En russe, on désigne les Noirs comme des negry (negr au singulier). Cet article en explore les raisons, le débat que cela cause, et pourquoi cela pèse dans le rapport de la Russie avec l’Occident.
⚠️ Attention : cet article traite d’insultes raciales. Elles sont parfois écrites en clair pour des raisons pédagogiques.
Sommaire
- Contexte
- Negr ≠ N-word
- Le mot negr aujourd’hui
- Les différents termes utilisés pour désigner les Noirs
- Pour aller plus loin
- Et nous Occidentaux, que doit-on en penser ?
- Conclusion
- Sources
Contexte
L’une des choses qu’on prend à cœur quand on modère des communautés en ligne sur Discord, c’est de s’assurer que personne ne tienne des propos racistes. C’est souvent une tâche simple, hélas, car elle consiste principalement à s’occuper des petits malins qui viennent spammer le « N-word », soit nigger, ou son équivalent français, nègre. Ce mot, banni en 2020 du titre français d’un roman d’Agatha Christie et considéré en moyenne comme le mot le plus violent de la langue anglaise, est au cœur d’un des débats sociolinguistiques les plus houleux du moment. Mon habitat naturel.
Le 24 octobre 2023, l’équipe d’un serveur Discord que je modère a remarqué que le profil d’un de nos membres était inscrit d’un mot unique : негр. Certains d’entre nous pouvant lire le cyrillique, on a tout de suite identifié ce mot en Н comme étant en réalité un mot en N : negr. Branle-bas de combat : fallait-il se débarrasser de l’individu ?
Si j’avais été là au début de la conversation, j’aurais apporté le peu de nuance dont j’avais connaissance : en réalité, ce terme, en russe, est neutre. C’est ce qu’un collègue a confirmé en faisant quelques recherches, dénichant un russophone affirmant que :
It is a 100% neutral word that describes people with dark skin and African heritage.
C’est un mot 100% neutre qui décrit des personnes à la peau sombre et d’origine africaine.
Pourtant, la personne utilisait le mot dans son profil Discord sans autre contexte, de sorte qu’il était difficile de ne pas faire le rapprochement avec l’insulte raciale tant redoutée. Elle venait par ailleurs de tenir des propos transphobes, démontrant qu’on avait affaire à un troll assez typique et facile à prendre en charge.
Mais je restais sur ma faim. Si le mot pouvait être manipulé et déformé si facilement, pouvait-il vraiment être « 100% neutre » ? Ayant mes doutes, j’ai posé la question sur Reddit, ce qui a donné lieu à un long et riche thread (en anglais). Le succès du post fut inspirant et je décidai de faire l’article que voici, agrémenté d’un sondage également diffusé sur Reddit et qui ne rassembla pas moins de 617 répondants. Voici donc tout ce que j’ai appris du mot negr en russe, et davantage.
Negr ≠ N-word
C’est dans les plantations américaines, au 17e siècle, qu’est né le mot nigger tel qu’on le connaît aujourd’hui. Terme « normal » dans un contexte où l’esclavagisme était lui aussi « normal », cet emprunt au portugais negro, à l’espagnol negro ou au français nègre (selon les sources) a participé à cimenter l’idéologie selon laquelle les Afro-Américains étaient une population inférieure, même après la ratification du Treizième amendement abolissant l’esclavage en 1865.
La ségrégation a ensuite pris le pas, officiellement jusqu’en 1964. Le mot n’a cependant jamais cessé d’être employé pour rappeler aux Américains noirs « la place qui devait être la leur », dans une continuation des mentalités racistes qui perdurent évidemment jusqu’à ce jour. C’est cette histoire qui donne tout son poids au mot en Amérique du Nord, mais aussi en Europe de l’Ouest, où la participation au commerce triangulaire a depuis longtemps commencé de chatouiller les consciences. Voilà pourquoi nigger et nègre sont devenus des mots à éviter à tout prix.
La Russie, en revanche, et quoique n’étant pas étrangère à la notion d’esclavagisme, n’a jamais pratiqué l’esclavagisme noir. Le mot russe negr, bien qu’étant de même origine que le N-word, a donc évolué de manière bien différente, et n’y a jamais développé de sens raciste. C’est ce qu’on voit dans les résultats à la première question du sondage :
Ça, c’est le contexte historique, finalement assez simple et souvent avancé par les russophones pour défendre le mot negr. Mais la situation actuelle est-elle si simple ? La réponse courte est niet.
