Dans les cinébdos, je compile mes analyses critiques sur les films vus dans la semaine. 📚 🎥
Sommaire
Combien tu m’aimes ? (Bertrand Blier, 2005)
Anna et le roi (Andy Tennant, 1999)
Roma (Federico Fellini, 1972)
The Major (Yuri Bykov, 2013)
Glory (Edward Zwick, 1989)
Image d’en-tête : Roma ; films 23 à 28 de 2020
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Lundi : Combien tu m’aimes ? (Bertrand Blier, 2005) « Thématique : Gérard Depardieu »* |
Bertrand Blier, explorateur de fantasmes depuis 1963 : cette fois-ci, gagner au loto. Avec Campan campant le chanceux & Bellucci l’italienne qui sert de trophée (elle a l’habitude), on a déjà de quoi écrire en amateur un paquet de scénarios possibles. C’est d’ailleurs souvent comme ça avec lui : des esprits torturés, une grivoiserie facile, une confiance trop vite accordée mais, surtout, une histoire peu épaisse qui avance toujours au plus direct.
Avec le temps, son style s’est même encore épuré & il est intéressant de le voir remplacer la provocation (passée de mode) par cette forme paradoxale d’absurdité née du choix le plus évident à faire pour les personnages. De plus en plus, Blier recherche la déconstruction des normes, mais peut-être sa quête du fantasme est-elle en réalité aussi désuète que la provocation : Combien tu m’aimes ? est une étude, presque un simple croquis d’un repère hypothétique où l’impudeur ne serait pas surréelle.
Pour exorciser ce surréalisme qui le poursuit, c’est dans la forme qu’il l’ajoute sciemment : quelques airs d’opéra s’ajoutent au thème entêtant qu’on entend trente fois & l’éclairage simule, en l’espace d’un instant euphorique, une saison chaude qui s’invite dans la froide grisaille parisienne. Une fois pris dans ce filet de contresens, le spectateur n’a plus d’autre choix que d’admirer les textes, des phrases bateaux lâchées les unes après les autres comme des politesses, sans être tout à fait pensées ni crues par celui qui les exprime, sauf que, chez Blier, elles résonnent contre les murs d’un univers qu’on reconnaît – c’est le Paris nocturne, le décor de centaines de drames français – sauf que (×2) quelque chose cloche & qu’on est incapable de déterminer quoi.
Je n’aime pas du tout Bellucci & c’est peut-être pour cela que je l’ai trouvée trop réelle, trop ”elle-même” dans ce décalage ambiant, quoique Depardieu n’est pas passé loin de me faire le même effet – il a longtemps été chez Blier le moteur même qui faisait avancer ses scénarios vers son oxymore fétiche de ”logique inattendue”, & il supporte un peu mal d’en être cette fois l’outil.
Mais leurs rôles sont plus complexes que le réalisateur lui-même ne semble l’avoir cru : leurs tiraillements se superposent à des intérêts qui divergent au gré d’émotions trop assumées (le personnage de Depardieu se prélasse dans son machisme & Bellucci incarne encore un peu l’idée de la femme selon un Blier plus jeune : un objet, mais un objet qui sait aussi s’y prendre pour objectifier l’homme), & le résultat gagne en arborescence ce qu’il perd en continuité.
Légèrement symptomatique du pétage de plombs, Combien tu m’aimes ? explore des directions raréfiées pour Blier qui serait peut-être plus volontiers resté dans les années 70, mais il obtient l’essentiel : il crée, on le reconnaît, & c’est neuf.
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Mardi : Anna et le roi (Andy Tennant, 1999) « Thématique : Jodie Foster »* |
Quand les Américains entreprennent de faire rebondir un scénario à travers les décennies, on a généralement l’assurance que leur folie des grandeurs offre au moins aussi bien à chaque fois. Le Roi et Moi, puis Anna et le Roi, ç’a d’abord été un film puis une série télé où la star était masculine : Yul Brynner (oui, dans les deux versions).
