Il y a quelques années, j’ai publié sur le blog un tutoriel pour analyser les voyelles orales d’un locuteur sur le logiciel Praat. Alors oui, c’est de l’acoustique et de la phonétique un peu avancée – et cet article ira même plus loin. Mais si vous faites partie des curieux qui ont des bases de linguistique et voudraient sortir des assomptions communes sur la phonologie du français, alors cet article est parfait pour vous.
Je suis toujours assez content de cet article, mais il était superficiel sur un aspect important : pour chaque voyelle, j’utilisais un seul échantillon prononcé en isolation. En conséquence, chaque voyelle du diagramme qui en ressort est un point, et l’analyse part du principe que chaque voyelle est strictement prononcée au niveau de ce point.

Or la réalité est bien différente, la réalisation d’une voyelle fluctuant d’un mot à l’autre en fonction de facteurs tels que l’environnement (les sons et les mots qui l’entourent), les intonations de la phrase, l’émotion communiquée, l’élocution, etc. Une voyelle ne devrait pas être un point sur le diagramme, mais une zone.
Aujourd’hui, j’ai décidé de sauter le pas et de refaire mon diagramme vocalique sur cette base. Et cette fois, j’ai pris beaucoup d’échantillons.
La méthode
D’abord, je me suis enregistré lisant un texte suffisamment long pour inclure toutes mes voyelles. Puis j’ai analysé l’enregistrement dans Praat, notant soigneusement dans un carnet les fréquences correspondant à chacune de mes 10 voyelles orales*, en prenant 4 à 12 échantillons de chaque (c’était long). J’ai ensuite reporté ces mesures dans Formant Plot, ce qui m’a permis de réaliser ce jeu de points à relier dont j’étais bien content.
* J’ai exclu mes voyelles nasales AN IN ON du diagramme final, car la nasalisation affecte les formants d’une manière que je ne me sentais pas la compétence de décrypter.

Je l’ai ensuite téléchargé en format SVG et édité sur Inkscape pour le rendre plus « lisible ».

Enfin, j’ai converti les points en zones approximatives.

Si ce diagramme est difficile à déchiffrer, c’est parce qu’il est en réalité constitué de plusieurs niveaux. En plus de distinguer ces 10 voyelles en fonction de leur position, je distingue également trois degrés d’arrondissement des lèvres : non-arrondies, semi-arrondies (je les marquerai avec le diacritique /V̜/), et arrondies. Si l’on sépare ces trois niveaux, les choses deviennent plus claires.



On remarque déjà que mes voyelles tendent à remplir tout l’espace vocalique, ce qui est normal. Seule la partie du bas, à droite, où se trouve par exemple le son  /ɑ/, est inutilisée. C’est une voyelle que j’utilise parfois pour l’emphase avec certains A en fin de phrase, notamment le négateur « pas » : par exemple « je sais pas » = [ʃɛ pɑ].
À peu de choses près, mes voyelles ne se superposent donc pas au sein d’un même niveau. Cela dit, beaucoup de choses intéressantes se passent.
Les résultats
Voyelles non-arrondies

En ce qui concerne les voyelles non-arrondies, seul le maintien de la distinction /e ɛ/ (FÉE, FAIT) ressort vraiment, étant légèrement minoritaire en France. J’ai aussi tendance à relever ces deux voyelles, ce qui rapproche mon /e/ d’un [ɪ], et mon /ɛ/ d’un [e] – ce qui est également normal en France.
Ma distinction /e~ɛ/, bien que forte, est toutefois restreinte à la position finale (FÉE/FAIT, NEZ/NAÎT, BÉE/BAIE, FERAI/FERAIS…). Ailleurs, elle se perd plus ou moins. Les connecteurs (ET, EST, DÈS) ainsi que les syllabes initiales (DÉVELOPPEMENT, ESSOR, DESSIN) par exemple présentent une voyelle fusionnée /e2/, indépendante de la distinction /e ɛ/ que je fais en position finale, et qui tend vers le [e]. Je la note /e2/ car je pense qu’elle diffère très légèrement en qualité de ma voyelle /e/, sans être audiblement très distincte ni phonémique.