Le mot negr aujourd’hui
Notre perception des mots est le fruit des influences auxquelles on a été le plus exposé·e ; ainsi, un jeune francophone a toutes les chances de percevoir le mot « nègre » comme péjoratif ou insultant. Or, dans le monde globalisé actuel, les sphères culturelles se rencontrent beaucoup, et la sphère occidentale a l’ascendant sur les autres, surtout quand elle parle anglais. À cause de cette pression grandissante, une part des russophones a commencé d’associer le not negr au N-word, et de le percevoir comme négatif. Certains identifient les années 1990, une époque où la Russie fraîchement éclose de l’ex-URSS s’est ouverte au rap (noir notamment) et au cinéma venu des États-Unis, comme le point de départ de cette tendance nouvelle – Internet étant aujourd’hui un autre facteur majeur. Du reste, l’association des Africains avec le commerce triangulaire est présente dans l’éducation russe, de sorte que cette tendance ne partait pas de rien.
Si la proportion de russophones considérant qu’il y a un changement n’est pas majoritaire dans les résultats que j’ai obtenus (43,6%), elle est suffisante pour indiquer qu’il s’agit d’une tendance importante dans la langue russe d’aujourd’hui, très susceptible d’être au cœur d’un débat social. C’est de ce débat, et des réactions qu’il suscite, que j’ai voulu m’approcher.
Le débat social russe
Le caractère d’occidentalité de la Russie n’a cesser d’osciller depuis les réformes de Pierre le Grand au début du 18ᵉ siècle, mais on peut globalement dire que le pays est adjacent à l’Occident, aussi bien géographiquement que culturellement ou politiquement. Et pour beaucoup de russophones, il ne s’agit pas simplement ici de s’entendre sur l’usage d’un mot : la connotation du mot negr questionne profondément la place de l’influence occidentale, et porte sur l’accueil qu’on doit lui réserver. Ici comme souvent, une question de langue cache une problématique culturelle, et même interculturelle.
Note : par erreur de traduction de ma part, « c’est dommage » a plutôt été perçu comme « c’est une honte ».
En recoupant ces proportions, on voit aussi que 95,8% des répondants qui déplorent le changement identifient l’Occident et/ou les États-Unis comme en étant la cause (soit 44,1% des 469 répondants à la question du ressenti).
Car oui : si l’Occident se fait un « devoir » d’effacer le mot dans le cadre d’une prise de conscience de son passé colonial, la Russie n’a pas à se faire ce reproche. Pour beaucoup de russophones, le transfert de la connotation du N-word sur le mot negr revient plus ou moins fortement à « leur demander de payer le prix du colonialisme occidental » ; pour eux, le N-word n’est pas, et ne doit pas être un problème russe. Bien que tout le monde ne ressent ni n’exprime pas cette réticence, elle est de surcroît souvent alimentée par les tensions historiques séparant les États-Unis et la Russie.
Cet extrait du film Le Frère 2 d’Alekseï Balabanov donne un bon aperçu de la question, déjà pertinente en 2000.
Je n’ai malheureusement pas accédé à l’opinion de Noirs russes, bien qu’on m’assure que ceux qui vivent en Russie partagent la vision des autres Russes, ce que mes recherches tendent à confirmer.
Pour éviter les situations embarrassantes, il n’existe heureusement pas que des mots sensibles.
Les différents termes utilisés pour désigner les Noirs
Selon le sondage que j’ai conduit, le terme qui fait le plus consensus pour faire référence aux Noirs est temnokoji*, « à la peau sombre » ; afrikanets* et tchernokoji* (« africain » et « à la peau noire ») arrivent en deuxième et troisième place. À l’inverse, l’insulte raciale russe la plus violente envers les Noirs serait tchernojopy** (« au cul noir »), suivi de tchernomazy** (« barbouillé de noir ») et de nigger** (écrit en alphabet cyrillique).
* Темнокожий, африканец, чернокожий / ** черножопый, черномазый, ниггер.
À noter que des russophones peuvent préférer ces termes à negr sans forcément considérer que ce dernier est devenu négatif, mais parce qu’ils le considèrent maintenant trop incertain. Cette réaction peut participer à la raréfaction du terme même chez les locuteurs qui voudraient qu’il demeure neutre.
Pour déterminer l’ordre de préférence parmi ces termes, j’ai attribué un score (purement indicatif) en fonction des réponses.
