(1 467 mots) Comme il fait chaud, je vous propose de vous immerger dans le monde aqueux que j’ai créé dans cette petite nouvelle trouvée au coin d’une insomnie. J’ai pris une grande inspiration mais c’est à vous que j’essaye de donner un peu d’air !
Crédit pour l’illustration : Aviary Room, par hellcorpceo
Pitouit ! Pitouitou !
C’est le chant du pigok qui, comme chaque matin, réveilla Sanwey. Mais ce matin était différent. Ses paupières se soulevèrent sur des yeux alertes dont les doubles pupilles s’irisèrent de jaune en réponse à l’éclat des deux soleils.
Elle perçut un mouvement sur sa droite ; un pigok venait de pousser de sa tête le rabat en toile servant d’entrée à la tente. Les trois longues plumes bleues et blanches de sa crête étaient courbées vers l’arrière et son œil visible était arrondi par la curiosité. Ou bien faisait-il semblant.
— Mataney, pigoka dyaney, prononça Sanwey.
L’oiseau, ravi par la salutation, fit frotter le bout arrondi de ses trois ailes puis retira promptement sa tête de l’ouverture. Sanwey l’entendit voleter en direction des rivières ; pas question pour les pigoks de manquer le Dyunenga. Elle entendait leur rumeur enfler dans la jungle.
Sanwey puisa de l’eau dans une bassine pour se rafraîchir. Emplie d’impatience, elle s’assura que sa peau brune retrouve tout son scintillement avant de sortir. Elle avait connu huit Dyunengas mais le spectacle ne cesserait jamais d’être une joie d’enfance pour elle.
En sortant, elle crut d’abord que la canopée avait brûlé, car elle était toute noire, mais c’était juste un nuage de pigoks perchés sur le sommet des arbres.
D’autres animaux commençaient à sortir des broussailles, certains traversant le village, tous en direction de la berge. Des yangos, des outras et même un syadya – petit quadrupède dont le balancement de ventre faisait tellement rire Seyma – allaient attendre au-dessus du courant.
Le Peuple aussi s’agitait, sentant vibrer le miracle approchant. Les hommes abandonnaient leurs tâches en cours, les femmes et les enfants s’éveillaient. En quelques minutes, le village dormant éclairé par les premiers rayons des étoiles devint aussi vif que la lumière. La chaleur était arrivée soudainement, et cela signifiait en temps normal qu’il était temps pour le Peuple de mériter qu’elle s’abaisse de nouveau à la fin de la journée. Mais pas aujourd’hui.
— Sanweya!
C’était Seyma, levée depuis l’aurore, qui venait d’apercevoir sa sœur. Elle se précipita vers Sanwey et lui prit la main. Elles se dirigèrent ensemble vers la butte qui surplombait les rivières.
Ici, l’eau coupait la roche sans remords : les vallées se créaient à la verticale, si bien que les rivières s’enfonçaient sans fin. Certains des plus anciens cours d’eau, vivants depuis le temps où le Peuple s’éveillait, avaient créé des gouffres si profonds qu’on n’entendait plus aujourd’hui le son de ce qu’on pouvait y jeter.
Comme tous les villages de la berge, celui de Sanwey était construit dans une petite dépression qu’on avait taillée et préparée durant de nombreuses récurrences pour trouer le relief, de sorte à donner un accès au cours d’eau qui ne soit pas gêné par la falaise.
Les doyens se tenaient au point le plus haut de la butte, au-devant d’une foule qui contenait maintenant la plupart des habitants du village. Les femmes finissaient de préparer le petit déjeuner, sur lequel on se ruerait plus tard pour célébrer le Dyunenga.
Dans le village, on appelait « doyens » ceux qui se rappelaient du temps où il avait été taillé dans le sol ; à ce jour, ils étaient trois et s’accordaient pour dire que cette époque datait de quatre-vingt à cent douze récurrences. Pendant ce temps, la rivière avait continué de creuser son lit, et la berge faisait maintenant un bras et demi de hauteur.
— Mataney, dyogana dyaney, salua Sanwey.
— Mataneyda, Sanweya dya.
— Dyi bagok taganey tya bo gago tyuna?
Quand elle se montrait impatiente, on lui répondait souvent « bagyudye duwa » : « le temps te répondra ». Mais aujourd’hui, on comprenait. Son père s’écarta du groupe, toucha d’un doigt le visage de Sanwey et Seyma, et leur expliqua.
— Pigokadyi fali dyukiba. Nodyi kwakalifa?
Les pigoks sont les oiseaux de la rivière. Vous savez pourquoi ?
Les filles avaient quelques idées, mais elles savaient que leur père s’amusait à les rendre curieuses. Elles firent signe que non.
— Dye waney filogi falina tyetewa. Dyutra siganoy tewadyo fifla fagini, fo tyabagok dotya fudari gidyini. Fedyawa Dyunengada bagokidya wedoli nodey tanamiga gyudre fo kabibatyofi fetrok dya bonade diganidya deru fafane yi dya drubokidyiya.
Ils tirent leur force de la rivière. Comme nous qui mangeons pour respirer, eux boivent l’eau du Dyunenga pour faire briller leurs yeux et qu’ils éclairent le village même dans les nuits où les couteaux rouges qui grondent semblent être notre seule lumière.
— Dowane dowanidiya, dit Sanwey.
