Dans le format des cours intuitifs, je transmets des méthodes que j’ai conçues ou améliorées moi-même pour m’aider à comprendre certains concepts dans les langues que j’apprends. Ce sont mes mots, mais qui sait, peut-être vous conviendront-ils aussi. Aujourd’hui : l’accent tonique latin.
Linguistiquement, on le connaît bien, parce qu’il jouait un rôle dans la métrique poétique et qu’il a conditionné l’évolution phonologique des langues descendues du latin, et surtout du français dont il explique la perte de certaines syllabes.
Mais la règle 📏 qui l’explique n’est pas forcément lumineuse. C’est là que j’approche ma lampe à huile 💡 des vieux papiers 📜 pour vous détailler tout ça.
La règle
La règle est simple et présente l’avantage de s’appliquer à la totalité des cas en-dehors des exceptions (tandis que l’accent tonique espagnol ou italien doit être expliqué par une règle principale et une ou plusieurs règles secondaires en plus des exceptions).
L’accent tonique est sur l’avant-dernière syllabe si elle est lourde, sinon sur la syllabe précédente.
Le problème, c’est la notion de syllabes « légères » et « lourdes ». Pour bien les comprendre, il faut déjà observer la structure d’une syllabe.
La structure d’une syllabe
Attention, dans tous les cas, je sous-entends les syllabes orales et non les syllabes écrites, qui sont rarement la même chose en français : par exemple, le mot « apporte » a trois syllabes écrites (‹ap.por.te›) mais deux syllabes orales (/a.pɔʁt/).
Une syllabe typique est dite de type CV : consonne + voyelle. Les mot « Canada » et « bikini » sont des mots où chaque syllabe est CV : CV|CV|CV. Une syllabe CV est constituée d’une attaque (C) et d’un noyau (V). Une syllabe peut être dénuée d’attaque, comme dans le le mot « appât » qui sera syllabifié V|CV.
Une syllabe peut aussi être dotée d’un coda : les mots « partir » et « voltige » comptent deux syllabes CVC chacun : CVC|CVC. Vous l’aurez compris, c’est la deuxième consonne de chacune de ces syllabes qui forme le coda.
Note : le noyau et le coda ensemble forment ce qu’on appelle la « rime » en linguistique, mais elle n’a rien à voir avec la rime poétique !
Chacun des éléments de la syllabe peut être plus ou moins complexe : le mot « prêtre » ne compte qu’une syllabe de structure CCVCC, avec une attaque et un coda de deux consonnes chacun. La complexité maximum d’une syllabe dépend des langues : dans les langues austronésiennes, la structure syllabique ne peut pas être plus complexe que CV, mais d’autres langues peuvent autoriser des syllabes CCCVCCC voire plus impressionnantes encore.
Plus une syllabe est complexe, plus elle est « lourde ». On s’en rend compte si l’on s’essaye à hiérarchiser les syllabes des mots suivants : « porter », « calmer », « carton » : ils sont de structure CVC|CV et l’on voit instinctivement que la première est plus complexe, et donc plus lourde.
Une syllabe lourde est donc toujours plus complexe qu’une syllabe légère, mais la nature exacte des rapports que les syllabes entretiennent entre elles dépend des langues.
En latin
Forts de la définition d’une syllabe lourde, on devrait pouvoir reprendre la règle de l’accent tonique latin sans trop de soucis.
L’accent tonique est sur l’avant-dernière syllabe si elle est lourde, sinon sur la syllabe précédente.
Néanmoins, en pratique, qu’est-ce qu’une syllabe lourde en latin au juste ? C’est toute syllabe plus complexe que CV, par exemple CVC ou CVV. Notes :
- la structure VV dans une seule et même syllabe s’appelle une diphtongue : ce sont deux voyelles prononcées ensemble, ce qui arrive le plus souvent en latin avec ‹ae, au, oe› ; une syllabe CVV latine sera donc très souvent Cae, Cau ou Coe ;
- le latin a des voyelles longues (que je vais noter V̄) qui sont primordiales dans la considération du poids des syllabes : toute syllabe avec une voyelle longue sera lourde, aussi la consonne CV̄ sera lourde, tout comme V̄ !
Exemples
Mots paroxytons
L’avant-dernière syllabe est-elle lourde ? Oui, donc elle est accentuée.
- commentum : CVC|CVC|CVC.
- praedātus : CCVV|CV̄|CVC.
- dēlēvī : CV̄|CV̄|CV̄.
- coēpit : CV|V̄|CVC.
- hymenaeus : CV|CV|CVV|VC. (ici, on voit qu’une syllabe avec un coda est nécessairement lourde).
Mots proparoxytons
L’avant-dernière syllabe est-elle lourde ? Non, donc l’accent tonique passe à la syllabe précédente.
- prendere : CCVC|CV|CV.
- cataplus : CV|CV|CCVC.
- monuī : CV|CV|V̄. (ce mot serait plutôt syllabifié CVC|V|V̄ car « mon- » est le radical, mais le résultat est le même).
Par voie de conséquence (et comme le précise d’ailleurs la règle en anglais ci-dessus), tous les mots de deux syllabes sont accentués sur la première. C’est totalement logique mais il m’arrive encore d’observer la structure des mots de deux syllabes pour rien (👍), alors je préfère préciser.