Le terme tsvetnoy, « coloré », n’est rencontré que par 4 répondants sur 5 environ, témoignant d’une certaine rareté. Le sondage incluait aussi les termes mavr* et arap* (de même origine que « Maure » et « arabe »), termes aujourd’hui restreints à des cas littéraires ou historiques (tels qu’Othello ou Abraham Gannibal, dont je parle dans la section §Pouchkine, écrivain d’origine africaine).
* Мавр, арап.
Ce qui devient aussi évident dans ces résultats, c’est qu’un mot partage plus encore que negr : il s’agit de tchyorny.
Le cas de tchyorny (чёрный)
Tchyorny, c’est simplement l’adjectif « noir », pourtant il s’agit bien là d’un terme insultant pour les immigrants en Russie… mais, originellement du moins, pas envers la communauté noire. Cette dernière ayant toujours été extrêmement minoritaire dans le pays (0,03% à ce jour), elle n’a quasiment pas été visée par la haine, bien à l’inverse des populations caucasiennes et d’Asie centrale qui sont les cibles originelles du terme tchyorny, notamment dans le cadre de la guerre russo-géorgienne ou du conflit russo-tchétchène. Il faut alors comprendre « noir » comme faisant référence à la saleté, un trait prêté à ces populations par racisme ou xénophobie. Le terme a naturellement été étendu, mais sans perdre de sa violence, aux personnes à la peau noire.
Voilà pourquoi on considère parfois, très schématiquement, que le russe « fait l’inverse » du français ou de l’anglais : « le terme « nègre » y est approprié, le terme « Noir » non ». Le grand tort serait de présenter ce résultat comme preuve générale que « les Russes sont racistes ». On voit ici en quoi les choses sont plus complexes et nuancées, puisque même en ce qui concerne le terme quand il est appliqué strictement aux populations noires, les répondants sont très partagés.
Les choses sont encore différentes entre les russophones en Russie et ceux qui sont en-dehors du pays, que ce soit physiquement (émigration, voyage) ou virtuellement (communautés non-russophones en ligne). Les Russes aux États-Unis préfèreront parfois tchyorny à negr, ne serait-ce qu’à cause du risque de confusion avec le N-word. Quelquefois l’usage occidentalisé s’impose de force : ainsi la plateforme Twitch censure-t-elle negr, mais pas tchyorny.
Le terme tchyorny est donc tiraillé entre différents usages : utilisé négativement pour des groupes ethniques sans rapport, appliqué à un seul ou aux deux, normalisé malgré tout par une grande partie des russophones, et employé différemment selon qu’on soit en Russie ou ailleurs, dans la vie réelle ou sur Internet… Sa perception très inégale par les russophones est le reflet de ce tiraillement, et démontre par ailleurs comment notre culture influence notre vision des problèmes de société : j’écris cet article car c’est le mot negr qui tient l’Occident à cœur – pourtant, c’est l’usage de tchyorny qui semble bien plus pressant et litigieux à déterminer pour un russophone.
Pour aller plus loin
Le mot negr dans le cadre des relations américano-russes
Il existe une citation plutôt connue en Russie : rabotay, negr, solntse yechtcho vysoko!* soit : « au travail, le Noir, le soleil est encore haut ! ». Elle est tirée du Cavalier sans tête, un western rouge cubano-russe de 1973 qui fit vendre près de 52 millions de billets, soit l’équivalent de la population française de l’époque. Ce film, dont l’action se situe au Texas, a participé comme beaucoup d’œuvres de son genre à offrir aux Russes une vision critique des États-Unis dans un contexte de Guerre froide. Le racisme anti-Noirs des Américains y était souvent montré sous un angle relativement « pro-Noirs » ou dénonciatif, comme c’est aussi le cas avec la phrase a ou vas negrov lintchouyout* (« et pourtant vous lynchez des Noirs »), réponse donnée aux accusations américaines de violations des Droits de l’Homme commises en Union Soviétique, puis en Russie actuelle. Cette forme de communication a eu ses détracteurs pour son whataboutism ou l’instrumentalisation qu’elle fait des populations noires à des fins souvent propagandistes.
* Работай, негр, солнце ещё высоко!
* А у вас негров линчуют.
Dans le film, la citation est intéressante car le mot negr y est effectivement utilisé comme équivalent du N-word, mais lui confère pourtant un sous-entendu positif : celui d’une personne opprimée et travailleuse. L’expression rabotat’ kak negr* (travailler comme un Noir), reste d’ailleurs utilisée, plutôt positivement, pour dire « prendre son travail à cœur, se dévouer à la tâche ».
