Après l’anglo-normand, l’anglais est-il devenu une langue romane ?


L’anglais : langue germanique ou langue romane ?

Sommaire

    1. Comment l’anglais est devenu roman
    2. Conséquences
    3. Sources

Sur l’illustration : l’Union Jack et le drapeau de la Normandie.


Vous avez peut-être entendu dire que l’anglais est une langue germanique. Mais peut-être aussi avez-vous entendu parler des influences étrangères que l’anglais a subies au cours de son histoire. Après ces apports externes, est-ce que l’anglais est, vraiment, toujours germanique ?


Comment l’anglais est devenu roman

Le vieil anglais a commencé de subir la pression étrangère au VIIIᵉ siècle, avec l’Âge des Vikings. Les contacts avec la langue scandinave ont notamment conduit à l’érosion des cas grammaticaux (accusatif, datif).

Carte des territoires et voyages des Vikings
Territoires et voyages des Vikings.

Mais cette influence n’est rien comparée au rôle que s’apprêtait à jouer le français avec la conquête, après la bataille d’Hastings en 1066, de la Grande-Bretagne par les Anglo-Normands, des Vikings qui avaient adopté la langue française – ou plus précisément… l’anglo-normand.

→ Comme son nom ne l’indique pas forcément, l’anglo-normand était bel et bien une langue romane (donc dérivée du latin). La particule ”anglo-” fait référence à son aire de répartition et non à son origine. C’était un dialecte normand et picard de la langue d’oïl, très proche du francien (le dialecte parisien qui allait devenir le français).

La tapisserie de Bayeux immortalise en latin médiéval l’invasion anglo-normande. ”Hic exeunt caballi de navibus” : ”ici les chevaux sortent des navires”.

Les Anglo-Normands, en prenant le pouvoir, firent de l’anglo-normand la langue de l’État. Le latin devint celle du savoir et l’anglais resta celle du peuple. Il en résulta un pays trilingue, toutefois rares étaient ceux qui parlaient plus d’une de ces langues. L’anglais écrit disparut entièrement, or l’écrit est souvent porteur du standard : ce verrou retiré, la langue devint extrêmement malléable, donc influençable par la langue des envahisseurs.

Les déclinaisons disparurent, sauf le génitif qui perdure aujourd’hui sous la forme ” ‘s ”. Des formes de l’imparfait, inconnues des autres langues germaniques, émergèrent par imitation du français (I was walking, I used to walk…).

Des emprunts en masses conduisirent la langue à avoir de nombreux synonymes germano-romans : le ”to begin” germanique côtoie aujourd’hui le ”to commence” roman ; même chose pour ”to end et ”to finish”, ou encore ”to die” et ”to perish”. L’anglais est aussi connu pour différencier un animal de sa viande, ce qui est encore une trace de l’anglo-normand, le second mot en étant hérité (c’est pourquoi il rappelle le mot français).

  • cow / beef : bœuf / viande de bovin ;
  • pig / pork : cochon / viande de cochon ;
  • lamb / mutton : agneau / viande d’agneau ou de chèvre ;
  • calf / veal : veau / viande de veau ;
  • deer / venison : cerf / viande de cerf.

Au XIIIᵉ siècle, l’anglais commence de regagner en prestige et remplace peu à peu l’anglo-normand dans tous les milieux. Au XVIᵉ siècle, il est de nouveau écrit, c’est l’anglais de Chaucer : un anglais transformé, presque intelligible pour un anglophone moderne, alors que la langue parlée en Angleterre trois siècles auparavant ne l’était pas.

Hwæt. We Gardena in geardagum,
þeodcyninga, þrym gefrunon,
hu ða æþelingas ellen fremedon.

Extrait de Beowulf (vieil anglais, Xᵉ siècle)

This frere bosteth that he knoweth helle
And God it woot, that it is litel wonder;
Freres and feendes been but lyte asonder.

Extrait de Le Conte de l’Huissier d’église de Chaucer (XIIIᵉ siècle) (cf. ici)

Chaucer, qui a joué un rôle clé dans le retour en grâce de l’anglais, était d’ailleurs profondément influencé par son expérience de traducteur du français, de l’italien et du latin ⁽³⁾, et la littérature anglaise à son époque est une littérature qui puise dans la culture et le style narratif français, pas seulement donc dans la langue de France ⁽²⁾.

