Licorne /li.kɔʁn/ (n.f.) : animal fabuleux dont le corps est généralement celui d’un cheval blanc, portant sur le front une corne unique longue et torsadée neutralisant les poisons, et qui symbolise, notamment dans les poèmes et sur les tableaux et les tapisseries du Moyen-âge, à la fois la puissance et la pureté (CNRTL).
En latin, « licorne », c’était « ūnicornis ». Au cours de son histoire, le mot a subi le phénomène de l’étymologie populaire et plusieurs resegmentations (un redécoupage des mots). Une bonne occasion de faire un petit tour de son étymologie et de voir la capacité du cerveau humain à réanalyser le langage.
L’étymologie
Les premiers temps
Tout comme le mot « canicule » auquel j’avais dédié le premier article de ce format, le mot « licorne » arrive en latin par un calque du grec ancien. Un calque est une traduction littérale : le grec ancien μονόκερως (monókeros, ce qui signifie « une corne » et qui est encore le terme en grec moderne pour « licorne ») a été traduit en ūnicornis.
Malgré la traduction, les deux mots restaient vaguement apparentés, vu que « cornis » et « κερως, keros » partagent la racine proto-indo-européenne « *ḱerh₂- » signifiant déjà « corne ».
Le mot latin ūnicornis a encore été calqué plus tard, par exemple par le vieux norrois avec einhyrningr qui a notamment donné le norvégien enhjørning. Là aussi, la traduction est fidèle à ses origines puisque la racine germanique « hurną » pour « corne » vient aussi de « *ḱerh₂- ».
« Unicorne » est attesté en français dans la première moitié du XIIème siècle dans le sens de « licorne », en 1765 pour désigner le narval et en 1805 en tant qu’adjectif.
D’ « unicorne » à « licorne »
Pendant que ūnicornis vit sa vie en français, il prend à peu près le même chemin en italien : le mot pour la licorne en vieil italien est unicorno, mais des choses étranges vont commencer de survenir.
avec l’article défini, unicorno est « l’unicorno » ; cette forme, très courante, va être resegmentée une première fois : les locuteurs vont considérer, par erreur, que l’article défini fait partie du mot. L’unicorno → lunicorno ;
ensuite, la forme « lunicorno » va être victime de l’étymologie populaire : l’attribution arbitraire d’une fausse origine au mot. Ici, le mot « lunicorno » donnait l’impression d’être le mélange de « lione » (« lion ») et « unicorno », et a été modifié dans ce sens. Lunicorno → liocorno ;
plus tard, une évolution du type liocorno → alicorno a pu être observée*. Ceci s’explique par un emprunt morphologique de l’article défini arabe « al- », déjà utilisé en masse en portugais et en espagnol (d’où notamment « alcool »).
* En italien moderne, liocorno est resté standard mais alicorno est observable comme variation dialectale.
En ancien français, « lycorne »* est attesté pour la première fois vers 1350, mais « alicorne » est encore observable en 1694. Là, deux étymologies sont possibles.
* J’imagine que la lettre <y> vient de l’assimilation du mot à son origine grecque, mais il s’agit là d’une extrapolation personnelle.
1ère théorie : resegmentation de l’article défini
Tout comme l’unicorno avait été resegmenté en lunicorno, le mot italien alicorno, quand il est emprunté en français, est perçu comme la licorne et non pas l’alicorne. C’est le premier cas que le français a standardisé sous la forme moderne « la licorne » (on note que la lettre <a>, en étant attribuée à l’article, a fait percevoir le mot comme un féminin, tandis qu’il est masculin en latin et qu’il l’est resté en italien moderne).
2ème théorie : resegmentation de l’article indéfini
La deuxième théorie n’implique pas un emprunt à l’italien, mais deux réanalyses successives au sein de la langue française. Le mot latin ūnicornis, en vieux français, a été resegmenté en « un icorne », permettant « l’icorne » avec l’article défini, ce qui a été resegmenté une deuxième fois en « licorne », forme à laquelle l’article défini a été réajouté pour donner le français moderne « la licorne »*.
* Cette théorie ne justifie pas le changement du genre du mot, mais cela ne la discrédite pas pour autant.
Pour résumer tout cela, on peut concevoir le diagramme suivant – ce que j’ai fait, du coup (cliquez pour agrandir).
Malgré le doute qui persiste quand à laquelle de ces deux évolutions est la bonne, je trouve que c’est une histoire assez exceptionnelle dans les deux cas.
Cères ennemis
À côté de tout cela, en vieux français, la licorne est un mythe encore mouvementé puisque « unicorne » (qui devient obsolète) côtoie « icorne » (la forme raccourcie) mais aussi les ancêtres des synonymes modernes « monocéros » et monocère » tirés directement du grec. En français moderne, les noms « monocéros, monocère, unicorne » sont synonymes pour désigner le narval, appelé aussi « licorne de mer ». Mais attention, de ces trois mots :
seul « monocéros » désigne la constellation australe (plus communément désignée comme la Licorne de toute manière) ;
seuls « unicorne » et « monocéros » désignent le rhinocéros (le second est vieilli).
Merci pour votre lecture ! J’espère que vous avez apprécié ce petit voyage dans l’origine du mot « licorne ». N’hésitez pas à laisser un commentaire si vous avez des questions.
Sources
Romance languages: a historical introduction (Ty Alkire, Carol Rosen, p. 305) ;
pour l’origine de « alicorno », The Lore of the Unicorn (Odell Shepard, 1993, p. 142)
le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales ;
Wikipédia ;
le Wiktionnaire.
Très intéressant bravo.
Le unicorno qui donne ´une icorno ´ puis donne à comprendre que le nom est icorno puis amène à dire ´l ´icorno’ et enfin « licorne » est très intéressant.
Le « monoceros » de 1551 est représenté avec des sabots fendus, ce qui le distingue nettement d’un cheval (nonobstant la corne).
Le dessinateur ne pouvait ignorer que les animaux portant des cornes ou des bois connus à son époque sont tous des artiodactyles (bovins, caprins, ovins, cervidés, etc.).
Dans l’imaginaire de son époque la licorne n’était donc pas un cheval à corne.
D’ailleurs, dans son bestiaire, Philippe de Thaon la décrit ainsi :
Monoceros est beste
Un cor at en la teste
Pur ço issi at nun
De buket at façun
« De buket at façun », en français moderne : il ressemble à un petit bouc.
Le Bestiaire date du XIIe s., mais les sabots fendus du boucquet sont toujours présents sur la gravure du XVIe s, bien que la tête et la crinière rappellent celles d’un cheval.
Dans le milieu équestre, il y a un dicton : « pas de pied, pas de cheval ».La représentation du monoceros a donc évolué entre le XIIe et le XVIe s. pour se rapprocher du cheval, mais ce n’est pas encore la représentation moderne de la licorne.
C’est très intéressant tout ça. 😮 Merci !