* Работать как негр.
Pouchkine, écrivain d’origine africaine
Beaucoup de Russes sont fiers d’avoir eu un écrivain d’origine africaine. Il s’agit Alexandre Pouchkine, dont l’arrière-grand-père, Abraham Gannibal, fut capturé par les Ottomans en Afrique centrale puis réduit en esclavage, avant d’être acheté pour la cour du tsar Pierre le Grand (il était alors de mode pour les grands de ce monde d’avoir des serviteurs noirs), où il fut affranchi, puis éduqué au sein de la noblesse. Pouchkine écrivit Le Nègre de Pierre le Grand à propos de son aïeul, roman inachevé connu en russe sous le nom de Arap Petra Velikogo*.
* Арап Петра Великого.
Anecdotes
⚆ Du fait d’une coïncidence intéressante, negr est aussi l’abréviation de negrajdanin*, qui n’a aucun rapport étymologique puisqu’il est construit avec ne-grajdanin, littéralement « non-citoyen ». Le terme est généralement utilisé pour les non-citoyens d’Estonie ou de Lettonie.
* Негражданин.
⚆ Par adaptation de l’anglais, les russophones désignent parfois les Noirs comme des Afro-Américains* (non pris en compte dans le sondage), même s’ils ne sont pas américains. Un usage apparemment plutôt décrié.
* Au singulier, afroamerikanets / aфроамериканец.
⚆ Plusieurs répondants ont mentionné que le N-word, notamment à cause du rap noir américain, est repris par de jeunes Russes qui s’identifient aux conditions de vie de certains Afro-Américains (le « ghetto »). Dans ce cadre, il est utilisé de la même manière qu’entre Afro-Américains, c’est-à-dire comme signe de reconnaissance positif et non péjoratif. Cela peut expliquer les 3% de répondants qui considèrent ce terme comme approprié, voire comme le meilleur.
⚆ En russe, le nom du Niger, pays d’Afrique, est Нигер. Le mot peut être accentué sur n’importe quelle syllabe, et il est homophone avec le N-word quand l’accent tonique tombe sur la première.
⚆ Des versions du mot negr se trouvent en arménien (նեգր, negr), en hongrois (néger) ou en bulgare (негър, negăr) où il est également considéré à ce jour comme plus ou moins neutre et en mutation. Le mot negr existe également en tchèque, une langue slave comme le russe, où il s’agit par contre déjà d’une insulte raciale. Le mot černoch, équivalent du russe chyorny, y est neutre.
Et nous Occidentaux, que doit-on en penser ?
Avant tout, et indépendamment des dissensions, je pense qu’il est important de ne pas voir ici la preuve que la population russe est isolationniste et bornée, mais plutôt qu’elle mérite qu’on reconnaisse en quoi son histoire diverge sur certains points-clés de celle qu’on connaît en France, aux États-Unis, et chez d’autres nations occidentales surreprésentées.
Évidemment, le sujet reste particulièrement complexe. Dans un monde qui se globalise, il semble logique d’accepter que les critères sociaux s’uniformisent d’eux-mêmes. On ne peut pourtant nier que la Russie est en marge de l’Histoire européenne, et soutenir que le mot negr devrait devenir négatif revient à invisibiliser l’Histoire russe. Or l’invisibilisation de certains groupes est précisément ce que l’Occident cherche à empêcher par l’évitement de termes tels que le N-word.
D’autre part, les discriminations contre les populations noires existent bel et bien en Russie, certains estimant que le racisme n’y est pas moins présent qu’à l’Ouest, mais moins conscientisé. Plusieurs commenteurs perçoivent negr comme l’abréviation de « négroïde » (bien que ce soit étymologiquement inexact), arguant qu’il s’agit simplement d’une description anthropologique de la race humaine, neutre puisqu’elle émane de la science. Cette description a pourtant été dénoncée en 2019 par l’American Association of Physical Anthropologists comme faisant justement partie d’une idéologie raciste aujourd’hui obsolète en anthropologie.
Le dernier point important relève de la pragmatique : s’il est bon d’avoir des statistiques sur l’usage de certains mots, il faut garder à l’esprit qu’ils peuvent avoir une variété d’applications chez un seul et même locuteur, et que le contexte fait tout. De nombreux répondants ont par exemple fait remarquer qu’un terme de désignation est différent d’un terme d’adresse : on ne parle pas des Noirs comme on parle aux Noirs.
