Le Bal est un film français qui ne ressemble à aucun autre. Il est difficile de se dire que le géant italien qui l’a réalisé, Ettore Scola, mesurait le chef-d’œuvre qu’il était en train de créer ; rien à voir avec Affreux, sales et méchants (1976) ou les autres créations très politiques dont il est à l’origine. C’est une œuvre entièrement figurative où il va s’agir d’admirer l’image et son message. De toute façon le film est muet en-dehors de la musique.
Peu audacieux puisqu’il est l’adaptation d’une pièce et ne tente pas de se défaire de la forme du genre, il en a néanmoins clairement gardé les valeurs, et ce pour le meilleur.
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La France n’a jamais été adepte de l’art pour l’art au cinéma, préférant s’écarter des tautologies pour faire des films certes pas forcément matérialistes mais au moins réalistes. Pour trouver ce genre en France, il faut puiser du côté des marginaux ou dans les mouvements (qui souvent ne le sont pas moins).
Le Bal se situe dans une année 1983 qui a suffisamment pris de recul par rapport à 1968 pour jeter un regard rétrospectif sur le chemin parcouru depuis la guerre. C’est le moment parfait, dans le creux de la Nouvelle Vague (si le film est passé relativement inaperçu, c’est parce qu’il est anti-conformiste et pas parce qu’il s’est fondu dans la masse) et juste à temps avant que ladite guerre ne devienne qu’une idée floue dans l’esprit populaire, un simple délire de vétérans vieillissants.
Heureusement, cette création n’est pas du tout passée à côté du regard critique, en témoignent les trois César remportés en 1984. Il faut dire qu’elle paraît bien inoffensive, ne vouloir chercher des crosses à personne, s’autorisant une critique de l’occupation allemande de façon humaine : l’occupant gradé est un homme comme un autre qui aspire à se divertir et à survivre, deux credos de la guerre non combattante. D’ailleurs, le collaborateur est logé à la même enseigne.
La formule
Le film s’ouvre sur une salle de bal minimaliste, qui ne paye pas de mine. Sans bruit, les lumières sont allumées par un vieux barman, et un long moment – on dira un quart d’heure, en espérant que l’ennui n’en a pas exagéré la durée réelle – est consacré à l’entrée des cavalières sur la piste. Ce sont des femmes d’âge mûr, des personnages usés, maniérés et antipathiques. Puis viennent leurs cavaliers, les équivalents et les contraires à ces femmes.
Tous les hommes sont muets, laissés avec leur personnalité pour seule compagne en attendant d’avoir la force d’en inviter une humaine. Et sans les mots, ces gens laissent aller leurs tics, leurs craintes et leurs obsessions librement jusqu’à faire de la salle de bal un havre de la concupiscence ; les hommes en sont à l’origine, mais les femmes, passives et presque réclamantes, la cautionnent sans toujours le savoir quand le jeune âge fait de leur sottise leur trait de caractère le plus saisissant.
Avec leur timidité juvénile, leurs manies compulsives et quasiment tous entre deux âges, il vont figurer le raffinement des années 1940 comme l’exutoire à d’inavouables instincts, dont les mœurs d’alors avaient convaincu tout le monde qu’ils disparaissaient avec l’âge de sagesse. Pourtant chaque individu avait ses pulsions, comme plus tôt dans l’histoire, comme aujourd’hui et comme pour toujours ; en quelques images, Le Bal nous a rappelé que l’élégance sociale n’est qu’un fard et des non-dits, et il va se charger de montrer le délitement progressif de ces us sophistiqués connus aussi par l’expression « avoir un balai dans le c*l ». Pas pratique pour danser.
Le déroulé
Ainsi les danseurs sont des chasseurs, réduits par leurs penchants à ce que les lois de l’évolution nous ont amenés à considérer comme nos ancêtres, ceux qui s’y abandonnaient sans raison ni retenue.
Mais la représentation du sordide n’est pas le but du film. On va traverser le temps de drame en drame, toujours dans la simplicité. Le départ à la guerre, les bombardements, les gens affamés qui se réfugient dans la salle de bal abandonnée pour dévorer quelques pâtes, le soulagement doux-amer de la Libération qui autorise enfin à pleurer les morts et qui laisse se réjouir quelques pauvres égoïstes contre leur volonté.
Les grandes catastrophes étant passées, on va accélérer jusqu’à ce que l’évolution des mœurs et de la musique devienne flagrante ; vus depuis les années 1980 (et c’est encore pire depuis 2017), les changements entre 1940 et 1960 sont subtils, mais ils sont suffisamment bien mis à l’écran pour rappeler que les endroits comme les salles de bal jouaient un rôle de conservateur des vieilles habitudes.
L’impression initiale, selon laquelle la bourgeoisie est le terreau idéal pour l’accroissement sournois d’une perversion insidieuse, cette impression qui donne à l’ambiance la moiteur horrible et fertile d’une jungle morale, va se dissiper et nous montrer que la Libération (celle des mœurs, cette fois) ne va pas seulement apporter aux gens le droit de s’amuser sans devoir le cacher, mais aussi rendre plus juste, plus humain le comportement de l’individu qui interagit.
L’impression
L’œuvre a toutes les apparences d’une métaphore, pourtant elle puise sa force dans une vérité si pure qu’elle en est violente, et l’histoire qu’elle retrace est hautement matérialiste, ce qui ne l’empêche pas d’élever notre âme pendant toute sa durée.
Les couples vont et viennent, l’histoire va, l’Histoire vient et repart avec pour seuls bruits celui, occasionnel, des bombes, et l’autre plus constant de la musique. La chorégraphie est assez naturelle et spontanée, et pourtant son millimétrage a de toute évidence demandé des prises multiples et patientes.
Le résultat nous donne une analyse rétrospectivement parfaitement bien placée dans le temps, qui mine de rien donne une vision de l’histoire, de l’art et des habitudes des gens par le seul biais d’une salle de bal dont l’ennui qu’il produit au début est une illusion. Il y a peu de matière donc peu de choses à discuter, mais diantre, que d’éloquence et d’enrichissement !
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