La tendance s’inverse chez Tennant ou c’est Jodie Foster qui en impose : après tout, c’était le destin de cette professeure d’anglais de se croire l’égale du roi du Siam & il est normal qu’on la considérât parmi d’autres fortes personnalités comme Kate Winslet & Emma Thompson afin de donner vie à ce protagoniste somme toute assez déplacé : une simple femme qui fait de la politique ? Au Siam ? Dans les années 1860 ? Enfin voyons donc mais quoi ?
Le discours est censé tenir de la politique historique mais c’est à débattre. L’histoire avec un petit h n’a certes rien perdu de son appel au faste depuis Brynner & Tennant reproduit effectivement très bien la rencontre de forces internationales avec le soi-disant ”sexe faible”. Toutefois, l’Histoire avec un grand H a été suffisamment bafouée pour que la Thaïlande interdise le tournage chez elle ; l’équipe a dû installer son immense décor beaucoup plus loin, du coup la construction qu’on aura tout loisir d’admirer durant le visionnage est en fait un palais malais.
Remarquons que ce n’est pas que du luxe : les créatifs ont su voir ce qui faisait tout l’intérêt du scénario au sens large & en conservent le plus précieux, notamment cette histoire d’amour très digne, sans une once d’eau de rose, qu’on ne découvre qu’après longtemps, & qui n’est pas une simple romance impossible : elle est impossible même au cinéma.
On frise le rêve bollywoodien dont un soin extrême est pris ici : on sait qu’on nage en plein délire en imaginant un roi & une professeure d’anglais liés d’une quelconque manière, alors l’idée est à peine effleurée & l’on garde surtout à l’esprit que la dignité est la clé de voûte de l’incrédulité du spectateur, qu’elle ne doit se briser sous aucun prétexte. Un exploit difficile quand on a envie de constituer une histoire qui fasse vibrer, car le stoïcisme royal n’est pas très porteur dans ce sens-là & Yun-Fat Chow n’a pas la prestance de Brynner. Toutefois la comparaison est facile & cruelle de ma part : il a sa propre prestance & il sait la dispenser.
Très bilingue & démesuré, le film nous fait vivre des épisodes significatifs & l’on sent bien la sélection qui a fait le tri par derrière, sans que cela entache leur déroulement une fois le modeste étalage de clichés déployé en avant-garde.
Je l’ai déjà évoqué en sous-texte, l’autre constituante précieuse de Le Roi et moi est sa qualité de carrefour entre l’Histoire & le conte. 1860, dans ces repères qui brisent ensemble toutes les frontières, c’est trop frais & il est normal que les libertés artistiques prises ici froissent encore les mémoires. Pour le simple cinéphile (celui qui ne s’agacera pas qu’on mentionne un ”roi de France” étant donnée l’époque), c’est un film qui bénéficie de toute la hauteur d’un scénario très mûr & qui, au moins, ne gâche pas les précédentes tentatives de le bien faire voir.
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Jeudi : Roma (Federico Fellini, 1972) « Thématique : Federico Fellini »* |
Le mot anglais ”plot” signifie à la fois ”complot” & « intrigue », celle du cinéma. Fellini n’a plus besoin ni de l’un ni de l’autre, ni de Brutus conspirant ni d’un scénariste inspirant ; sa fascination pour le lien entre Rome antique & Rome moderne ne le quittant pas (jolie métaphore que l’embouteillage devant le Colisée), il prend son Satyricon à rebrousse-poils & représente trois décennies de sa propre époque en un seul trait, comme pour biffer sa propre carrière hachurant l’intervalle & avec pour résultat de hanter chaque année avec toutes celles qui la précédèrent : Rome ancienne & Rome nouvelle se mêlent & s’interpénètrent comme si l’Homme y était finalement aussi étranger que sur une autre planète & à peine toléré comme un saprophyte sur le réel organisme, la ville elle-même.
Impossible alors de savoir ce qui est antique ou contemporain, voire même réel & simulé. On pourrait croire que le régisseur s’était mis à ne plus rien avoir à faire de son public, mais la semi-autobiographie un peu pathétique (dans les deux sens du terme) rend l’argument difficile ; cette fausse modestie est contrebalancée par la débauche de moyens, mais pas assez pour occulter une réelle impression d’intrusivité : volonté documentaire ou non, le ”chapitre” sur l’autoroute romaine (où l’on filme la caméra montée sur un camion-grue) met trop en avant la difficulté que cela représentait de tourner dans des conditions pluvieuses & embouteillées, ce qui fêle la bouffonnerie & laisse s’insinuer l’exhibition type Art & Essai.
