Une micronouvelle et la carte qui va avec !
Le Complot
On leur avait promis des terres inexplorées. Lancez ces deux mots dans un pays affamé, ajoutez des promesses de subventions et votre public est à point. Sachez ensuite vendre du rêve, et voilà : vous venez de vendre une planète à la portion la plus pauvre de votre nation.
Gandobhar était effectivement le monde le plus prometteur, mais pas pour les raisons auxquelles on fit croire. Surgie sur les radars là où on l’attendait le moins, elle s’était vite avérée habitable et probablement riche en ressources naturelles. Bien plus proche de la Terre que les autres candidates, la planète était la pièce manquante du puzzle de l’exploration spatiale et l’intergouvernement s’était précipité sur l’occasion d’en faire la promotion.
Le casse-tête n’avait vraiment commencé que vingt-quatre ans auparavant, lorsqu’on avait enfin maîtrisé la fusion nucléaire appliquée au voyage spatial. Pendant qu’on s’affairait à la perfectionner, la singularité technologique faisait son chemin dans la morale populaire, soulevant des débats auxquels nul n’avait encore pensé. Parmi eux : la Représentation Minoritaire. Qui devaient être les colons ?
On décida que les groupes les mieux représentés garderaient la Terre pour eux-mêmes, qui leur était acquise et à qui la responsabilité revenait de la maintenir en bon état. Quant aux groupes minoritaires, ils « gagnaient » le droit d’habiter le nouveau monde, sauvant par là même leur patrimoine voué à disparaître. Bien sûr, on n’en arriva pas là facilement, mais il serait fastidieux de repasser en revue les trois guerres et les interminables concertations internationales qui eurent lieu afin de déterminer qui ferait partie des groupes marginalisés. Ou celles qui décidèrent du nom de la planète.
Pendant plus d’une décennie, son appellation différa en fonction des pays et même des régions. Lucy, Prospect, Athena, Ève, Kahen (pour Kuiper-Newton), Genesis et des dizaines d’autres noms se popularisèrent plus ou moins. C’est le mot irlandais pour l’espoir, Muinín, qui finit par la baptiser de ses sonorités alléchantes dans la plupart des langues. Ses deux syllabes devinrent les symboles d’un credo social depuis longtemps à la mode qui avait enfin trouvé de quoi s’inscrire dans la réalité : sauver les derniers signes des anciens temps que le capitalisme inarrêtable aurait bientôt éradiqués.
Science-fiction et tradition marchèrent main dans la main. Dans les médias tout du moins. Il n’est pas sûr qu’on puisse, en toute quiétude de cœur, parler ainsi d’une époque qui raviva une vague de discriminations jamais vues depuis le milieu du XXIᵉ siècle. Le fascisme monta de nouveau, suite logique à la manipulation des masses devenue nécessaire à la conservation du pouvoir politique. La corruption pénétra toutes les couches de la société. Enfin, l’hégémonie culturelle qu’on voulait briser avec la Représentation Minoritaire ressortit quand même victorieuse.
En quittant ce monde rempli de tensions qui ne se maintenait que par l’Espoir pendant du ciel, les colons désignés croyaient obtenir la meilleure part du marché. Car si la propagande et la répression étaient nécessaires pour étouffer le scepticisme, ceux qui étaient assez lucides pour y voir l’oppression ne pouvaient que se réjouir d’y échapper en partant par-delà l’espace vers des territoires vierges. On les leur avait promis.
Le Paysage
Officiellement, il fut rapporté que la sonde avait été défaillante. En revanche, comment on était passé d’une campagne publicitaire assourdissante vantant l’envoi de centaines de sondes vers Muinín à un modeste communiqué qui réduisait leur nombre à une seule, cela, personne ne le sut et le scandale fut aussi bref qu’intense. Quelques prétendus experts évoquèrent l’idée qu’il s’agissait d’une sonde unique et primordiale, mais la controverse suscitée par cette déclaration se perdit aussi vite que la première dans le dense brouillard d’informations sur Muinín dont on abreuvait la population.
Le fait, cependant, était là. La surface de Muinín était certes vierge, inexplorée, habitable, exploitable, et offrait tout le nécessaire à l’implantation d’une colonie autonome au développement rapide. Mais une fois de l’autre côté du ciel abyssal, les colons découvrirent par eux-mêmes qu’elle était aussi hostile.
