’est un all-in que la romancette improvisée sur de la drague lourde et sur base de beuverie pour échapper au mâle est loin de compenser. C’est, en fait, une technique qu’on ne peut proposer qu’avec des acquis, même si la coproduction franco-belgo-congolaise est un autre bel exemple africain de collaboration fructueuse au cinéma.
|
Dimanche : Le Grand Amour (Pierre Étaix, 1969) « Hors-thématique »* |
Ah, de l’absurde. Quand c’est français, aux racines des grandes comédies, c’est encore mieux. C’est très burlesque, directement hérité du Landru chabrolien (1963), sauf qu’Étaix préfère un côté semi-sketch à une linéarité buñuelesque – si l’on prend Le Charme discret de la bourgeoisie comme repère ultérieur (1972).
Entre le début de Chabrol et la fin de Buñuel, au niveau de l’inévitable charnière soixante-huitarde dont Étaix souffrit, le clown national était entre deux époques, fidèle à son idée de conserver la tradition cinématographique mais obligé de mettre son œuvre en contexte. Le résultat est un « quand » malmené au possible : scènes ultra-longues, flash-forwards, flashbacks, métrage hésitant et fin brutale sont les symptômes de sketches mal ajustés qui sont souvent capables du meilleur (la séquence du rêve est somptueuse, que ce soit en termes musicaux, d’éclairage, de technique – des lits sur la route, quand même ! – ou de thème) mais aussi parfois de créer un ennui bête parce qu’il sera juste venu de la lenteur.
Cette lenteur malhabile, on la doit peut-être au fait – rare à l’époque – qu’il fut réalisateur et acteur à la fois. Le Landru évolue sur le court terme de la narration mais pas sur le long terme de l’ellipse ; c’est comme une tentative de saynète à l’italienne qui ne cherche pas la concision et ne sait pas mesurer l’étouffement conservatiste enserrant ses personnages. Par contre, c’est là aussi que s’effectue la cimentation du malheureux gendre dans sa nouvelle famille, jamais éloignée de lui de plus de deux étages, et pour une fois représentée au cinéma dans sa forme la plus subissante et malaisante.
Et puis, d’un coup, Étaix fait rire. S’il faut vraiment y voir des sketches, il ne faudrait pas s’attendre à une constante, mais il y en a bien une : ce jeu de l’absurde qu’il s’autorise pour constamment impliquer l’imagination au premier degré (ainsi que le rêve, on l’a vu), c’est une sacrée prise à laquelle s’agripper.
Le propos est inchangé aussi : le grand amour, on le cherche, puisqu’il n’y a finalement rien d’autre qu’une molle infatuation bourgeoise et l’étincelle d’affection du mi-vieux protagoniste envers une jeunette (et les interventions de l’ami peinent à établir un semblant de complétude dans son effrayante routine), mais il faut y voir un grand sentiment fortement étalé sur tout le temps que demandent l’attente et la frustration, ce revers à la pièce romantique justifiant, sur le tard, que tout soit haché et entrecoupé, car n’est-ce pas comme cela qu’on éprouve ?
* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.