Au XIVᵉ siècle toujours, des imprimeurs tel Claxton établissent un début de norme orthographique de l’anglais, aidant à ce que l’idiome se fasse une place en tant que langue du savoir en remplacement du latin, puisant pour cela – comme toutes les langues d’Europe – dans le vocabulaire gréco-latin. À cette époque, un anglais latinisé et imprimé se distingue de l’anglais oral du peuple, peu adapté à la science ⁽³⁾.

→ C’est une nouvelle distinction qui s’opère, cette fois-ci au sein d’une seule et même langue. L’anglais en bénéficiera ensuite à travers l’enrichissement de son vocabulaire, conduisant un peu paradoxalement à une influence étrangère accrue du fait du substrat gréco-latin exploité.

Il a résulté de la présence anglo-normande et de la pression des érudits latinophones (entre autres facteurs) que le vocabulaire de l’anglais contemporain est tiré à 29% du français et à 29% directement du latin : plus de la moitié des mots anglais sont d’origine romane rien qu’avec ces deux langues.

Diagramme sur les origines du vocabulaire anglais actuel
Les origines du vocabulaire anglais actuel.

Avec toutes ces preuves de l’influence romane sur l’anglais, qu’est-ce qui nous permet encore d’affirmer que c’est une langue germanique ?


Conséquences

Une langue se comporte un peu comme une espèce vivante : elle mute, diverge de ses ancêtres et change jusqu’à se différencier de ses cousins. La différence entre un humain et un chimpanzé est comparable à celle qui existe entre le français et l’italien. Aucune hiérarchisation ici, évidemment : je parle du point de vue de la phylogénie, l’étude des relations de parenté ; c’est un repère dans lequel aucune espèce (et aucune langue) n’est supérieure à une autre.

Or nous savons que l’anglais a pour ancêtre le proto-germanique, l’ancêtre commun des langues germaniques : les traces écrites, une partie du vocabulaire actuel, la syntaxe et la grammaire de la langue sont autant d’indices qui rendent cette affiliation flagrante.

→ Voir aussi ma série sur la linguistique comparative.

L’influence de langues sur d’autres ne changera jamais une langue de famille. Le vocabulaire anglais est certes fortement romanisé, mais il pourrait hypothétiquement être emprunté à 95% sans que cela ne complique la tâche des linguistes pour voir que l’anglais est bel et bien d’ascendance germanique.

L’ascendance d’une langue se remarque à son fonctionnement profond : des particularités de syntaxe et de grammaire par exemple. Certains éléments transitent difficilement d’une langue à une autre : les pronoms, notamment, ne sont quasiment jamais empruntés, et la ressemblance du pronom ”je” dans les langues germaniques en témoigne, par exemple :

  • I – anglais ;
    • du vieil anglais ;
  • ich – allemand ;
  • jag – suédois ;
  • jeg – danois ;
  • eg / jeg – féroïen, norvégien ;
  • ég – islandais ;
  • ich – allemand ;
    • du vieux haut allemand ih ;
  • ik – néerlandais ;
    • du vieux néerlandais ik.

Ces formes (parmi d’autres) suggèrent un ancêtre commun ”ek” en proto-germanique (attesté d’ailleurs sur les cornes d’or de Gallehus par exemple), rappelant le latin ”ego” qui a donné le français ”je”, l’espagnol ”yo” etc.

J’ose un diagramme pour représenter, de manière toute relative et très difficilement vérifiable, comment l’anglais s’est romanisé. (Les couches pourraient être classées dans un ordre différent selon la langue qu’on veut illustrer.) (Travail personnel)

Cette ascendance rend la langue dépendante de ses ”gènes”, sans la priver d’évoluer. Ce serait la même chose pour un être vivant, comme un humain : on peut changer son environnement d’un coup et remplacer ses proches par des inconnus, puis constater les effets de ces changements sur sa personnalité, mais il n’en restera pas moins le fils ou la fille de ses parents.

→ En fait, un arbre phylogénétique fonctionne de la même manière qu’un arbre généalogique ; a-t-on jamais vu une branche se détacher de l’arbre pour changer de place ?

Place de l'anglais sur un arbre phylogénétique
Place de l’anglais sur un arbre phylogénétique ; voir l’image entière ici.