Prendre position peut donc être délicat : soit l’on soutient l’uniformisation au détriment de la diversité, soit la diversité au détriment du confort des autres, y compris le confort des principaux concernés – car ne perdons pas de vue que le sujet consiste à débattre entre Blancs d’un sujet qui ne nous concerne pas directement.
Quant à moi, il me semble possible d’utiliser les mots qu’on veut dans les cercles où c’est approprié. Si je me permets des libertés avec ma famille et mes amis, je fais aussi attention à mes choix de mots quand je m’adresse à des personnes que je ne connais pas. L’argument « ce ne sont pas les mots qui blessent, ce sont les gens », vu plusieurs fois dans les discussions, oppose selon moi des notions qui ne sont pas mutuellement exclusives : les gens blessent par leurs intentions quand elles sont haineuses ou clivantes, mais même les meilleures intentions ne peuvent justifier de l’usage de certains mots que l’Histoire a rendu tranchants. Négliger cet aspect reviendrait à invisibiliser un immense pan de Histoire de l’oppression.
Conclusion
Depuis le 18e siècle, la Russie pose la question de savoir s’il s’agit ou non d’un pays occidental. Par certains aspects, il est clair que non, et l’esclavagisme en est un exemple. La Russie n’ayant jamais pratiqué la traite des Noirs et la population noire y étant encore minime (0,03%), le terme negr est resté un mot neutre pour les désigner, à l’inverse de nègre ou de nigger (le « N-word »), de même origine mais qui sont devenus des insultes raciales violentes.
De nos jours, les temps sont à la globalisation et donc au rapprochement des cultures majeures. Du fait de l’exposition de la Russie à la culture américaine depuis les années 1990, puis avec Internet, la connotation du mot negr a commencé de devenir négative, ce que perçoit presque un russophone sur deux à ce jour. Le débat social créé par cet éventuel changement est particulièrement riche et historiquement lourd.
Pour beaucoup de Russes, s’il y a une nouvelle connotation au mot negr, c’est par assimilation au N-word et cela revient à devoir reconnaître l’impact d’une histoire de l’esclavagisme avec laquelle la Russie n’a rien à voir. Nombreux sont ceux qui déplorent l’idée d’une telle connotation, notamment parce qu’elle distord la culture et l’histoire russes, et que le bagage de l’esclavagisme et du racisme envers les Noirs devrait rester un problème occidental (bien qu’il ne soit pas complètement absent de Russie).
Les deux dernières décennies ont vu un regain de l’antagonisation entre la Russie et l’Occident, ce qui crée parfois de véritables combats d’idéologies, y compris au sein du pays-même. Tandis que d’autres langues révisent ou ont déjà révisé leur usage de mots similaires sous la pression venue de l’Ouest, la Russie a encore à cœur d’être une nation en marge de l’Occident. Et parmi les nombreuses questions que cela pose, il y a celle de savoir qui est légitime de vouloir que les choses changent.
Sources
Огромное спасибо всем респондентам, их словам поддержки, забавным фактам и личному опыту, а также просто за время, которое они потратили на участие в опросе. Вы сделали написание этой статьи прекрасным опытом!
Merci à Andy pour son aide à la rédaction du sondage, et à Chris pour la relecture.
Les résultats bruts du sondage sont disponibles ici. Il a été posté sur les communautés Reddit r/russian, r/AskARussian, and r/rusAskReddit ; quelques commentaires y ont été laissés. Voir aussi le thread originellement posté sur r/russian et ses 175 commentaires.
⚠️Disclaimer – Bien que variés et nombreux, les résultats peuvent notamment être biaisés par le fait que les répondants sont des internautes, ce qui prédetermine en partie les catégories d’âge et les classes sociales (non prises en compte) que le sondage a atteint, ainsi que l’exposition des répondants aux langues et à la culture étrangères. Malgré le soin apporté à la rédaction des questions, elles ont été écrites d’un point de vue occidental.
