Ce n’est pas une invention : La Nouvelle-Évreux est une ville de notre planète qui compte plus de 8 millions d’habitants – et même plus de 20 millions avec son aire urbaine. Pas besoin d’être calé en géographie pour connaître une telle mégapole. Pourtant, vous n’en avez jamais entendu parler. Pourquoi ?
Il était une fois : Eboracum
Eboracum (ou Eburacum), c’est un terme celte, ou plus précisément l’adaptation faite par le latin, alors qu’il envahissait linguistiquement l’Europe, d’un mot de britonnique commun – c’est-à-dire l’ancêtre des langues celtes méridionales que sont les langues britonniques (qui comptent notamment le gallois, le cornique et le breton)1,2.
Ce mot britonnique, on pourrait sans doute l’écrire “Eburākon” ou “Eburākom” ; il est formé avec “ebura” ou “eburo” qui signifie “if” ; “Eburākon”, c’était “le lieu de l’if”2.
C’était un toponyme (un nom de lieu) répandu dans les langues celtes d’alors, tel le gaulois. Quand Rome a repoussé les peuples Celtes dans les confins occidentaux de l’Europe, la langue latine a absorbé ces toponymes (d’où la transformation Eburākon → Eboracum), se les appropriant pour nommer des lieux devenus romains1.
Comme je l’ai laissé entendre, de nombreuses implantations d’origine celte ont porté sous l’Empire romain le nom d’Eboracum, ou d’Eburodunum, “la forteresse de l’if”. À leur latinisation s’ensuivit la fragmentation de l’empire, qui livra partout le mot à un destin différent : un Eboracum du Sud de la France allait suivre l’évolution de la langue d’oc, tandis qu’un autre Eboracum suivrait, plus au Nord, des transformations tenant de la langue d’oïl.
La toponymie est un domaine où les mots se transforment parfois de manière particulièrement irrégulière et spectaculaire ; au gré des dialectes, les multiples Eboracum et Eburodunum ont divergé jusqu’à ne plus rien avoir en commun avec leurs cousins que quelques lettres. Ils sont devenus autant de noms différents dont l’histoire s’est longtemps perdue. En voici quelques uns.
- Eboracum → Ebrocas → Ebroas → Ebroys → Évreux3
- Eboracum → Ebriaco → Ivrie → Ivry(-la-Bataille)4
- Eburodunum → Eburoduno → Ebroduno → Embroun → Embrun1
- Eburodunum → Eburoduno → Euerdun → Yverdun → Yverdon(-les-Bains)5
* En italique, ce sont des extrapolations personnelles non sourcées (elles ne peuvent pas entièrement être à côté de la plaque).
On retrouve donc ici Évreux. Mais ce n’est pour l’instant que la moitié de l’histoire.
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Un lieu de… “l’if”
Dans la liste ci-dessus, j’ai seulement cité des évolutions des deux toponymes dans la langue française. Mais les langues celtes étaient utilisées sur des territoires qui parlent aujourd’hui des langues différentes ; l’anglais, par exemple.
En Angleterre, un Eboracum en particulier a été particulièrement malmené puisqu’il est d’abord devenu Eoforwic au VIIe siècle sous la domination anglaise, ce qui a été transcrit Jórvík en vieux norrois lors de l’invasion danoise de 866, avant de revenir à Everwic avec l’invasion anglo-normande de 1066. C’est toutefois Jórvík qui a été réemprunté en anglais* – l’érosion a ensuite suivi son cours jusqu’au XIIIe siècle, quand apparut pour la première fois le nom qui est encore celui de la ville aujourd’hui : York6.
Un mot sur la transformation d’Eboracum en Eoferwic, qui est amusante : Eboracum s’est d’abord réduit en quelque chose comme Ever, où les anglophones ont cru reconnaître le mot “eofor”, signifiant “verrat” en vieil anglais ; avec le suffixe “wic” signifiant “village”, le lieu de l’if est devenu… le village du verrat – c’est ce qu’on appelle un phénomène d’étymologie populaire7.
** Everwic serait devenu Everwich en anglais moderne7.
Peut-être sentez-vous venir la fin de l’histoire. En effet, ce York fut une cité importante du Moyen Âge anglais, au nom duquel s’associa le prestigieux titre de duc d’York. Or, en 1664, une autre ville a été nommée en l’honneur de ce titre – ou plutôt de l’homme qui le détenait à l’époque, à savoir le futur Jacques II. Cette jeune colonie du nouveau monde, fraîchement chipée aux Néerlandais qui l’appelaient Nieuw Amsterdam, s’est alors appelée : New York8.
