Le français utilise bel et bien des déclinaisons… mais on ne l’apprend pas comme ça à l’école. Où sont-elles alors ?
Sommaire :
Définition de la déclinaison
Une déclinaison, c’est une flexion utilisée selon un certain cas grammatical. Une flexion est un changement de forme d’un mot, qui – en tout cas chez les langues indo-européennes – est généralement marqué par une terminaison.
Ainsi, l’accusatif, qui est le cas grammatical du complément d’objet direct (COD), va être marqué par la déclinaison correspondante dans les langues qui le marquent.
Le français ne marque pas l’accusatif. Ainsi, « la pomme » ne change pas de forme dans « je mange la pomme », où il est COD. Mais en allemand, « der Apfel » devient « ich esse den Apfel ».
En allemand, les déclinaisons sont plus souvent marquées sur les articles que sur les noms, et l’accusatif n’existe qu’avec le genre grammatical masculin. Le russe, qui n’utilise pas d’articles définis ou indéfinis, va au contraire marquer l’accusatif directement sur le nom, et seulement pour les noms féminins. Ainsi, “roza” devient “rozu” dans “ya yem rozu”* (« je mange la/une rose »).
* En cyrillique : роза / я ем розу. Notez que le marquage de l’accusatif peut s’étendre au masculin s’il est animé (vivant), car le russe fait cette distinction-là aussi.
Quand elle n’a pas qu’un rôle grammatical, la déclinaison est très souvent équivalente à une préposition en français. Les déclinaisons sont compliquées dans l’imaginaire collectif car elles s’accordent le plus souvent.
En revanche, plus une langue a de déclinaisons, moins elle utilise de mots. Par exemple, « le jouet du chat », qui demande quatre mots, n’en prend que trois en anglais (“the cat‘s toy”) et deux en russe : игрушка кошки (igruchka kochki), et ce notamment grâce à l’emploi du génitif, la cas marquant la possession.
En revanche, les formes de chaque mot peuvent être drastiquement plus nombreuses.
Les déclinaisons ne sont pas forcément plus « compliquées » que les prépositions, mais leur système est généralement plus riche. En effet, les prépositions sont au moins régulières (elles n’ont qu’une forme). Les déclinaisons, au contraire, dépendent du genre, du nombre et parfois du type de déclinaison que le nom appelle. Il suffirait pourtant que les déclinaisons soient régulières pour rivaliser de simplicité avec le système des prépositions (les langues finno-ougriennes – finnois, estonien et hongrois principalement–- ainsi que le basque s’en approchent, puisque les déclinaisons y dépendent – presque – uniquement du nombre).
Il est possible que les déclinaisons vous apparaissent comme étranges et horriblement compliquées à la lecture de cette section. Pourtant, vous en utilisez tous les jours en français.
Les déclinaisons en français
Où sont-elles ?
En français, on ne marque plus aucune déclinaison sur les noms depuis plusieurs siècles. Même chose pour les adjectifs. En revanche, elles sont aujourd’hui dans les pronoms personnels.
D’aucuns diront qu’il s’agit plus précisément de vestiges de déclinaisons, car le français n’est pas basé sur un fonctionnement flexionnel : ce n’est pas, à strictement parler, une langue à déclinaisons. Néanmoins, il en a, qu’il garde au chaud et à l’abri dans cette catégorie de petits mots que sont les pronoms.
Avez-vous déjà réfléchi à ce qu’est « te » dans « je te donne du pain » ? Ce n’est ni plus ni moins qu’un pronom singulier de la deuxième personne au datif (cas du COI).
On parle surtout de « vestiges » à cause de la confusion faite en français entre différentes formes, alors que les déclinaisons sont justement supposées éviter les confusions. Par exemple, le « te » dont je viens de parler peut être au datif (cas du COI) mais aussi à l’accusatif (cas du COD). C’est ainsi que « je te donne » est ambigu s’il n’y a pas de précision :
- « Je te donne » avec « te » à l’accusatif signifie « je te donne (à quelqu’un) » ;
- « Je te donne » avec « te » au datif signifie « je te donne (quelque chose) ».
En latin, l’accusatif et le datif étaient encore distingués, évitant la confusion (ainsi que le permettent généralement les déclinaisons dans une langue à fonctionnement flexionnel) :
- Tē dō : « je te donne (à quelqu’un) » ;
- Tibi dō : « je te donne (quelque chose) ».
Dans la pratique, les pronoms personnels français ne sont marqués que par l’accusatif et le datif, et leur forme est souvent commune aux deux (comme on vient de le démontrer). Il n’y a qu’une situation qui fasse la différence entre l’accusatif et le datif dans les pronoms personnels : la troisième personne du singulier. En effet, pour reprendre la phrase ci-dessus, on dit « je le donne » à l’accusatif mais « je lui donne » au datif.