- Racist language in Russia/USA, Stack Exchange, 12 novembre 2013
- As an Afro-Russian, what do you think/feel about the Russian word “negr”?, Quora
- Why Russian-Speakers Call Black People ‘Negry’, The Dialogue, 1er novembre 2018
- Agustín Fuentes, Rebecca Rogers Ackermann, Sheela Athreya, Deborah Bolnick, Tina Lasisi, Sang-Hee Lee, Shay-Akil McLean, Robin Nelson, AABA Statement on Race & Racism, bioanth.org
- Oleg Galimov, Margarita Razoumova, На полицейских, проигнорировавших убийство аспиранта из Габона, завели уголовное дело, Komsomol’skaya Pravda, 18 octobre 2023
- В Екатеринбурге убит аспирант из Габона, Meduza, 21 août 2023
- Yelena Choukayeva, «Добрый человек» с ножом, Novaya Gazeta Evropa, 24 août 2023
- ТОП-10 | ИСТОРИИ ГОДА, ПО КОТОРЫМ НУЖНО СНЯТЬ ФИЛЬМ 2020 (à 47:13), Кино Огонь, YouTube, 26 décembre 2020
- Les articles Wikipédia en anglais And you are lynching Negroes et Kammermohr
- Les articles Wikipédia en russe Негр et Неграждане
Créations des graphiques : Canva
Sous-titres du film : OpenSubtitles (adapté)
Triste que certains Russes (certes minoritaires) se mettent à considérer un mot comme une insulte à cause de connotations historico-sociales importées de manière totalement artificielle. Et ce alors que leurs propres ancêtres étaient sans doute des serfs, c’est ça le plus ironique… Rappelons que le servage n’a été banni qu’en 1861 et que les conditions des affranchis ne s’est guère améliorée. Puis après il y a eu l’URSS, avec l’Histoire que l’on sait…
Pour moi, la mondialisation politique et économique est agonisante (je peux développer si tu veux). La mondialisation culturelle se poursuit un peu, mais sur le plan des valeurs, le monde ne souhaite clairement pas devenir un Occident bis. C’est parfaitement légitime, c’est même naturel. Et si nous avions un dixième de las famosas « tolérance » et « inclusivité » dont nous nous gargarisons dans nos discours, nous laisserions les Romains faire comme chez les Romains, les Russes comme chez les Russes, etc.
Mais comme tout ça, je le crains, c’est principalement de la vertu ostentatoire et de la rodomontade rhétorique, on fait l’inverse. Cette obsession que la planète entière ressemble aux USA de la bouffe jusqu’à la pensée, alors que nos propres sociétés sont fracturées comme jamais sur quasi tous les sujets, c’est en train de nous faire crever. La période où on poliçait le monde est révolue. Plus on fera pression sur les autres pays pour qu’ils adoptent nos mœurs, plus ils se braqueront contre nous.
Pour y avoir été, je peux affirmer que la Russie n’est ni occidentale ni asiatique : c’est un pays-continent constitué d’une multitude de cultures. Même les Russes ethniques, les русские, sont une troisième voie culturelle tout à fait unique, avec énormément de similitudes, mais autant (voire plus) de différences. Des gens qui ne veulent ni ne peuvent être « nous », surtout quand ils voient ce que « nous » sommes devenus : des névrosés n’ayant plus grand-chose à proposer philosophiquement. Tellement névrosés qu’on souhaiterait d’ailleurs importer nos démons chez les autres, en témoigne ce mot н-слово…
Coucou Sid ! Toujours aussi pessimiste, à ce que je vois ! Sur la globalisation et l’apport de l’Occident au monde, je pense tout l’inverse de toi : je crois qu’on commence doucement à faire passer l’inclusivité devant la condescendance, et la diversité au-dessus des normes. Ça prendra du temps et ça se fera toujours dans l’ombre des intolérants braillards sur Twitter ou autres plateformes qui roulent à la haine et à l’intolérance, mais je crois de plus en plus au fait qu’on est en train de tirer de vraies leçons de notre « domination » culturelle. Ça n’apporte plus rien de vouloir être meilleur que les autres, et je pense que c’est une idée qu’on pourra offrir au monde un jour : celle d’un monde aussi globalisé que diversifié, car on se sera rendu compte qu’on peut interagir avec 8 milliards d’humains (ou plus) tout en étant soi-même et sans mettre en danger l’identité les uns des autres. Je crois beaucoup en l’adaptation sociale et je pense qu’elle sera plus prompte qu’on le pense à nous débarrasser de cette panique identitaire provoquée par une nouvelle poussée de l’ultrasocialisation. Un autre article arrive à ce sujet, avec une orientation bien plus perchée et thought-provoking que celui-ci. Je pense qu’il te plaira et que tu seras en désaccord avec tout ! 😀