L’œuvre finit par être un défilé entêtant de ces chapitres, jamais tout à fait des sketchs, entretenant l’illusion que l’œuvre n’est pas, en fait & avant tout, un patchwork dépourvu de sens ou presque. Si le sentiment d’après-visionnage est ainsi voué à une maturation bénéfique, cette morphologie constitue le raté dans un album (ni de photos ni de chansons car on est dans un entremonde) qui serait sinon brillant, ou le faux pas dans l’accession à l’objet véritable de cette phrase : ”chez Fellini, on n’a pas besoin d’intrigue”. Je l’ai eu pensé mais, non, je ne me servirai décidément pas de Roma comme exemple.
Bien que peu convaincu par l’hésitation entre les genres, j’admire encore une fois Fellini pour la force qu’il met dans la déchéance & la clarté revêtue par des contrastes capillotractés. Les habits sacerdotaux qui s’illuminent sur le tapis d’un défilé de mode, je dis oui. Voir Rome comme la cité de l’illusion parce qu’y siègent à la fois la religion, le cinéma & l’État, je dis oui, même si ce n’est pas nouveau. Mesurer l’affection qu’on porte aux femmes par le nombre d’enfants qu’on a engendrés, je dis oui. Enfin, non, parce que c’est beauf, mais dans Roma, à la gloire d’une décadence propre, prise dans la rue : oui.
Pas encore de déception pour moi chez Fellini ; Satyricon ne m’aura donc pas insupporté par lassitude & reste pour le moment l’exception. Je suis moins sûr de pouvoir encore longtemps défendre sa propension à ne rien vouloir dire mais mon opinion tient bon. Et vous, vous saviez que Monaco en italien désigne aussi bien Münich que Monaco ?
→ Pour aller plus loin, lisez l’avis d’Arthur, parce qu’il est meilleur que moi, ce coglione.
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Vendredi : The Major (Yuri Bykov, 2013) « Thématique : langue russe »* |
La distinction entre la милиция & la полиция n’est pl— Hein ? Ah, pardon. La distinction entre la milice & la police n’est plus pertinente en Russie depuis 2011, quand le deuxième terme a officiellement remplacé le premier (théoriquement obsolète depuis la chute de l’URSS) mais l’usage le conservait en 2013 en plus des uniformes affichant toujours ”milice” comme un affront & une contradiction envers le commissariat qui annonce ”police”.
Placer la distinction morale précisément sur ce point qui sert de creuset scénaristique, c’est bien dans le goût général de Le Major, dont l’histoire va jouer à la navette entre les extrêmes avec ce semblant de jubilation sardonique type Baba Yaga.
Iouri Bykov est réalisateur-scénariste-acteur-compositeur-monteur : pour lui, un film doit être un tout & c’est comme à contrecœur qu’il laisse le reste du casting prendre une place. Son personnage l’écrase d’ailleurs, tout comme son ancrage puissant dans le terreau du bien & du mal. C’est en effet l’objectif de Bykov de recommencer depuis les bases ; la vocation de son œuvre n’est de toute façon pas assez substantielle pour prétendre aller plus loin que l’enracinement puriste dans un crime qui sera le crédo brut.
La milice-police devient une sorte de mafia quand il s’agit de camoufler le crime du Major, un système qui, en fait de protéger & servir le citoyen (motto capitaliste, m’voyez), se sert & se protège lui-même comme si c’était lui qui était menacé. Premier retournement donc : la police est criminelle. Mais elle est aussi isolée, & il est facile de dissimuler les preuves quand personne n’est motivé pour aller les chercher.
Chez Bykov, la justice est bafouée mais on sent son besoin viscéral frapper à la porte de sa conscience, alors les personnages l’intellectualisent pendant que le réalisateur atteint tranquillement le pinâcle du film psychologique : est-on capable de garder son masque quand il ne faut pas perdre… la face ? Est-on à la hauteur d’un quitte ou double pervers où l’omission devient mensonge, le mensonge manipulation, la manipulation chantage, puis meurtre & folie ? Le Russe est-il insensible ou bien le produit d’un tempérament froid qui prend des décisions à chaud ?
