(1 039 mots) Épisode trois de l’univers Chthoodons !
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Un vent noir caresse l’air mort. Il l’agite tels de sombres éclairs qui se contiennent, moulant dans ses mains crispés des nuages fétides et invisibles. Moite et électrique, une grande vague prend ses racines au sommet des arbres. Quand elle fait bruire leurs feuilles, elles se transforment en ailes d’insectes inconnus, et le million de crissements s’élève comme un hymne discordant qui serait tendre sous d’autres cieux. Mais les nôtres, ce soir, sont perclus de poison, lourds mais patients, patients tel un prédateur à l’affût qui prend son temps pour passer à l’assaut, car il sait que la peur de lui vous paralyse. Il a le temps. Vous ne bougerez pas.
Silhouette à l’orée de la forêt. Le vent parfois trop froid, parfois si chaud, dont les rafales sournoises semblent se jouer de vous comme un ennemi invisible. L’atmosphère entière, de vos pieds jusqu’aux étoiles, qui jusque là signifiait la liberté, est devenue une prison. Elle est tout l’espace, mais maintenant vous aimeriez pouvoir la fuir. Elle était l’étranger mystérieux, mais vous venez de voir ses yeux rouges brillant au bout d’un couloir obscur. Vous voulez vous retourner, partir, mais les murs s’étrécissent et vous retiennent. Des murs qui ne sont pas là.
Vous vous tenez dans une clairière, à la nuit tombée, dans la confusion savante qui est celle des rêves. Mais au fond de vous rampe cette certitude : quoi qu’il se soit produit, la forêt est bien réelle. Peut-être ne l’êtes-vous pas, et peut-être n’étiez-vous pas supposé vous trouver là. Peut-être après tout ne constituez-vous pas une proie mais un intrus, le témoin indésirable de desseins qui vous dépassent. Peut-être venez-vous de déceler ce qui nous était dissimulé et que nous avions le tort de passer nos vies à chercher. Mais cela n’a plus d’importance, car la peur est devenue votre réalité : vous savez, et vous en savez trop.
Le sol vibre, mais rien ne bouge. Il n’y a de son que celui du vent, chaotique, et les bruissements terreux qu’il produit dans les arbres. Vous sentez gronder les nuées enragées dans les gestes de l’éther, mais vous ne discernez rien. Seulement le vent, toujours le vent, et en rêve vous savez que jusqu’au sommet de l’atmosphère il va et plonge dans cette forêt comme si elle était le poumon affamé de ce monde. Mais la certitude grandit en vous : c’est réel. Vos sens caducs ont été supplantés par cet esprit se superposant au vôtre, et vous savez que vous y auriez déjà succombé si quelque chose ne vous donnait pas en plus la force d’en être le réceptable.
Le sol a vibré de nouveau, et cette fois vous l’entrevoyez : une force se ramasse sur elle-même à l’autre bout de la forêt, plus haute que vos vrais yeux ne sauraient jamais voir, aussi large que votre âme magnifiée. Vous ressentez sa haine, sa patience, mais sa haine, sa hargne, l’infinitité de son infamie, sa haine, sa haine vous envahit, vous vous prenez la tête entre les mains mais vos doigts se brisent contre votre crâne, vous hurlez et le vent s’en nourrit, un visage semble s’en détacher et vomir la douleur de mille vies ignobles dans ce courant de plus en plus fort, si fort que vous ne comprenez pas comment vos jambes vous portent encore à travers le maelström.
Quand le sol vibrera encore, il cessera d’être, car c’est toute la planète qui disparaîtra lorsque la force en aura décidé. Pour l’instant elle se délecte, jouissant de sa puissance et s’enivrant au souvenir de ces milliards d’années qu’elle a passés à détruire, disloquant jusqu’au moindre atome, vidant lentement cet Univers de sa substance pour qu’un jour elle puisse le quitter, et détruire à nouveau. Vous voyez sans les voir ses membres scintillants, les longs appendices suppurants qui, densément entremêlés, forment ce corps qu’elle reforme à volonté. Vous distinguez l’énergie qui les fait scintiller en parcourant sa surface.
Dans les derniers instants, vous avez l’impression que l’espace tout entier respire, comme si un dernier souffle venait d’être exhalé par une entité qui serait partout et qui, dans des temps reniés, aurait tenu l’horreur en échec. Vous le ressentez ainsi car de la tristesse mêlée de résignation s’empare soudain de vous comme un venin fugace, aussitôt remplacé par un sentiment de triomphe tel que seuls peuvent le ressentir les êtres qui ont connu un jour la solitude absolue et la conviction profonde de ne jamais rien pouvoir signifier que dans l’anéantissement.
Le cycle arrive à son terme et rien ne pourra le retenir. Les signes seront légion : partout on connaîtra la peur, le doute viscéral, le vide d’un au-delà qui bientôt ne sera plus là pour nous rassurer. Des fluides seront libérés des entrailles pourrissantes de mondes pleins d’espoir, des créatures abjectes trouveront des chemins qui n’existeront que pour elles à travers la Terre, et elles annonceront la fin.
⁂
Vous vous réveillez au son irritant mais familier de votre alarme, que vous éteignez à tâtons sans ouvrir les yeux. Vos pensées se mettent en ordre. Finalement, c’était un rêve. C’est drôle comme l’esprit est capable de se convaincre seul du plus invraisemblable. Vous entendez un choc et vous comprenez qu’un petit objet (probablement une brindille) vient de heurter votre fenêtre : le temps doit être maussade et venteux, pas vraiment celui qu’on attend d’un dimanche de juin.
Vous vous sentez bien, comme si le rêve ne vous avait pas affecté, et vous avez l’esprit clair. Mais avant que vous réalisiez être en train d’ouvrir les yeux, vous comprenez qu’il y a quelque chose. Vous ne vous êtes pas trompé. Vous regardez votre téléphone, qui annonce 08:02. Un instant, vous vous croyez pris de la superstition enfantine qui succède à un cauchemar, mais vous doutez.
Dans la poche du pantalon abandonné au pied du lit, vous trouvez une montre qui annonce 08:02 elle aussi. Vous commencez d’avoir peur. Vous vous rendez dans la salle de bains, car vous vous rappelez d’y avoir mis le téléphone de votre ami, ramené chez vous par erreur la veille. Il annonce 08:07 ; vous étiez supposé corriger le décalage de son horloge il y a plusieurs mois déjà, mais pour le moment cette pensée ne vous atteint pas. Vous vous demandez simplement pourquoi il fait encore nuit noire.
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