Pourquoi parle-t-on de linguistique ”comparative” ? Quelles sont ses méthodes et comment s’en sert-on pour étudier une langue disparue ?
Article écrit avec le soutien d’1 tipeur ! <3
Sommaire
- Quelles comparaisons faire ?
- L’évolution est imprévisible et chaotique mais régulière et systématique
- La communication animale et l’archéologie
- Conclusion
Dans les épisodes précédents, j’ai parlé des origines de la linguistique comparative et de la manière dont elle nous dit que la langue française peut évoluer. J’ai montré quelles mutations étaient observables en français à l’échelle d’une génération, et je me suis permis un peu de futurologie pour illustrer les prédictions que nous permet la linguistique comparative.
Il est temps de parler de la manière d’exploiter cette connaissance.
11. Quelles comparaisons faire ?
La linguistique comparative est souvent confondue avec la philologie, qui consiste elle strictement à l’étude de textes. La linguistique comparative est en réalité pratiquée par le biais de nombreuses disciplines annexes, comme l’étude de l’acquisition du langage par les enfants, de la morphologie des hominidés, de la génétique, de la communication animale et même de la biologie comparative.
La ”comparaison” dont on parle est donc double :
- la comparaison des langues entre elles ;
- la comparaison de l’évolution linguistique à d’autres phénomènes et disciplines scientifiques de l’évolution (tels que listés ci-dessus).
12. L’évolution est imprévisible et chaotique mais régulière et systématique
Ce titre peut vous paraître paradoxal à première vue, mais vous allez comprendre.
Prenons les langues romanes : il y en a des dizaines, dont cinq principales, qu’on connaît bien puisqu’elles sont parlées à ce jour par des centaines de millions de personnes. D’un autre côté de 2.000 ans d’histoire, on a le latin, et son immense corpus de textes ; or, les langues romanes viennent du latin. C’est très facile pour les linguistes d’écrire les règles d’évolution du latin vers les langues romanes ; il y a tellement de données qu’il y a peu de place pour le doute, malgré quelques exceptions, irrégularités et changements sporadiques (qu’on sait repérer dans certains cas – oui, même eux !).
L’évolution du latin vers les langues romanes forme autant de continuums bien connus, et ils sont déterminés dans tous les domaines par des règles régulières. À quelques exceptions près, les phénomènes régissant la diachronie – le comportement des langues dans le temps – sont rendus évidents par la recherche parce qu’ils sont systématiques et homogènes dans la très grande majorité des cas.
Grimm, Verner, Grassmann, and other historical and comparative philologists discovered the regularity of linguistic change and, as a correlate, the regularity and system making the structure.
Grimm, Verner, Grassmann et d’autres scientifiques en philologie comparative et historique ont découvert la régularité dans le changement des langues, et son corollaire, la régularité et la systématicité de leur structure.
— James B. McMillan¹ (ma traduction)
C’est cool de savoir que la langue évolue, mais ça ne sert que lorsqu’on sait déjà comment la langue a évolué. Sinon, les déductions seraient assez vaseuses, et il n’y aurait ni futurologie ni reconstructions.
Par exemple, il y a un trou dans l’histoire du roumain. C’est une langue dont on n’a aucune trace médiévale, et on ignore ce qu’il y avait entre la langue actuelle et son ancêtre. Toutefois, les liens qu’on peut établir entre l’une et l’autre permettent de reconstruire les lacunes, parce qu’on connaît le mot latin et le mot roumain actuel ; par déductions et recoupements – puisque l’évolution est homogène –, les évolutions possibles d’un mot nous mettent sur la piste d’évolutions probables, puis certaines. Surtout quand c’est corrélé par l’évolution connue (ou déjà déduite) des cousines proches du roumain (les autres langues romanes, donc). Boum, comparaison.
Parfois, la reconstruction ne sert pas seulement à boucher des trous mais à prolonger les continuums pour essayer de deviner à quoi ressemblaient les langues il y a… disons, 3.000 ans. Puis de les relier à d’autres. Même si on n’en a aucune trace archéologique. Ah, l’archéologie…
13. La communication animale et l’archéologie
Ça vous paraît hors-sujet si je me mets à parler de singes et de cailloux dans un article sur les langues ? Alors vous ne vous doutez pas des indices que les sciences s’échangent parfois entre elles. Et parfois, les scientifiques non plus.
Surprisingly, archaeology is a discipline that has received little attention in the computational modeling of linguistic evolution. […] Parisi et al. were able to simulate the spread of farming such that their results appear to be in agreement with archaeological data.