/e₂/ se trouve entre mon /e/ et mon /ɛ/. Cette voyelle /e₂/ se trouve dans les mots courts (EST, DÈS) et les syllabes initiales de mots complexes (DÉVELOPPEMENT, DESSIN, BÊLER).Ce /e₂/ résulte probablement d’une simple neutralisation de la distinction /e~ɛ/ là où elle n’est pas primordiale, et n’est donc pas un phonème à part. C’est quand même une situation complexe et fluctuante : par exemple ma voyelle initiale dans BÊLER commence plus bas que celle de PÉTER, peut-être sous l’influence de l’orthographe (j’associe la lettre Ê au son È /ɛ/). Je ne saurais pourtant pas dire si je prononce « bêler » comme /bɛ.le/ ou /be.le/, ce qui semble confirmer que la distinction n’est phonémique qu’en position finale chez moi. En effet, « bêlait » et « bêlé » sont quant à eux bien distingués : [be2lɛ], [be2le].
Voyelles arrondies et semi-arrondies

Mes voyelles arrondies restent assez standards, bien que ma distinction /o u/ (PEAU, POU) soit étonnamment faible.

Quant à mes deux voyelles semi-arrondies, elles correspondent à /œ/ et /ɔ/, soit celles de ŒUF et BOL. À noter que j’ai une fusion complète des voyelles /ə œ/ (LE et ŒUF), ce qui est également commun. Je noterai la voyelle qui en résulte [ɵ̜], d’après la description du linguiste Geoff Lindsey, avec un diacritique que j’ajoute pour dénoter le semi-arrondissement. On notera donc mes voyelles semi-arrondies [ɵ̜ ɔ̜].
J’ai remarqué ce caractère de semi-arrondissement (ou de compression) il y a plusieurs années déjà. Je n’en ai jamais entendu parler en-dehors de mon usage et j’ignore à quel point il est standard, mais j’y vois un moyen intéressant de préserver les distinctions dans un espace vocalique relativement compact. Autrement dit, l’arrondissement prend une partie de la responsabilité dans la distinction de mes voyelles, ce qui allège le travail du facteur de position dans cette tâche.
Mais je n’ai pas encore abordé le plus intéressant (à mon sens), à savoir mes voyelles centralisées [u̽ o̽ ɔ̜̽].
Voyelles centralisées
Dans des cas extrêmes, j’ai une fusion des voyelles /o ø/ (PEAU, PEU), ainsi que de /ɔ̜ ɵ̜/ (VOLE, VEULENT), ce qu’on peut voir dans les quelques occurrences de superposition de mes voyelles sur les diagrammes. Cette fusion est cependant contextuelle.


Il faudrait aller plus loin pour déterminer les circonstances exactes de cette fusion, mais elle est attestée chez d’autres locuteurs que moi et peut être expliquée de différentes manières.
- La réduction vocalique. La perte de distinction se produit plus facilement dans les mots polysyllabiques (essor, période, époque) où une confusion avec un autre mot est peu probable (esseur, périeude, épeuque ?).
- L’apophonie. Une voyelle postérieure peut se déplacer vers l’avant pour s’harmoniser avec une voyelle frontale telle que
/ø/,/e/ou/i/ailleurs dans le mot (EURÖPE, ÉCÖNÖMIQUE, ou de nouveau ESSÖR, PÉRIÖDE, ÉPÖQUE). C’est le même phénomène qu’on trouve derrière l’ablaut allemand (Hof > Höfe, Apfel > Äpfel).
Par exemple, je prononce « économique » [ɪ.kɔ̜̽.nɔ̜̽.mik ≈ ɪ.kɵ̜.nɵ̜.mik], exactement comme « ékeuneumique », et même des mots comme VOLE et VEULENT sont peu distingués. Cela fait de /ɔ̜/ un phonème particulièrement faible et volatile dans mon idiolecte, distingué seulement si c’est strictement nécessaire (si mon interlocuteur·ice comprend « Heunecourt » pour « Honnecourt », par exemple). Cette confusion partielle étant présente chez beaucoup d’autres locuteurs que moi, il est même possible qu’on assiste aux premiers stades de la fusion de /ɔ/ avec /ɵ/ en français européen (ce dernier résultant lui-même, je le rappelle, de la fusion récente ou en cours de /œ, ə/).
Les voyelles /u/ et /o/ (POU, PEAU) présentent aussi ce genre de centralisation conditionnelle. Chez moi, cela peut mener à la fusion plus ou moins parfaite de /o/ et /ø/ (gothique devient gueuthique [go̽.t͡sik ≈ gø.t͡sik]). En revanche, [u̽] ne fusionne pas avec /y/, qui est trop éloigné.