Voilà comment, à deux millénaires et 5 745 km de distance, Évreux et New York sont cousines germaines – enfin non : celtiques. Leur nom remonte à un seul et même mot. Or, on traduit bien New Orleans en La Nouvelle-Orléans du fait qu’on aime à se rappeler le fondement français de la ville ; mieux que ça, les Espagnols donnent à New York le nom de Nueva York, les Polonais celui de Nowy Jork, ou encore les Navajos celui de… Kin Yótʼááh Deezʼá ? Bbbbbbbbon9.
Je me suis dit, en tout cas, qu’il n’y avait rien de déplacé à franciser le nom de New York – de quoi satisfaire les ennemis de l’anglicisation du français qui peuvent ainsi prendre leur revanche, quoique je tire personnellement mon plaisir du délicieux parfum de décalage que cela m’évoque de renommer la ville avec des termes “bien de chez nous”. Mais je n’ai pas inventé la ville, ni son nom – je n’y peux rien si une Grosse Pomme a poussé sur un if.
En espérant vous avoir distrait et appris quelques trucs, laissez-moi mettre un dernier terme… celui de l’article.
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Ça découle des sources
Bravo à ceux de mes lecteurs qui auront reconnu New York dans le flou de la bannière de l’article (source graphique ici), et carrément chapeau à ceux qui auront reconnu York à l’avant-plan (design chipé sur le site officiel de la ville d’York).
- Henriette Walter, L’aventure des langues en Occident: Leur origine, leur histoire, leur géographie, Robert Laffont, 2013, 476 pages, ISBN 2221121929, 9782221121924 (voir les extraits)
- Hall, Richard (1996) [1996]. English Heritage: Book of York (1st ed.). B.T.Batsford Ltd. ISBN 0-7134-7720-2. (Cité par Wikipédia en anglais)
- François de Beaurepaire (préf. Marcel Baudot), Les Noms des communes et anciennes paroisses de l’Eure, Paris, A. et J. Picard, 1981, 221 p. (ISBN 2-7084-0067-3, OCLC 9675154) (Cité par Wikipédia)
- Stéphane William Gondoin, « Les châteaux forts au temps de Guillaume le Conquérant », Patrimoine normand, no 94, juillet-août-septembre 2015, p. 45. (Cité par Wikipédia)
- Florence Cattin (et al.), Dictionnaire toponymique des communes suisses, Neuchâtel, Frauenfeld, Lausanne, Centre de dialectologie, Université de Neuchâtel et Huber, 2005, 1102 p. (ISBN 3-7193-1308-5), p. 982 (Cité par Wikipédia)
- York’s history, sur york.gov.uk (2007)
- Eoforwic, sur le Wiktionnaire anglais
- Thomas J. Archdeacon (2013). New York City, 1664–1710: Conquest and Change. Cornell University Press. p. 19. ISBN 978-0-8014-6891-9.
- New York, sur le Wiktionnaire anglais
La Nouvelle-Ivry, ça le fait franchement, ça fait nom de banlieue parisienne craignos prisonnière du béton et des gangs, et vu le New-York des années 70… Pourquoi pas :p
Sinon, l’étymologie populaire ne l’est peut-être pas tant que ça, en effet j’ai souvenir d’avoir lu dans la liste des étymons gaulois de l’arbre-celtique (site plutôt sérieux) qu’eburos signifiait aussi «sanglier», de là une correspondance avec le proto-germanique *bairaz (donc vieil anglais eofor) lui-même issu du PIE *h₁ep-r-
On peut donc voir plusieurs hypothèses: 1) ils se trompent, et eburos n’a jamais signifié sanglier, 2) on est en présence d’homophones issus de deux racines distinctes, (*h₁ep-r- et *h₁eyHweh₂ donc) 3) on est en présence d’un mot polysémique, peut-être par métonymie (la longévité de l’if et la solidité du sanglier ?) 4) les reconstructions en PIE sont fausses.