Tout a besoin de tout : cette phrase avait bercé leur enfance. Sanwey avait compris ; Seyma non. Elle expliqua à sa petite sœur que les pigoks étaient le signe de l’arrivée du Dyunenga car ils étaient aussi impatients qu’eux-mêmes d’assister au miracle. Pour eux, c’était signe que la vie continuerait le long de la récurrence.
L’air était chaud, comme toujours, mais tous ressentaient la pointe d’humidité qui s’ajoutait sur l’air, lui donnant son épaisseur et la sensation qu’on existait rien qu’en s’y mouvant. En fait, Sanwey se demanda si elle ne venait pas de sentir une vague d’eau diluée dans l’air, mais son imagination pouvait lui jouer des tours.
Une chose sûre : la canopée était cette fois saturée de pigoks, une masse vivante poussant ses cris dans un brouhaha tel qu’on n’y distinguait plus aucune note. Leurs trois plumes de crête étaient devenues les brindilles tendues vers le ciel d’un tapis aérien. Il n’en arrivait plus beaucoup d’autres.
Sanwey tourna la tête vers le point d’où les rivières surgissaient dans leur champ de vision. Elles coulaient, tranquille, mues en ces trémolos presque minéraux aux motifs invariables qui ne cessent jamais de fasciner.
Le Peuple attendait.
Elle avait beau avoir pris l’habitude de ce rituel de la nature, Sanwey oubliait toujours comment il se produisait vraiment. Elle savait à quoi s’attendre, mais chaque nouveau Dyunenga était neuf, comme plein de nouvelles idées et de nouvelles sensations. Elle se rappelait des serebinis de l’année précédente, ces petits insectes tout ronds dont les ailes tournent en cercle quand ils se posent sur le bras, attirés par les iridescences de la peau.
Elle avait le regard rivé sur l’arrivée de l’eau, mais ce qui se produit ne fut pas d’abord visuel. Le murmure de la rivière de droite se changea en roulement doux et bas. Seyma fut la seule à réagir ; sur le point de pousser un cri, elle crut s’être trompée. Mais le son était bien différent. Bientôt, la rivière de gauche imita sa voisine, et la rumeur des pigoks s’estompa.
Nul ne voulait rompre le miracle par un enthousiasme trop tôt prononcé. Il fallut encore quelques secondes pour que le Dyunenga arrive de la rivière de droite. D’abord un reflet algal, puis une teinte smaragdine. Puis, sous le regard silencieux du Peuple, ce fut toute l’eau de la rivière qui coula verte. Pas un vert pâle que la lumière des soleils déchirerait, non : un vert profond, presque palpable, qui habitait chaque goutte et transformait le cours d’eau en vraie veine émeraude.
À peine eut-on le courage de décrocher ses yeux de la couleur de l’eau que l’autre rivière se transforma aussi. Sa voix devint, au contraire, plus claire, comme si elle s’était mise à jouer avec des rochers aiguisés et non les alluvions molles qu’elle charriait toujours. Et une myriade de paillettes d’or semblèrent soudain l’illuminer de l’intérieur. On eût dit qu’un soleil partait en miettes dans la montagne et léguait sa matière non aux cieux mais au chemin patient de l’eau qui court.
Les deux rivières coururent ensemble, le vert de l’une et le jaune de l’autre toujours séparés. La première sembla attendre la seconde pour qu’elles parviennent au confluent au même instant. Les souffles se retinrent, on ne ferma plus ses paupières, et la rencontre se produisit. Le Dyunenga.
Les couleurs se mélangèrent, et de l’union du vert et de l’or naquit un rouge brillant, d’abord dispersé au milieu de l’onde, comme hésitant. Mais la troisième couleur progressa vite, à la fois vers la berge et dans le sens du courant, si bien que le temps d’un demi-chant, toute la rivière visible était colorée. Alors les cris de joie s’élevèrent.
La fête durerait tout le jour. Le soir venu, on brûlerait des wetyadas, des grandes fleurs qui s’élevaient dans les airs quand on y mettait le feu, puis retombaient en une poudre scintillante. C’était ce que le Peuple avait de plus proche pour symboliser le Dyunenga. Dyu, trois. Neng, couleur.
La fête durerait tout le jour, mais les couleurs y survivraient. Pendant quatre grands chants, elles resteraient vives. Durant ce temps-là, les pigoks s’y abreuveraient chaque jour. Puis les quatre grands chants suivants verraient les teintes se fâner. Puis il faudrait attendre la fin du reste de la récurrence, vingt-quatre grands chants, pour que le Dyunenga revienne et offre la vie de nouveau.
Quand, au crépuscule, le Peuple regagna ses tentes, un pigok poussa une complainte solitaire. Pitouit ! Pitouitou ! Et le jour s’éteignit sur Allwanduir.
© Eowyn Cwper
Tous ces pigoks ! C’est presque Hitchcockien ! 😉
Je retiens la philosophie de ce texte :
Dowane dowanidiya. J’essaierai de la ressortir dans un dîner entre amis, ça fera son petit effet. 😀
Mais enfin. Tu n’as aucun respect pour mon art ni pour mon ego ! Tu vas même jusqu’à me comparer à un chef-d’œuvre pour mieux me réduire ! Je suis blessé comme un pigok les jours où les soleils se suivent et ne tombent plus.