Les « vrai » terminaisons du féminin et du pluriel en français


En tant que francophone, vous avez probablement l’habitude de considérer la langue comme quelque chose d’écrit avant tout. C’est normal car le français a un fort héritage littéraire, au travers duquel on façonne depuis longtemps la langue et son enseignement. La forte rigidité de ses règles d’écriture et de ses conventions orthographiques nous a donné l’habitude de considérer que l’oral « découle » de l’écrit, et on conçoit généralement les mots comme des assemblages de lettres plutôt que de sons.

* J’exclus les langues des signes de cet article, mais il est bon de se rappeler que de nombreuses personnes apprennent une langue signée avant l’écrit.

Pourtant, un linguiste soutiendra que la forme de base d’une langue est orale. C’est logique quand on se rappelle que la langue humaine a pu émerger il y a 500 000 ans, tandis que l’écriture date de 5 000 ans seulement (soit 1% de son histoire !). Toutes les langues du monde ne disposent d’ailleurs pas encore d’une forme écrite, et beaucoup ne sont écrites que depuis l’époque coloniale (soit quelques siècles seulement).

Cette fracture entre écrit et oral s’exprime par exemple dans nos mondialement célèbres lettres muettes. Mais que se passe-t-il au juste si l’on arrête de considérer les lettres, vestiges souvent silencieux d’un français aujourd’hui disparu, comme des terminaisons du pluriel ou du féminin par exemple ? Quels sont les sons qui servent de terminaisons en français parlé aujourd’hui ?


Les paradigmes

Un paradigme est un groupe de mots suivant les mêmes terminaisons. Les groupes verbaux en sont un exemple : au présent de l’indicatif, la première personne du singulier prend toujours un -E, « je parle, je mange » ; la troisième personne du pluriel prend toujours -ENT, « elles parlent, elles mangent« , etc.

Les paradigmes se retrouvent aussi dans les noms et adjectifs, par exemple ceux en -AL qui prennent un pluriel en -AUX (à quelques exceptions près : festival, fatal, banal, naval…).

PARADIGME ÉCRITEx. SINGULIEREx. PLURIEL
AL → AUXchevalchevaux
finalfinaux*
AL → ALSfestivalfestivals
navalnavals

* À noter que les locuteurs plus jeunes diront souvent « finals » pour « finaux« . Il n’est pas rare que les mots changent ainsi de paradigme au cours de l’évolution de la langue.

Le principe de cet article va être de remplacer ces paradigmes écrits, remplis de lettre muettes, par des paradigmes oraux, c’est-à-dire des terminaisons audibles. De la sorte, on verra notamment ce qui permet de distinguer singulier, pluriel, masculin et féminin à l’oral.

Noms et adjectifs pluriels

La marque orale du pluriel des noms et adjectifs est probablement la plus simple, puisqu’elle… n’existe pas ou presque. Le -S si commun en français est toujours muet, que ce soit dans les réguliers (chat > chats, large > larges) ou les invariables (puits > puits, gros > gros). Le -X de « genoux, cailloux, bijoux, choux, hiboux et poux », ou de « beaux » est muet aussi.

Les seules exceptions sont les noms qui changent un -AL en -AUX (cheval > chevaux), ainsi que les rares ciel > cieux, ou ail > aulx.

Le pluriel des noms à l’oral est donc soit silencieux, soit une voyelle (par opposition au pluriel écrit qui est une consonne).

ℹ️ À partir d’ici, j’utilise l’Alphabet Phonétique International dans la première colonne des tableaux, entre /barres obliques/, pour indiquer les paradigmes oraux.

PARADIGME ORALEx. SINGULIEREx. PLURIEL
(muet)chatchats
/al → o/chevalchevaux
/aj → o/ailaulx
/ɛl → ø/cielcieux

Noms et adjectifs féminins

Les noms et adjectifs féminins présentent une richesse beaucoup plus grande. En effet, même si le marqueur écrit est enseigné comme étant -E, il peut redonner vie à cinq consonnes différentes, muettes en son absence :

PARADIGME ORALEx. MASCULINEx. FÉMININ
/-d/grandgrande
/-t/petitpetite
/-s/grasgrasse
/-z/anglaisanglaise
/-ʃ/blancblanche

Bien entendu, le féminin peut aussi être muet.

PARADIGME ORALEx. MASCULINEx. FÉMININ
(muet)parléparlée
colonelcolonelle

Au-delà des marques constituées d’un seul son consonantal, il y a les marques qui en remplacent une autre (ex. 1 ci-dessous), modifient le son d’une voyelle (ex. 2 à 7), ou transforment entièrement la terminaison (ex. 8 à 12). Fait intéressant, l’exemple 9 est le seul paradigme avec un « pur » suffixe oral du féminin (c’est-à-dire l’ajout d’une partie orale sans transformation ni remplacement d’une autre).