Cela veut dire que même si l’anglais perdait tout son vocabulaire germanique et que sa grammaire se romanisait drastiquement, cela ne changerait rien à ses couches les moins malléables, et surtout pas à ses origines, lesquelles laissent des traces flagrantes et un socle immuable. Il est donc juste de dire que l’anglais dispose d’un vocabulaire surtout roman et que l’influence franco-latine l’a métamorphosé, mais il est et restera toujours une langue germanique.

→ Ce raisonnement serait loin d’être aussi facile à tenir pour un créole !

Coïncidemment, je découvre, en fignolant l’article, la conclusion d’Henriette Walter à son livre L’Aventure des langues en Occident, qui m’a largement servi de source, et qui sera la mienne :

Tant qu’il y aura des langues, elles continueront à échanger leurs mots sans crainte de perdre leur âme, car une langue qui vit est une langue qui donne et qui reçoit.



Sources

  1. Walter, Henriette. L’aventure des langues en Occident: Leur origine, leur histoire, leur géographie. Robert Laffont, 2013, pp. 380-393.
  2. Finlayson, John. “Definitions of Middle English Romance.” The Chaucer Review, vol. 15, no. 1, 1980, pp. 44–62. JSTOR.
  3. Cole, Andrew. “Chaucer’s English Lesson.” Speculum, vol. 77, no. 4, 2002, pp. 1128–1167. JSTOR.
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Siddhartha Burgundiae

J’avoue que l’anglais est un beau cas d’école conduisant à penser la manière par laquelle on classifie une langue. Qu’est-ce qui fait qu’une langue est de telle origine ? Le vocabulaire, la grammaire, l’origine ?
C’est Benveniste s’est amusait (non sans malice et mauvais foi, bien sûr) à prendre les six critères retenus pour déterminer une langue indo-européenne afin de «déterminer» que selon ces critères, le takelma (langue amérindienne de l’Orégon) pouvait être indo-européenne !

La difficulté d’établir une parenté génétique avec des comparaisons typologiques, même si la démarche est évidemment souvent pertinente !

Aussi, je doute de plus en plus avec les années qu’il y ait un «noyau immuable» dans chaque langue, tu y mettrais quoi, à part les pronoms ?

Siddhartha Burgundiae

*de telle ou telle famille, oups

Eowyn Cwper

Oé, t’as vu le joli titre putàclic que ça m’a permis ? 😀

Le noyau est immuable jusqu’à preuve du contraire : des pronoms personnels empruntés, tu en connais ? Ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait des cas mais ils resteraient exceptionnels. Ça reste une vue de l’esprit mais il faudrait de bons gros Panzers pour la démonter. Je pense qu’on pourrait notamment y ajouter quelques conjonctions comme ”ou” ou ”et”, qui sont sûrement un chouilla plus susceptibles de passer d’une langue à l’autre, en témoigne le ”et” turc ”ve” qui vient du persan ”وَ‎”.

Siddhartha Burgundiae

Oui j’en connais^^
L’anglais justement, a pris sa 3ème personne du pluriel du vieux norrois, supplantant les formes du vieil anglais (hīe, hēo). L’espagnol a pris le pronom fulano (« un tel ») de l’arabe fulān (فُلَان), et il est envisageable que le perse ostâd (اوستاد‎), entré dans la langue arabe, ait joué un rôle dans le développement du pronom usted, même si les linguistes penchent clairement pour une abréviation de « vuestra merced » (qui est attestée).
Aussi, une source à qui je fais confiance m’a dit que le pronom hindi tū (तू) était hérité du marâthî, et qu’on le croisait donc dans le dialecte hindi de Bombay, mais que cette forme était à la base inconnue des locuteurs du Nord, qui n’avaient que la paire tum/āp (तुम/आप)

Mais je t’accorde que c’est effectivement exceptionnel, les stats sont d’ailleurs flagrantes, 75% du lexique emprunté est constitué de noms ou d’adjectifs je crois, les pronoms et prépositions c’est même pas 2% (je revérifierai)

Eowyn Cwper

Génial ! ô_o Je veux bien ta source pour les stats, ça sera cool pour le lecteur de passage aussi. :þ

Serge Komas

« Les Anglo-Normands, en prenant le pouvoir, firent de l’anglo-normand la langue de l’État. Le latin devint celle du savoir et l’anglais resta celle du peuple. Il en résulta un pays trilingue, toutefois rares étaient ceux qui parlaient plus d’une de ces langues.  » Il faut quand tenir compte des langues gaéliques, pourtant fort répandues à l’époque et qui ne sont parmi ces trois là.

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