Franc dans la parole et discret à l’image, le film cultive des doutes superbement placés. On en vient alors à questionner si cette torsion morale n’est pas savourée par les protagonistes. Ce qui est génial, c’est qu’on ne sait plus si on est censé l’apprécier nous-mêmes.
Le Major, en tant que personne, va alors être poussé dans la machine infernale d’une injustice indéfectible qui s’ébranle, & le personnage moral, pur comme un embryon de justesse, va jaillir de lui avec autant d’humilité qu’il aura de promptitude à reprendre son arme en situation de crise – le milicien (ou policien, j’ai perdu le fil) reprend le dessus & active un nouveau renversement.
L’égoïsme justicier du Major va-t-il mettre fin à la dictature d’un oblast avec force raffut ? En tout cas, il essaiera toujours dans l’ambiance d’une déliquescence magnifique de tout bon sens qui met en exergue le genre de réussites complètes qu’on atteint parfois en refusant de déléguer les tâches de cinéaste.
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Samedi : L’Étreinte du serpent (Ciro Guerra, 2015) |
Critique détaillée ici !
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Dimanche : Glory (Edward Zwick, 1989) « Hors-thématique »* |
Tout n’est jamais noir ou blanc, exception notable faite de l’Armée confédérée avant que Lincoln n’autorise les régiments noirs. C’est ce nœud historique que vient cueillir Zwick & avec lui les fleurs d’un scénario tout prêt, gloire incluse. Un bouquet qu’il n’hésitera pas à salir néanmoins, & ce n’était pas forcément là un choix facile comme il en résulte que la poésie de certains plans se trouve comprimée par l’ambiance lourde.
Il veut faire un film de guerre & il n’est pas question qu’on ait l’impression de voir autre chose que des combats, comme s’il partait des préjugés qu’il n’y a pas de place pour tout & que le contexte n’importe pas : trop refermé sur sa petite crédibilité, le film est dépourvu d’antécédents & les rapports humains sont censés tenir tout seuls – ce qu’ils s’empressent de ne pas faire dans le cas des rôles désolants de la mère & de l’ami de Shaw.
Shaw, c’est le colonel, héros de la nation & de l’histoire, qui commande le régiment de couleur. C’est aussi Matthew Broderick & je ne comprends pas comment ce gars pouvait être un premier choix pour le rôle. Il est mou. On lui fait jouer un petit colonel, un fils de bonne famille pas trop bête qui se trouve forcé d’apprendre la guerre sur le tas, certes, mais c’est surtout, pendant un bon tiers du film, un petit acteur sur lequel pèse trop la responsabilité de figurer l’incompétence militaire & qui fiche tout par terre dans l’intervalle.
Les dialogues ne l’aident guère. ”Teach them properly”, ”deal with this man” : ”enseignez-leur correctement”, ”occupez-vous de cet homme”, autant de lignes sans punch qui hésitent entre ridiculiser l’inexpérience & garder le minimum de poigne militaire dont le résultat est, au mieux, de transformer le personnage en jouet pour le spectateur. Il faut attendre que les choses se compliquent pour pouvoir apprécier des scènes complexes révélant, au fur & à mesure que Shaw & son acteur se bonifient, qu’il y avait une volonté véritable de faire naître le militaire de sa propre incompétence. Ce que cela révèle surtout, c’est que l’effet est forcé & qu’on avait trop misé sur une guerre de masse dont l’anticipation est fade : même Freeman (a l’inverse de Washington, par contre) voit sa prestation bridée, comme pour confirmer qu’aucun acteur n’avait le droit de faire le film à lui tout seul.
Les combats en eux-mêmes, quoiqu’érigés en matière d’achèvement, sont le point fort. Grâce à une reconstitution à base de volontaires & à une pyrotechnie hors-pair, c’est tout le souffle d’une guerre civile énorme que l’œuvre se met à respirer – un peu tard. De simplement représenter la guerre avec franchise ne la rend pas mémorable pour autant.
* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.