PARADIGME ORALEx. MASCULINEx. FÉMININ
1. /if → iv/fautiffautive
2. /o → ɔt/vieillotvieillote
3. /e → ɛʁ/boucherbouchère
4. /ɔ̃ → ɔn/brouillonbrouillonne
5. /ɑ̃ → an/paysanpaysanne
6. /ɛ̃ → ɛn/italienitalienne
7. /ɛ̃ → in/pèlerinpèlerine
8. /œʁ → ə.ʁɛs/enchanteurenchanteresse
9. /-ɛs/maîtremaîtresse
10. /tœʁ → tʁis/acteuractrice
11. /u → ɔl/foufolle
12. /o → ɛl/beaubelle

On constate de nouveau que, contre-intuitivement et à l’inverse du pluriel qui est de nature consonantale à l’écrit et vocalique à l’oral, le féminin est plutôt une voyelle à l’écrit mais consonantal à l’oral.

J’ai pu oublier des cas plus rares, mais il est déjà intéressant de voir que la marque écrite du féminin, qui gravite essentiellement autour d’un -E avec quelques variations, est représenté par pas moins de 18 terminaisons orales différentes ! Ce n’est pas non plus tous les jours qu’on pense aux sons D, T, S, Z et CH comme à des marques du féminin.

Conjugaison des verbes

Le même exercice peut être appliqué à la conjugaison des verbes. Un rapide coup d’œil aux tableaux de conjugaison avec une transcription phonétique, comme sur le Wiktionnaire, met en lumière les marques orales pour chaque personne, en parallèle des marques écrites :

Tableau de conjugaisons du verbe "parler"

Et oui, l’indicatif présent du premier groupe ne marque que la première et la deuxième personne du pluriel à l’oral, et encore : avec le remplacement fréquent de nous parlons par on parle, la deuxième personne du pluriel est la seule qui reste distincte. C’est avec le pronom, quasiment indispensable, que la personne est vraiment précisée – à l’inverse de l’espagnol où le pronom peut être omis et où la terminaison verbale est distincte pour chaque personne.

Tableau de conjugaisons du verbe "hablar" en espagnol

Conclusions

L’exercice de pensée que je propose ici peut apporter une perspective différente sur différentes questions.

La question de la richesse de la langue

Si l’orthographe conservatrice du français est en principe une manière de préserver la richesse de la langue, on parle ici d’une richesse dépassée, déjà morte. Les -S et autres -ENT ne se prononcent plus depuis longtemps.

Plus « grave » si l’on tient à mettre en avant cette richesse, cette orthographe détachée de l’oral invisibilise la nouvelle variété que le français a développée au cours du temps. Autrement dit, réduire la marque du féminin à -E est une piètre manière de mettre en valeur les 18 formes différentes qu’il présente maintenant à l’oral. Bien souvent, on n’en a d’ailleurs pas conscience, ce qui peut mener à des jugements hâtifs sur la complexité prétendue d’autres langues.

La question de l’orthographe

Même si le français n’avait jamais été écrit, et qu’on devait aujourd’hui lui créer une orthographe à partir de zéro, les « lettres muettes » ne disparaîtraient pas forcément toutes.

Premièrement, les mots interagissent entre eux en français. Je n’en ai pas parlé jusqu’ici, mais la liaison et ses règles complexes ajoutent encore de la diversité au pluriel oral. Tous les pluriels muets peuvent revenir à la vie, par exemple dans des chats‿élégants. Certaines liaisons sont obligatoires, comme avec de beaux‿arbres ou simplement des‿arbres. Si on supprimait les lettres muettes dans « beaux », il faudrait donc qu’au moins une réapparaisse avec une liaison.

Deuxièmement, écrire « grand » et « petit » avec un D et un T muets a l’avantage d’indiquer la terminaison audible qui leur correspond au féminin, « grande » et « petite« . Cette approche est peut-être plus logique que d’avoir gran prenant un féminin en D, peti un féminin en T, blan un féminin en CH, etc, ce qui présente une apparence plus arbitraire et imprévisible.

Dans le cas de la liaison comme des féminins, les lettres muettes peuvent donc être un rappel utile et assez régulier des mécaniques de la langue.


Voilà qui conclut mes réflexions sur la « vraie » nature du français… ou presque. Que serait la langue sans cet héritage de l’orthographe ? La verrions-nous comme un objet oral plutôt qu’écrit ? Approcherions-nous les langues étrangères différemment ? Et vous, vous en pensez quoi ?

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