Ah, sinon je m’étonne de te voir parler de connotations apportés « artificiellement ». Je t’ai toujours vu glaner ta vision du monde à droite à gauche, mais voilà un angle qui est bien loin d’être descriptiviste ou innocent ! On l’entend en général dans la bouche des traditionalistes bougons qui haïssent les jeunes et vénèrent l’Académie parce qu’elle prend à cœur de préserver les valeurs nationales. Je sais que tu es un traditionaliste bougon, mais pour le reste…
Je vais aussi profiter de ton commentaire pour glisser deux anecdotes qui me paraissaient dépasser un chouilla le cadre de l’article :
*ne se sont guère améliorées *exporter (doh pourtant je me suis relu…)
Le souci est bien celui-ci : beaucoup de ceux qui disent promouvoir la tolérance ou l’inclusivité en arrivent à être aussi intolérants que ceux qu’ils combattent. Les fanatiques se nourrissent les uns des autres, et cela invisibilise complètement les gens bien intentionnés portant un propos constructif. Je trouve ça dommage
Je pense que « globalisation » et diversité réelle sont incompatibles. Fin je vais résumer très grossièrement (je n’ai pas envie de t’assommer de pavés !) mais la globalisation uniformise plus qu’elle ne diversifie, sépare plus qu’elle ne rapproche, détruit plus qu’elle ne crée. Simplement sur le plan linguistique, tu n’es pas sans savoir que la moitié des langues parlées actuellement disparaîtront d’ici à 2050. Et personne ne s’en émeut. Faut dire que c’est moins tire-larmes que les bébés phoques. Puis bon, après tout, des sabirs obscurs parlés 100 personnes en Amazonie… OSEF ! N’empêche, cette histoire de globalisation, ça a des airs de pyramide aztèque : c’est joli et ça impressionne, mais alors… les sacrifices à faire sont quand même pas négligeables…
Tu sais, je suis globalement traditionaliste par pur pragmatisme. Aimer les traditions (encore faudrait-il savoir lesquelles) pour les traditions ne rime à rien. J’ai simplement constaté que la tabula rasa permanente ne créait que le chaos, alors que bâtir l’avenir sur le passé était gage d’un minimum de stabilité. Alors oui, en France on aime bien, les tabulae rasae… De Clovis à l’époque moderne en passant par la Révolution française, on n’a fait que ça, des tabulae rasae ! Mais bon, entre ça et le conservatisme fossilisant, il y a une marge, quand même…
« Un angle loin d’être descriptiviste » je n’ai jamais prétendu me cantonner à cet angle-là ! D’ailleurs dire qu’il faut être descriptiviste… ce serait pas déjà du prescriptivisme ? 😀
Mais pour le coup, je ne fais qu’une constatation. Quand un cadre historico-social rendant un mot insultant n’existe pas dans une culture donnée, on est forcé d’admettre qu’il est importé, et quand le changement de perception se fait par identification à une autre culture avec un soft power qui joue là-dessus pour dire « c’pas bien de dire ça », on est forcé d’admettre que c’est artificiel. Tu l’as toi-même dit : énormément de paramètres décidant de l’évolution d’une langue outrepassent la linguistique pure. Ils sont sociaux, esthétiques, politiques… Ils concernent des phénomènes qui n’arrivent ni spontanément, ni aléatoirement.
Pour « sclavus », oui, effectivement ! Dire que les Slaves, dans leurs langues, n’étaient que ceux qui parlaient les mêmes слова, à la base… Intéressant d’ailleurs de voir comment le fait de se comprendre crée un sentiment d’appartenance commun, au point de se refléter dans l’étymo. La langue, premier marqueur définitoire du groupe ? Un des plus importants, en tout cas, ça j’en suis sûr.
Un article passionnant ! Bravo pour cette enquête.
Merci beaucoup. 🙂
Alors ça n’est pas du tout le moment pour moi d’écrire ce commentaire, je devrais incessamment aller me coucher.
Mais je tenais à te le laisser maintenant. Je ne veux plus remettre les choses au lendemain.
J’ai découvert ton blog il y a une heure, en cliquant sur le lien que tu as laissé à la fin de ta critique du film « Груз 200 ». ( Comme quoi cela a du bon de faire sa réclame là où on passe 😉 ). Je l’ai lue attentivement, j’avais envie de lire un avis « occidental » sur ce film dont la bande annonce m’a fait froid dans le dos. Pour être honnête, la critique m’a agacée. Et c’est dans un élan d’aigreur cherchant à confirmer la mauvaise impression que je m’étais faite de ton personnage que je clique sur le lien. Je fais défiler quelques articles et décide d’ouvrir le dernier. M’apprêtant à lire tout bougon, aigri et ronchon, quelques paragraphes avant de le fermer en pensant : « Pfff… Encore un occidental qui vient ramener sa science sur la Russie… ».