N’étant absolument pas celtisant en diachronie (ni même en synchronie d’ailleurs), je me garderais d’en affirmer une plutôt que l’autre. Les langues sans corpus, déjà… Ensuite, extrapoler sur la pensée et les conceptions sémantiques de peuples qui vivaient il y a des milliers d’années, c’est certes passionnant d’un point de vue personnel, mais bon, dans le domaine scientifique c’est plus contestable; faire parler les morts je laisse ça aux spirites et aux Jacques Grimault (ce qui est un peu la même chose, tout compte fait)
Je recherchais le décalage maximum avec le vrai New York. :ƿ
Aha Grimault, nice. Oui, la reconstruction est un jeu, mais quand ça donne des sujets comme ça je trouve que ça en vaut la peine !
Pour le béotien que je suis, la part de spéculatif dans cet exercice de reconstitution ne gâche en rien la découverte divertissante : j’ai apprécié cette mise en lumière d’une cousinade urbaine multiple et improbable, fruit de dérives phonétiques parallèles et divergentes au fil du temps.
Pour le village du verrat, ça fait tellement sens : au final c’est le berceau du jambon d’York. :p
Pour conclure, je profite de ta dernière punchline pour improviser un calembour botanique de circonstance, dont le résultat est, je le crains, davantage rhizomo-tracté que subtil.
Pourquoi avoir instauré ce genre de malus pour ma pomme ? Heure et calife de la famille détaxent assez de sucre, viens à l’art scénique.
Draz ! ♥ Quel magnifique jeu de mots latinisant. Pour le reste, j’aurai du mal à me prononcer, car c’est ce que j’ai beau faire, je n’arrive pas à révéler les mots que tu caches.
J’espère que le ravissement qui était le tien à la lecture de l’article égalait au moins celui que j’ai éprouvé à te revoir dans l’espace commentaires. :þ
Te lire est toujours un moment de plaisir, j’essaierai de me montrer plus assidu dans les réactions. Et je suis ravi que tu aies goûté à ma plaisanterie de niche sur la pomme.
Hélas pour l’if ! Ce boulot manque de charme, j’en tremble de tout mon être de crainte que vous ne me risiez au nez. Est-ce donc si malhabile que je doive honteusement en dévoiler moi-même le sens caché ?
Cela provient sans doute du fait que l’homophonie n’est pas trop mauvaise pour un mécréant tel que moi, mais qu’elle va te faire avaler tes diphtongues de travers.
En sus, le fait de devoir modifier la ponctuation lors du décryptage ajoute probablement à la confusion.
Pour planter (haha !) le décor, disons que c’est une citation apocryphe de Socrate lors de ses recherches en pharmacopée, quelque temps avant qu’il ne finisse par jeter son dévolu sur la fameuse et funeste ciguë.
En décrypté : Eurêka ! L’if, de la famille des taxacées, de suc revient à l’arsénic.
PS : de nos jours on écrit plutôt cigüe et arsenic. D’ailleurs tu sais pourquoi le tréma est sur le e ? Pour moi c’est complètement contre-intuitif…
PPS : Cinq essences forestières se cachent dans une unique phrase, sauras-tu les retrouver ? :p
Awé tu es allé loin, là. Par contre j’ai remarqué d’emblée les les cinq arbres. :þ
Te lire est toujours un plaisir aussi, et en plus je me cultive ! Pour le tréma, j’ai bien peur qu’on l’ait mis là pour faire joli.
L’ennui c’est que si on mettait le tréma sur la première voyelle d’une paire pour indiquer qu’elles se prononcent séparément, on n’aurait plus la famille de Croÿ (prononcé «crou-hi») mais la famille de *Cröy («kreu-hi»), ça poserait quelques soucis de prononciation ^^
Pareil, on n’aurait plus de maïs mais du *mäis (ce qui ressemble à du finlandais)
Enfin, je trouve que le meilleur séparateur vocalique des langues romanes, ça reste le . Malgré mon statut de nazillon grammatical, ça me choquerait franchement pas de voir «*cighue» écrit sur le modèle de «cohue»… Bon certes, c’est un peu une trahison historique sur l’orthographe, mais le but est ici utilitaire. C’est toujours utilitaire d’ailleurs, personne ne pense à écrire «paÿs» vu que c’est tellement évident que ça ne se prononce pas /pe/ :p
Reste que ce tréma ne sert plus à rien depuis trop longtemps.
Merci pour ce retour tout droit sorti du pé bourguignon. =)
[…] et Évreux, qui dérivent tous deux du nom celte d’Eboracum (et qui m’avait inspiré cet article, pour ceux qui voudraient en savoir […]