Pour l’anecdote, l’accusatif de la troisième personne du singulier est également le seul cas où les pronoms personnels déclinés distinguent le genre : on doit dire « je le donne » pour un objet masculin et « je la donne » pour un objet féminin. Cela rend d’autant plus étonnant l’usage de « lui » pour un datif féminin (« je lui donne »), alors que c’est un pronom masculin partout ailleurs.
« en » et « y »
La perle des déclinaisons françaises tient en ces deux petits mots qui embrouillent souvent les étrangers : « en » et « y ». Ils sont multi-usages : indifférents au genre et au nombre, ils sont utilisés dans plusieurs cas.
Notez qu’ici, je ne parle que des pronoms personnels ; « en » peut aussi être une préposition (« aller en bateau », « être en Espagne » etc.) et « y » un adverbe (synonyme d’ « ici » dans « j’y suis » par exemple). Je ne parle pas non plus du « en » partitif comme dans « j’en veux ».
« En » et « y » sont des formes déclinées qui répondent aux cas grammaticaux de l’ablatif et du locatif.
- « J’en viens » : « je viens de là » ;
- « J’y vais » : « je vais là ».
Le turc est un exemple de langue qui marque ces deux déclinaisons sur les noms communs. Dans les exemples suivants, “ora” signifie « là ».
- “Oradan geliyorum” : « j’en viens ».
- “Oraya gidiyorum” : « j’y vais » ;
On n’en a pas conscience (parce que ces mots font partie de notre quotidien de locuteurs du français), mais ils sont une vraie difficulté pour les étrangers qui apprennent notre langue. Tout comme il peut être difficile pour nous de nous familiariser avec les déclinaisons en allemand.
Même pour nous, les constructions qui les impliquent peuvent être assez bizarres : « en en partant » et « en en voulant » par exemple. Le premier « en » dans les deux phrases est le même : c’est la préposition servant à former le gérondif (« en partant », « en voulant »). Mais le deuxième « en » diffère : dans la première phrase, c’est un pronom ablatif (« en partant de là ») ; dans la deuxième, c’est un pronom partitif (« en voulant de ça »). Allez, on va expliquer ça à un anglophone ?
Si on voulait pousser le vice plus loin…
Si on voulait pousser le vice plus loin, on pourrait trouver deux déclinaisons supplémentaires dans les pronoms personnels :
- le locatif = « à moi » dans « il vient à moi » ;
- l’ablatif = « de moi » dans « ça vient de moi ».
Normalement, ces formes devraient être considérées comme des mots sans lien entre eux, mais il y a une subtilité : elles n’utilisent pas le pronom de base (on ne dit pas « à je » ou « de je ») mais un pronom tonique (moi / toi / lui / elle / soi / nous / vous / eux / elles). Résultat : on a un cas grammatical (locatif et ablatif) occasionnant un changement de forme d’un mot ; en d’autres termes, une déclinaison.
On va encore plus loin ? « Qui » est utilisé au nominatif et « que » à l’accusatif. Enfin, l’article « du », qui n’est que la contraction de « de le », pourrait être considéré comme un article défini génitif !
Vous voulez aller plus loin ? J’ai une question pour vous : comment le latin, qui avait sept déclinaisons sur les noms et les adjectifs, les a-t-il perdues en devenant les langues romanes ? La réponse est dans la suite à cet article, qui porte sur l’histoire des déclinaisons en français et dans les autres langues romanes. Merci de votre lecture !
[…] Si vous n’avez pas lu mon premier article sur les déclinaisons du français, il est ici →Oui, le français a des déclinaisons. Et merci mille fois de votre lecture ! J’espère que je vous aurai été utile […]
[…] (Notons toutefois que les pronoms peuvent être marqués à l’accusatif en français comme j’en parle dans mon article « Oui, le français a des déclinaisons ».) […]
On pourrait aussi parler du pronom relatif….
En effet, je n’y ai pas pensé !
Merveilleux cet article! Merci!
Merci à toi !
Bonjour, article très interessant beau travail ! Cependant, ayant étudié le turc je peux vous dire que vous avez commi une faute, vous avez inversé « Oraya gidiyorum » et « Oradan geliyorum » en effet oraya gidiyorum veut dire « je vais la-bas » et oradan geliyorum veut dire « j’en viens ».
En effet ! C’est une faute d’inattention. Merci pour votre vigilance et la peine que vous avez prise de signaler l’erreur. Je corrige illico et vous remercie de votre lecture !