Étrangement, l’archéologie est une discipline qui a reçu peu d’attention dans la modélisation informatique de l’évolution linguistique. […] Parisi et al. sont parvenus à simuler [linguistiquement] la propagation de l’agriculture de manière à ce que leurs résultats soient en accord avec les données archéologiques.
— Paul Vogt² (ma traduction)
Quant à la façon qu’ont les animaux de communiquer, elle est parfois plus proche de la nôtre qu’on ne l’imagine. On peut, par exemple, faire de l’étymologie chez certains singes.
Chez le cercopithèque hocheur, il y a des ”mots” (dans le sens strict du terme, c’est-à-dire des vocalisations porteuses de sens), notamment ceux qu’on a retranscrits par ”pyow” et ”hack”. ”Pyow” sert de cri d’alarme quand un léopard a été détecté, et ”hack” quand c’est un aigle qui menace le groupe. Ces ”mots” peuvent être utilisés en séquence, par exemple ”pyow pyow hack hack”. Ce type de séquence incite le groupe à se déplacer³.
Ce phénomène, où la variation dans l’usage du langage donne lieu à un sens nouveau, est analysable linguistiquement. Parmi une des théories avancées, on déduit que ”pyow” et ”hack”, utilisés ensemble, ont pris le sens de ”danger partout”, comme si les singes avaient formé une expression exprimant le danger en disant ”léopard aigle”. Une autre idée – puisque le groupe se déplace à l’émision de cette locution – soutient que le sens a pu devenir ”allons-y” et le sens des mots originaux se perdre tout simplement, de sorte à créer un ”mot” nouveau³. On tient peut-être là les premiers pas du langage humain !
14. Conclusion
Les deux exemples de ce chapitre ne sont bien sûr qu’un petit extrait des interactions reliant la linguistique à d’autres disciplines, et quantité d’autres phénomènes nous aident ou nous freinent dans notre compréhension de l’évolution de la langue. Ils montrent que l’archéologie recueille des éléments concrets d’un passé disparu, ce qui n’est jamais le cas en langues, de sorte que parfois les sciences s’entraident et que nos recherches doivent toujours constituer une manière de contourner les inconnues et de tricher pour en apprendre plus.
Une langue ne se fossilise pas à moins d’être écrite, et l’écriture n’est pas la langue – elle n’en n’est qu’un support – : la langue est forcément parlée ou signée à l’origine, et ces traces ne se conservent pas dans le temps. La linguistique comparative est alors la seule stratégie à notre disposition pour explorer le passé des langues. Elle n’est pas optimale, car la reconstruction ne consiste qu’à trouver une origine possible aux langues (probable, au mieux), et en aucun cas à trouver la vérité³. Mais on s’en approche, petit à petit, car on accède sans cesse à de nouvelles données qui permettent des déductions de plus en plus fiables.
Bon. On sait que la langue évolue, on comprend comment et pourquoi, on a appris à exploiter les liens qui la relient à d’autres domaines de l’évolution comme la biologie, ainsi que ses traces physiques, et on sait même reproduire ses changements. Mais tout cela demeure assez théorique. Alors, quel usage ? C’est ce que nous verrons dans le quatrième et dernier article de la série.
Sources
- McMillan, James B. “Summary of Nineteenth Century Historical and Comparative Linguistics.” College Composition and Communication, vol. 5, no. 4, 1954, pp. 145–149. JSTOR
- Vogt, Paul. “Modeling Interactions Between Language Evolution and Demography.” Human Biology, vol. 81, no. 2/3, 2009, pp. 237–258. JSTOR
- Collier, Katie, et al. “Language Evolution: Syntax before Phonology?” Proceedings: Biological Sciences, vol. 281, no. 1788, 2014, pp. 1–7. JSTOR
[…] Article précédent : La linguistique comparative (1/4) : à quoi elle sert, et ce qu’on a compris de l’évolution des languesArticle suivant : La linguistique comparative (3/4) : archéologie et langues animales […]
[…] Article précédent : La linguistique comparative (3/4) : archéologie et langues animales […]
Pour aller au-delà de votre exemple animal, le langage n’est pas uniquement oral, il peut être gestuel. Et donc beaucoup d’animaux communiquent par ce biais. Est-ce véritablement un langage ? La langue des signes pour les sourds a bien une syntaxe. Pourquoi pas la communication gestuelle des animaux ?
Pour la communication gestuelle des animaux, on parle effectivement de langage mais non de langue ! Je suis en train de lire un livre fascinant sur le sujet : The Talking Ape: How Language Evolved, de Robbins Burling. Cela m’aurait apporté beaucoup de l’avoir lu avant d’écrire cet article. 🙂