/u, o, ɔ̜/ ont une variante centralisée /u̽, o̽, ɔ̜̽/ par apophonie ou réduction. À noter que /o, ø/ et mes /ɔ̜, ɵ̜/ appartiennent à deux niveaux différents (arrondies vs semi-arrondies), donc la superposition éventuelle de /ø/ et /ɵ̜/ n’amène pas de confusion./ɛʁ/
Refaire ce diagramme m’a aussi permis d’isoler mes occurrences de /voyelle + ʁ/, qui résultent en une diphtongue. La combinaison /ɛʁ/, en particulier, donne [ɛɐ̯] comme en allemand. J’ai quand même pris quelques autres échantillons pour avoir une vue d’ensemble.

J’ai été étonné de découvrir que toutes mes diphtongues /voyelle + ʁ/ ne sont pas réellement /Vɐ̯/. Il semble que je minimise le mouvement articulatoire impliqué, de sorte que les voyelles les plus éloignées de /ɐ/, par exemple /i, y, œ/, tendent vers /ɐ/ sans toujours l’atteindre. La combinaison IR /iʁ/, notamment, donne IÈ [iɛ̯], ce qui explique pourquoi la distinction que je fais entre « pire » et « pierre » peut être difficile à discerner.
Conclusions
Qu’a-t-on dégagé de particulièrement intéressant avec cet article ?
- Je suis prêt à passer beaucoup trop de temps et d’énergie dans l’analyse acoustique de mes propres voyelles.
- Bien que je défende fervemment ma distinction de É et de È, je ne la fais qu’en position finale. Ailleurs, je pense qu’on peut scientifiquement qualifier la situation d’immense fouillis.
- Autre particularité dont j’ignore l’étendue exacte, je distingue trois niveaux d’arrondissement des lèvres.
- Comme beaucoup de locuteurs, je fusionne
/œ, ə/sous la forme de la voyelle/ɵ/– ou/ɵ̜/, puisque je l’articule semi-arrondie. - J’ai une série de trois voyelles pouvant être centralisées, résultant en la fusion de
/o/avec/ø/et de/ɔ̜/avec/ɵ̜/dans les mots polysyllabiques.
J’en déduis les phonèmes suivants pour mon idiolecte. Je transcris /e/ avec /ɪ/, qui est plus juste et permet de noter en parallèle mon /e2/ (utilisé en-dehors de la position finale, lorsque je neutralise la distinction /e~ɛ/) avec (e). L’autre ajustement concerne /ə, œ, ɔ/, qui sont réduites chez moi à deux voyelles semi-arrondies : /ɵ̜, ɔ̜/. Ce diagramme listant mes phonèmes, j’en exclus les alternatives centralisées. On pourrait toutefois y ajouter mes nasales AN, IN/UN, ON, qui donnent probablement [ɜ̃, ə̃, õ]. Voilà pour mes 13 voyelles phonémiques – ou 14 si on décide de séparer (e).

J’espère que cette étude rapide vous aura permis d’approfondir votre vision des voyelles françaises. Ou qui sait, inspiré à faire la même chose. Étudier ses voyelles n’est pas particulièrement difficile, et le faire correctement demande surtout de la patience. Mon tutoriel sur Praat est disponible ici pour une analyse « basique ». Au besoin, piochez dans ce nouvel article pour aller plus loin ! Je serais curieux de voir vos résultats.