Ywan
Bonjour, tout d’abord il s’agit d’un article très intéressant, et je vous remercie pour avoir partagé cela avec nous; je pense, cependant, qu’il y ait une faute avec le locatif. En effet, sauf erreur de ma part, le locatif se caractérise par une position et non un mouvement. Ainsi, « j’y vais » me semble plus un accusatif à valeur de mouvement/déplacement. Après, je ne connais pas assez le latin pour assurer que cela soit le cas pour le français, en tout cas en russe le déplacement se fait avec un accusatif : я в школе (ja v shkole- e de locatif) я хожу в школу (ja hozhu v shkolu – u de l’accusatif, comme dans votre exemple de я ем розу). Aussi, votre exemple en turc me semble faussé, oraya gidiyorum correspond à un déplacemment – le directif et non à un locatif, qui se caractérise par la particule d+voyelle selon l’harmonie vocalique: ainsi je reste/habite ici sera orada oturuyorum. Voilà ce que je sais, il me semble aussi qu’en allemand la direction soit exprimée par l’accusatif, mais ne parlant pas cette langue je n’affirme rien. En tout cas, si vous avez plus d’informations sur le déplacement + cas en latin et en français, cela m’intéresse.
Bonjour et merci pour ce riche commentaire !
Vous avez raison de soulever ce point ; il y a effectivement une grande différence entre la location et le mouvement. Toutefois, il y a aussi une différence entre ce que la langue exprime (location ou mouvement ?) et ce que la langue marque en pratique (locatif ou datif/directif/allatif ?). Effectivement, « j’y vais » exprime un concept directionnel, mais il sera rendu en turc par un morphème locatif.
Sauf erreur, cela vaut pour l’ensemble de vos remarques, qui me semblent exactes au-delà de cette différenciation entre concept et morphème effectif. Il est vrai que je ne l’avais pas précisé dans l’article non plus ! Et vous avez raison, le mouvement déclenche l’accusatif en allemand (preuve d’ailleurs de la différenciation : on s’attendrait plutôt à l’accusatif pour la location et au datif pour le mouvement, n’est-ce pas ?).
J’espère avoir répondu à vos attentes !
Cordialement,
Ywan
Re-bonsoir,
Cela devient de plus en plus intéressant. Il est sûr qu’il y a une différence entre ce que l’on veut dire et comment on l’exprime, en ce sens je vous rejoins. De même, je suis d’accord sur le fait qu’on s’attendrait à l’accusatif pour la location et au datif pour le déplacement, dû moins en tant que francophone. C’est dailleurs un sujet épineux lors de l’apprentissage du russe. Il est aussi intéressant de voir que l’allemand suit cette même logique, pour exprimer le déplacement.
En ce qui concerne le turc, là où j’ai du mal à suivre, mais sûrement à cause de mon ignorance, est sur cette question de locatif. Si oraya est du locatif, alors qu’est-ce qu’orada. Il me semble que la langue fait bien la différence, aussi bien dans l’idée que dans la morphologie, entre location et déplacement. Où voit on en cela deux locatifs, l’un statique et l’autre de mouvement? En tout cas quand j’avais fait du turc, nous n’étions pas rentrés dans des questions aussi précises, mais la différence avait été claire entre üniversiteye gidiyorum ou üniversitedeyim. Bref je vous pose ces questions, car en vrai je n’y connais pas grand chose, et que je trouve le sujet passionant.
Je vous remercie pour le temps que vous prenez et vos explications.
Bonne soirée!
En fait, « oraya » ressemble plutôt au datif. C’est une déclinaison morphologique plus que sémantique mais je suis certain que certains verbes l’utilisent en effet pour exprimer soit la location, soit le mouvement. Là, mes compétences m’arrêtent autant que vous. Mon article se cantonne à exprimer la différence entre le locatif et l’ablatif, qui sont directement liées aux concepts de position et de mouvement, sous un angle purement sémantique. J’avais demandé la confirmation de mes exemples par un natif, et je pense que si erreur il y a, elle tient de trop de simplification ; c’est le double tranchant de la vulgarisation !
C’est un plaisir que de vous répondre.
Amicalement,
Ywan
Bonjour, je déterre un peu le sujet : en quoi le pluriel et le genre français se différencient de la déclinaison ? Un chat, des chats, une chatte, des chattes, ce n’est pas le même système ? Ou les déclinaisons ne signifient vraiment que la flexion du mot à l’intérieur d’une de ces cases de base ? Comment et pourquoi on les définit et différencie ? Il me semble que dans les langues plus analytiques comme le chinois il n’y a pas de flexion du mot pour signifier genre et pluriel.
Tu as un peu raison, on peut toujours ergoter ! Même si normalement on parlera plutôt de désinence pour le pluriel, et de déclinaison pour les cas à proprement parler. La limite peut être floue mais l’essentiel est d’avoir des conventions terminologiques histoire de savoir de quoi on parle. 🙂