Le mot « échec » (/e.ʃɛk/), qu’il soit une défaite dans la vie ou une victoire sur l’échiquier, a une étymologie mouvementée propre à ces mots dont je choisis de retracer rapidement l’histoire. Allons « mater » ses mystères !
Sommaire
- De l’histoire ancienne
- Dans les langues romanes
- Messieurs les Anglais, jouez les premiers
- Et mat ?
- Sources
De l’histoire ancienne
Il faut presque suivre le même chemin que celui des « chiffres arabes » pour trouver le berceau de l’échec. Et si le mot est bien passé par l’arabe, c’est une racine indo-européenne qui lance les dés : *tek, qui signifiait « prendre le contrôle » ¹. Cette racine n’a pas donné d’autres mots modernes, dans les langues d’Europe de l’ouest, que l’anglais « thig », obsolète, qui signifie « supplier » ²`³.
Du proto-indo-européen au proto-indo-iranien jusqu’au vieux perse et au perse moyen, la racine a eu le temps de se métamorphoser : elle est devenue le mot persan « شاه » (šāh) (phonétique : /ʃɒːh/ ⁴), qui signifie « roi » ¹. C’est là que le destin du mot (comme beaucoup de mots persans) veut qu’il devienne arabe, avec la même orthographe.
Le jeu d’échecs, quant à lui, est d’origine indo-persane. On le mentionne pour la première fois vers l’an 600 ; il est décrit en arabe au VIIIème siècle, en langue persanne vers 800, et en sanskrit au XIIème sièce ⁵. C’est lors de l’emprunt du persan à l’arabe que le mot acquiert son sens de « roi aux échecs », à une période où le jeu connaît son essor.
En persan, il était utilisé dans l’expression « شاه مات » (šâh mât) (phonétique : /ʃɒːhˈmɒːt/) qui signifiait « le roi est mort »⁶ ou peut-être « le roi est piégé » selon l’idée que « mât » est une mauvaise interprétation du verbe « mata », « mourir », et viendrait plutôt de « mât », « être étonné » ⁷.
Dans les langues romanes
Le mot intègre le vocabulaire latin (retour aux langues indo-européennes !) sous la forme « scaccus » (phonétique : /ˈskak.kus/) ⁸. Il est probable que l’ajout inattendu du son /k/ en fin de mot fût motivé par le francique *skâk, qui donna « eschec » ou « eschac » en ancien français, le mot pour « butin » ⁹. D’ailleurs, tous les mots germaniques pour le jeu ont conservé ce son : le néerlandais schaak, l’allemand Schach (prononcé /ʃax/ en allemand moderne), le danois skak, le suédois schack, l’islandais skák ¹…
Le mot aurait pénétré notre langue par le Sud : le Littré mentionne l’occitan « escac », et l’espagnol ou le portugais « xaque »¹⁰.
Au roc en prist un grant tropel, Et dist eskec ; moult li fu bel.
XIIIème siècle
En ancien français, le mot est « eschec » (phonétique : /es.t͡ʃɛk/ *), qui est à l’époque homonyme du mot pour « butin » que j’ai mentionné ci-avant. Le pluriel est « esches » (phonétique : /es.t͡ʃes/ *) qui donna l’anglais « chess », le mot moderne pour le jeu ¹¹`¹². Aussi bien le français « eschec » que l’anglais « check » datent du début du XIVème siècle selon leurs premières attestations ¹³. Dans un cas comme dans l’autre, il est difficile de dire si le sens premier était celui du jeu ou le synonyme d’insuccès ¹³`¹⁴.
* Extrapolation personnelle ; pas certain pour les voyelles.
As eschecs jouent li plus saige et li viel.
— XIème siècle
Messieurs les Anglais, jouez les premiers
Parallèlement, les Normands importèrent en Angleterre l’idée (attestée vers 1300) de tenir les comptes sur une table quadrillée, rappelant le jeu d’échecs, qu’ils appelaient en anglo-normand un « escheker » (donc un échiquier) et dont ils se servaient un peu à la manière d’un boulier ¹⁵`¹⁶. Ce mot, qui donna l’anglais « exchequer », vit son sens étendu à la gestion du Trésor ¹⁶. Quand les chèques apparurent, ils furent nommés en Angleterre des « exchequer bills », des « billets de l’échiquier », ce qui fut bientôt réduit en « check » ¹⁶, plus tard importé en français comme « chèque ».
En anglais, les orthographes « check », « checque » et « cheque » furent interchangeables du XVIIème au XXème siècle, avant que l’influence française du « chèque » ne motivât la standardisation de ce dernier dans l’économie unifiée du Commonwealth. Aux États-Unis, l’orthographe « check » a été standardisée à la place ¹⁷.
Selon une autre théorie, le mot anglais « check » (déjà passé par la moulinette du persan → français → anglo-normand, puis sémantiquement « attaquer le roi » → « arrêter » → « arrêter pour vérification » ¹⁸) signifiant « contrôle », « vérification », fut utilisé pour désigner les chèques comme des « ordres pour vérifier qu’il n’y a pas vol » – toutefois l’influence simultanée de « exchequer » était probablement non nulle ¹³`¹⁸.
Et mat ?
Vous l’aurez compris, l’expression persanne « شاه مات » (šâh mât) est directement à l’origine de notre « échec et mat », attesté déjà vers 1155 ¹⁹. En nature d’extrapolation personnelle, le « et » semble avoir été ajouté par épenthèse, pour « faire joli » (dire simplement « échec mat » en français donne furieusement l’impression qu’il manque quelque chose). Additionnellement, le mot « mat » en lui-même désignant déjà « le coup par lequel le roi est mat » ¹⁹, dire « échec et mat » ajoute une dimension à la simple mise en… échec, que les Perses n’avaient pas !
Note : en ancien français, les « eschés » étaient aussi les pièces elles-mêmes ²⁰.
Lors versa les eschés a terre.
1174 – 1180
Les échecs ont apportés d’autres mots au français : « échiquier » bien sûr, par suffixation, mais aussi « échiqueté », un terme d’héraldique, et « déchiqueter » ¹⁴. Étrangement, le verbe « échouer » ne partage pas la même origine ; il serait plutôt lié à « échoir » et n’aurait acquis son sens de « faillir » qu’au contact de l’ « échec » ¹⁴.
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Sources
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Les citations viennent du Littré ici et là.
La source de la gravure et de la page du traité est là. La bannière est tirée du livre De ludo scachorum, écrit par le mathématicien Luca Pacioli en 1500.
En toute honnêteté, et en prenant en compte l’avis de toute personne ayant lu cet article, et bien sûr d’un point de vue purement intrinsèque sans prétention ni métaphore : cet article n’est pas un échec.
(je sais, ce commentaire n’a aucun sens)
Une fois de temps en temps, ça change !
« šâh mât », c’est aussi ce que s’est dit sans doute Khomeini en prenant le pouvoir 😉
Une fois encore, un article passionnant qui me permettra de briller lors d’une prochaine partie, faute d’avoir le dessus sur le plateau.
En complément, j’aurais aimé une petite histoire du roque 😉
Il est des roques plus durs à tailler que d’autres. Je mets l’idée dans un petit coin de ma tête ; loin de moi la prétention de la chasser mais c’est souvent de tomber sur la source qui enflamme mon intérêt pour un sujet.
Ravi de t’avoir intéressé ! Tes derniers articles traînent dans ma boîte mail et m’accusent chaque jour de ne pas être encore lus.
Pas d’inquiétude, je n’ai pas prévu de les effacer dans l’immédiat. 😉