Au niveau de la mer, on respirait normalement avec un équipement standard. C’est avec l’altitude que l’air se chargeait en gaz toxiques et en particules corrosives rendant obligatoire le port d’un équipement lourd. On comprit que les montagnes, majoritaires sur la planète, resteraient inaccessibles à la civilisation pendant plusieurs décennies. L’estimation passa en siècles lorsque la plupart des habitants de la Nouvelle Terre tombèrent face au second fléau de Muinín : son climat.
Elle ne tombait jamais en-dessous de 35°C. En journée, elle pouvait monter jusqu’à 70°C si le vent venait du Sud. Muinín n’ayant pas de saisons, le climat était constant : pendant l’équivalent de plusieurs mois terriens, la sécheresse craquelait le sol, l’éclat verdâtre du ciel dardant sans relâche son regard brûlant sur 880 000 hommes et femmes sans préparation ni matériel de traitement ou de stockage de l’eau. Puis une tempête immense venait invariablement, avançant droit et sans hâte, qui amenait avec elle des éclairs violacées et une pluie chaude.
Les gouttes énormes, glissant entre les doigts des colons et battant la terre pendant un demi-mois, deviendraient caractéristiques des ouragans que les colons appelleraient bientôt des « printemps ». Ces tempêtes remplissaient les rivières et recouvraient le paysage d’un microorganisme appelé le Lichen, une des rares espèces vivantes indigènes de Muinín. Il prospérait avec la pluie ainsi que les plantes avaient prospéré sur la planète-mère pendant le printemps, teintant la planète d’un vert tendre qui donnait presque espoir en l’avenir. Cependant, même l’eau ne franchissait pas toujours l’horizon.
Les rivières de Muinín étaient généralement endoréiques : telles le Tarim ou l’Okavango sur Terre, elles n’avaient pas d’embouchure, s’évaporant avant de pouvoir remplir la mer. Les études préliminaires y voyaient le résultat d’un long processus d’assèchement de la planète, car plusieurs bassins portaient les symptômes de mers anciennes ayant disparu. On découvrit des cours d’eau immenses, sortis de rêves sur l’ancienne Mars, qui progressivement s’étrécissaient jusqu’à s’évanouir dans les canyons désertiques qu’ils avaient creusés longtemps auparavant. Partout les paysages arboraient les cicatrices d’un âge où l’eau détenait tout pouvoir, criant aujourd’hui son agonie sur ce monde.
Il ne fallut pas longtemps pour que les doutes s’effacent : les colons étaient les victimes d’un des plus importants crimes contre l’humanité depuis les dernières guerres. Offrande faite à Muinín pour l’apprêter aux vagues d’immigration suivantes, leur survie n’avait jamais été engagée et leur déplacement, déguisée par la Représentation Minoritaire, cachait une déportation. Les migrants avaient été dupés, et ceux qui les suivraient lors des vagues d’immigration suivantes étaient condamnés à devenir des agneaux sacrifiés au nom de la gouvernance hégémonique terrestre.
À la lumière de cette trahison, les colons donnèrent leur propre nom à leur monde : Gandobhar, « Sans Eau ». Les survivants devinrent des séparatistes silencieux, car rien de ce qui quittait la planète par les systèmes de communication interstellaire ne passait le filtre de la propagande soi-disant menée pour le bien futur des Terriens.
Ce que le gouvernement ne prévit pas, c’est que les Gandobhariens, pris en charge par les quelques militaires et scientifiques envoyés pour faire bonne mesure lors du lancement de l’expédition, firent davantage que simplement survivre, et dépassèrent l’espérance qu’on plaçait en eux de préparer le terrain.
Ourrhaia
Les Gandobhariens s’implantèrent dans une cité qu’on nomma Wholehue. Les vaisseaux pourraient continuer de les héberger tous au sol pendant le délai nécessaire à la construction d’une ville autonome. Mais malgré le choix de cette région humide et riche en matières premières, la moitié des colons succombèrent à la première sécheresse.
On faisait encore appel à la Terre pour s’aider dans les décisions les plus difficiles, mais les dissensions montaient. Déjà on soupçonnait que les intérêts de la planète-mère n’étaient pas encore sur Gandobhar. Il fallut une fuite d’informations lors de laquelle on appris que Wholehue était seulement le second site d’implantation idéal pour que les colons prennent le chemin de l’indépendance. Le meilleur site, bien sûr, était réservé aux colons qui les suivraient.