C’est un de mes défauts, je le conçois. Je suis franco-russe, et fasciné, j’essaye de comprendre les cultures et les idéologies qui se rencontrent, s’influencent, me traversent. En somme j’essaye de comprendre et de m’expliquer ce qui est russe et ce qui est français, et pourquoi.
J’essaye d’apprendre et de comprendre avec tant d’exigences ce qui fait que ces cultures sont ce qu’elles sont, que lorsqu’un français vient expliquer la Russie, la culture russe avec assurance, parfois sans manquer d’arrogance, je m’agaçe et je rejette alors son analyse. Par colère, jugement, jalousie, ou par paresse intellectuelle de le critiquer sérieusement. Je conçois que c’est une réaction émotionnelle plutôt primitive et qu’elle est loin d’une démarche « scientifique » mais j’y travaille 😉 ( Parfois on se laisse aller ^^ )
C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai commencé la lecture de ton texte. Secouant la tête et pensant : « Qu’est ce qu’il vient me dire celui là… ».
Mais petit à petit, j’ai été frappé par la qualité de ton écriture et la finesse de ton analyse. Mon aigreur s’est dissipée dans un intérêt sincère et grandissant à mesure que je progressais. J’ai vraiment apprécié la rigueur et le sérieux que tu as mis dans ta recherche. Je tiens vraiment à te le dire, c’est pour ça que je t’écris ce long commentaire ^^.
Je suis frappé par l’exigence avec laquelle tu as travaillé sur cette question, tu as fais attention à essayer de toucher à toutes les facettes du sujet, à ne jamais minimiser sa complexité, tenté de le prendre dans sa globalité. Jamais je n’ai ressenti un jugement. J’ai eu la sensation de lire quelqu’un d’honnête, tentant d’expliquer un phénomène culturel avec humilité, en prenant soin de montrer les limites que peut avoir une approche comme la tienne.
J’ai commencé ton article en aigri et plein de jugement. Je le termine remplis d’admiration et de respect, ravi d’être tombé sur une réflexion de cette qualité.
Ce ressenti personnel est peut être lassant. ( Et c’est un ressenti très subjectif ^^ )
Mais je voulais vraiment te dire Merci. Je travaille beaucoup sur les thématiques politiques et culturelles russes, et je suis souvent confronté à des gens qui y réfléchissent aussi. Mais il est rare que je ne ressente pas de jugement ni de biais occidental, parfois bien franco-français, et d’arrogance assurée de « sachant », venant nous dire : « je sais comment ça fonctionne là bas ».
Je suis vraiment touché par ton article. Je l’ai trouvé très juste, droit, exigeant, humble.
Tu m’as touché par ta conscience de la subjectivité qui ne quitte jamais n’importe quel individu s’attelant à la rude tâche d’essayer de comprendre une culture.
Bonjour Kalinkaaz !
Alors, je vais répondre dans l’ordre. 😀
Mes chroniques cinéma d’il y a quelques années sont agaçantes pour moi aussi. Je me suis longtemps forcé·e à écrire des « critiques » qui ne me ressemblaient pas, pour diverses raisons que j’ai mis longtemps à comprendre. Et effectivement, celle dont tu parlais est forcée. À mon avis, elle ne mérite pas qu’on s’y attarde (en plus, j’ai un bon souvenir du film).
Néanmoins je ne la renie pas, puisqu’elle t’a permis de me trouver ! Ton retour me fait extrêmement plaisir. Je m’efforce en effet d’avoir une approche neutre et objective qu’il semble de plus en plus difficile d’atteindre dans le monde actuel. C’est d’autant plus vrai quand on s’attache à des thématiques sociales : plus on en dit, plus on risque de dire une chose qu’il aurait à tout prix fallu nuancer. La paresse intellectuelle nous guette tous, et j’ai moi aussi, vis-à-vis de cet article, reçu ma part d’agression de la part de Russes qui m’accusaient de vouloir prouver qu’ils étaient racistes !
Mille mercis d’avoir pris le temps d’écrire ce commentaire. Ça signifie beaucoup pour moi qui fais ce travail par pure passion, sans rétribution, et souvent sans retours. Ça m’encourage à continuer et tu peux être sûr que je vais le faire ! Une version anglophone de l’article est d’ailleurs sur le point de paraître ici.
Je te souhaite une bonne continuation dans ton propre voyage sur les étranges chemins de l’échange culturel. 🙂