- cavē : CV|CV̄ ;
- cuius : CVV|VC ou CV|CVC ;
- solvī : CVC|CV̄ ;
- īrī : V̄|CV̄ ;
- eō : V|V̄.
Un exemple d’exception est l’accent tonique enclitique qui va créer les accentuations irrégulières : pleráque, ídcirco et quápropter par exemple (l’accent aigu est illustratif à l’écrit) ¹.
L’accent tonique italien et espagnol
Avec la divergence de la langue latine, l’accent tonique a pris différentes directions : en français, il a perdu tout son sens, mais pas dans d’autres langues romanes comme l’espagnol et l’italien.
En espagnol, la règle générale est demeurée assez simple :
Les mots se terminant par une consonne autre que -s ou -n sont accentués sur la dernière syllabe ; si le mot se termine par une voyelle, -s ou -n, il sera accentué sur l’avant-dernière syllabe.
C’est pour cela que les mots en -ón, hérités de la teminaison latine -ōnem et qui ont gardé l’accent tonique sur une voyelle anciennement longue, doivent utiliser un accent écrit pour signaler l’exception. Cette règle ne fait plus appel à la notion du poids des syllabes, c’est pourquoi elle comporte des exceptions relativement nombreuses mais toujours écrites.
En italien, langue où l’héritage latin se ressent fortement du fait du conservatisme phonétique, il est paradoxalement impossible de dégager une règle : 70% à 80% des mots italiens sont accentués sur l’avant-dernière syllabe, mais d’autres facteurs entrent en ligne de compte, comme… le poids des syllabes ³. L’italien a conservé une trace de cette notion, preuve vivante du rôle que l’accent tonique jouait en latin.
Merci pour votre lecture ! J’espère vous avoir aidé ; dans le cas contraire, je vous invite à m’engueuler en commentaire, et je ferai en sorte de boucher les trous !
Sources
- Jacobs, Haike. “Latin Enclitic Stress Revisited.” Linguistic Inquiry, vol. 28, no. 4, 1997, pp. 648–661. JSTOR, www.jstor.org/stable/4178998.
- McCarthy, John J. “On Stress and Syllabification.” Linguistic Inquiry, vol. 10, no. 3, 1979, pp. 443–465. JSTOR, www.jstor.org/stable/4178121.
- Hélène Giraudo, Fabio Montermini. Primary stress assignment in Italian: linguistic and experimental issues. Lingue e Linguaggio, Bologna: Il Mulino, 2010, 2, pp.113-129. ffhal-00986161f
On pourrait ajouter quelque chose d’important, le fait que l’attaque n’est pas prise en compte pour déterminer si une syllabe est légère ou lourde, seuls le noyau et/ou la coda le sont. D’après le WALS, ce serait le cas dans la majorité des langues où cette opposition est pertinente. Il existe enfin des langues, comme le yupik alaskien central, où l’alternance de syllabes légères et lourdes contraint la structure syllabique du mot entier (y compris d’éventuels enclitiques). Dans cette dernière langue, la structure du pied est iambique (léger+lourd) s’il est polysyllabique, ou bien soit léger soit lourd s’il est monosyllabique. Cette contrainte métrique n’est pas une convention artificiellement imposée à la langue comme dans le cas de la poésie latine, mais une contrainte inhérente à la prosodie de langue ; il arrive d’ailleurs souvent que des syllabes légères soient automatiquement alourdies (ou l’inverse) pour que cette contrainte soit respectée, par exemple dans le cas où l’on trouverait trois syllabes lourdes ou trois syllabes légères à la suite.
C’est fascinant. o_O On sous-estimera décidément toujours la propension des langues naturelles à créer de la poésie ou à exploiter le sens de l’esthétique. Merci beaucoup !
Rectification : en fait, une syllabe peut constituer à elle seule un pied si elle est lourde, ce qui veut dire normalement fermée. Si une syllabe légère (ouverte) vient à jouer ce rôle, sa voyelle est allongée pour « l’alourdir. » Donc on peut avoir trois syllabes lourdes à la suite, mais non trois légères.
Tu sais si ça joue un rôle dans leur poésie ? S’ils en ont une forme.
J’avoue l’ignorer, je ne sais pas s’il existe même des études sur le sujet (les « pisiit » sont bien connus mais il s’agit de chants inuits de l’est du Canada – alors que les Yupiit sont tout à l’ouest). Il y a toutefois une différence importante avec la poésie latine : les contraintes prosodiques du yupik alaskien central (Central Alaskan Yupik, souvent siglé en CAY) affectent le discours de façon permanente alors que les contraintes métriques dans la poésie latine ne concernent qu’un type particulier de discours, celui d’une forme littéraire bien codifiée.
C’est génial. Qui a dit que les langues naturelles n’étaient pas artistiques ? 😀
[…] aussi écrit un article pour mieux comprendre les syllabes lourdes en latin […]
[…] plus spécifique qui a probablement donné “dites” et “faites“. En effet, l’accent tonique était initial dans leurs ancêtres “dīcitis” et “facitis”. Or, si l’on regarde […]
[…] à lui, obéit à une règle très régulière, mais un peu technique (j’en parle en détails ici pour qui veut […]