Leur première décision signa la perte de milliers d’entre eux, mais scella la survie des autres. Il s’agissait de quitter Wholehue pour ce qui deviendrait Firstport, la capitale. Le chemin du Nord n’offrant pas assez de possibilités de ravitaillement, il fallut trouver la route qui longe l’Allmouthe, la large embouchure où maintes rivières se jetaient dans la Mer du Nord, pour contourner les montagnes d’Oxnose. Le trajet de près de 510km prit 37 jours.
Un peu plus de cent mille colons virent la fin de la route. La population descendrait jusqu’à 68 000 avant de se stabiliser, car Firstport était faite, et autonome. Ces 68 000 personnes furent les premières à véritablement vivre sur Gandobhar et à la revendiquer. Elles furent les premiers Gandobhariens, les premiers humains à croire en eux par eux-mêmes, sans propagande, depuis des décennies.
Ne pouvant agir sur la Terre où la population continuait à se réjouir de pouvoir rejoindre les premiers colons sur Muinín, que les médias assuraient en bonne santé, enthousiastes et héroïques dans leur tâche de construire le nécessaire pour une émigration en masse, les Gandobhariens renoncèrent à leurs attentes et rompirent les ponts.
On commença par étendre un réseau routier primitif autour de l’Allmouthe et l’on explora les parties hospitalières du mieux qu’on pouvait avec les quelques véhicules dont on disposait. La région, relativement accueillante, fut rapidement peuplée, et quatre villes supplémentaires virent le jour (Soothflow, Northundeep, Endmouthe et Bond Lower), où elle commença de remonter légèrement au fil des mois.
Les noms propres florirent partout. Des noms nouveaux, jamais inspirés par des personnes, et rarement par des lieux terriens. Des noms de paix, empreints d’idées neuves, qui parfois ressortaient de vieilles histoires où l’on rêvait d’un nouveau départ. Des noms qui célébraient les vies perdues pour que d’autres les remplacent et perdurent. Ils étaient souvent anglais, mais cela ne gênait quasiment plus personne. Des régions furent désignées pour représenter certaines langues, dans une sorte de continuation timide de la Représentation Minoritaire, mais les préoccupations étaient souvent ailleurs.
Car pour conserver leur ouvrage sans avoir à le céder ensuite à la Terre, les Gandobhariens devaient pouvoir le défendre. En pleine lutte pour sa survie, ils durent se militariser. Cela, néanmoins, se révéla plus facile qu’envisagé : les vaisseaux d’immigration n’étaient pas prévus pour le combat et il serait facile d’y nuire si jamais ils approchaient la planète. La menace d’agir ainsi, à peine émise, se révéla efficace : l’intergouvernement réalisa avec violence que Muinín pouvait être véritablement perdue pour eux.
Le secret ne fut pas longtemps dissimulé aux yeux des Terriens idéalisant Gandobhar. Le vernis de la propagande se craquela et les derniers espoirs de récupérer la planète partirent en miettes, car pour la première fois on vit une révolution menée par des milliards de personnes. Le peuple trahi n’acceptait pas que la plus grande promesse qu’on lui ai faite fût anéantie, mais surtout qu’elle fût fausse. La Terre finit par payer le prix de ses mensonges et de ses meurtres. Quatre ans plus tard, la population gandobharienne repassait au-dessus de la barre des 100 000 habitants, tandis que mille fois plus de Terriens tombaient sous les coups de la révolte ou de sa répression.
Treize ans de plus et la révolution terrienne arrivait à son terme. Elle laissait la planète-mère exsangue, amputée de près de deux siècles d’avancée technologique, incapable de remonter la pente avant qu’un millénaire au moins fût passé. Muinín devint un souvenir douloureux, une blessure qui ne se fermerait jamais. Pendant ce temps, Gandobhar avait converti ses maigres et éphémères ressources militaires en de nouveaux outils pour la colonisation.
On apprenait à connaître la planète grâce à ses propres sens et intuitions, sans se fier aux anciens relevés. On commençait même à dompter l’altitude : deux villes s’implantèrent entre les deux grands massifs de l’Allroof, permettant de joindre les deux côtes du bras de terre le plus large. Seuls les anciens écoulements de lave, toxiques, demeuraient inaccessibles. Combien de temps le secret de cette implantation serait-il gardé pacifiquement ? Les Gandobhariens aimaient à penser « toujours », car il y avait encore tant à découvrir et à partager. Peut-être avaient-ils raison.
On se concentra sur la pérennisation des territoires connus, mais l’expansion continuait. Avec elle, on découpa en farthings la partie explorée. Quant à cette dernière, elle devint le premier pays de Gandobhar – et jusqu’à aujourd’hui l’unique : Ourrhaia.
Nous voici longtemps après l’époque des premiers Gandobhariens. Assez longtemps, en tout cas, pour qu’on eût perdu l’habitude de mesurer le temps en années terriennes, et que le Lichen commençât de révéler des applications inattendues qui pourraient ouvrir la voie vers la résolution des plus grands dilemmes agricoles, voire technologiques.
La population, entièrement constituée de natifs du Nouveau Monde, est de 1 265 000. Pendant que ce qui était la civilisation terrienne déperrit lentement, rongée par les ravages durables de son orgueil passé, incapable de mener une guerre ou de poursuivre l’émigration si elle était permise, la graine qu’elle a semée fleurit sous des cieux sévères. Mais elle a bon espoir. Car après tout, on lui a promis des terres inexplorées.
FIN
Making of
L’idée pour cette histoire m’est venue en réalisant la carte. Et l’idée de réaliser la carte m’est venue grâce à la peinture partagée sur mon Discord par un de ses membres, 𝕲𝖔𝖑𝖉𝖊𝖓𝕾𝖍𝖗𝖎𝖒𝖕#5945.
Dès que je l’ai vue, j’y ai imaginé des paysages. Avec l’autorisation de l’artiste, je l’ai alors tripotée sur Inkscape pour voir si je pouvais la vectoriser dans un style topographique et voici le premier résultat que j’ai obtenu.
Puis j’ai amélioré les réglages et obtenu une base qui me plaisait bien.
J’ai ensuite coupé les bords et attaqué le gros du travail. En tout, l’ajout des calques de type « cartographie » (rivières, routes, frontières, noms, villes, montagnes, légende) a pris environ 20 heures. Il y a 387 objets « textes » parce que pourquoi pas (ils ont tous une étymologie explicable mais je ne m’en rappelle pas dans tous les cas !).
Ne cessant d’imaginer des raisons derrière ces étranges bassins (endoréiques), ces paysages fortement découpés (par l’eau) et l’aspect liquide des côtes (issues du volcanisme), l’idée d’écrire une micronouvelle pour tout expliquer devenait de plus en plus évidente.
Quatre heures de plus et elle était terminée. Et voici le résultat. J’espère qu’il vous plaît et que vous n’hésiterez pas à me dire ce que vous en pensez en commentaires, ou bien à y laisser vos questions. Merci pour votre lecture !
La version SVG de la carte est disponible en téléchargement sur mon DeviantArt pour ceux que cela intéresse. Je prends aussi les commandes.
Vraiment pas mal ! Tu gères vraiment bien les cartes maintenant. Tu devrais faire des tutos YT, si tu trouves le temps !
Les noms sont marrants: ils ont un je-ne-sais quoi de vieil anglais^^ j’en déduis donc que la planète est essentiellement peuplée d’Occidentaux, pour qu’ils acceptent l’anglais comme ça.
En revanche, «Gandhobhar» ça sent bien plus l’Inde. D’ailleurs, en sanskrit, «ga.n.dabharâ» (गण्डभरा) ça donne «le porteur de tumeur/de bubon» ! :p
Avec une dentale et une autre dentale aspirée, c’est mieux, ça fait «gandhabharâ», (गन्धभरा) «le porteur d’odeur/de parfum»
Ah c’est pour ça que j’adore les langues…
Mersid, tu me fais plaisir ! Je pense rester aux tutos écrits ; la vidéo, j’ai essayé, mais ça demande de se construire d’autres skills. L’inspiration des noms est assez tolkienesque, j’avoue. Quant au peuple, on peut deviner à la micronouvelle qu’il a reproduit les dominantes terriennes, pour le meilleur et pour le pire.
“Gandobhar” est peut-être du yaourt mais c’est bien de l’irlandais, voir “gan” et “dobhar”. Les cognats sanskirts sont assez balèzes. x)