Un ventre mou cette semaine ; Bourdon qui a le bourdon, la Russie austère, la Suède qui se renie… Il fallait bien les jolis sketchs de Scola et Pelle le conquérant qui est une découverte et le renouveau de Von Sydow.
Sommaire
La Machine (François Dupeyron, 1994)
Mange, prie, aime (Ryan Murphy, 2010)
Pelle le conquérant (Bille August, 1987)
Parlons femmes (Ettore Scola, 1964)
Le dernier voyage de Tanya (Aleksey Fedorchenko, 2010)
Fucking Åmål (Lukas Moodysson, 1998)
Image d’en-tête : Le dernier voyage de Tanya ; films 86 à 91 de 2019
Lundi : La Machine (François Dupeyron, 1994) « Thématique : Gérard Depardieu »* |
Quand j’étais petit, le mot « machine » avait encore cette senteur folle d’électricité liquide qui a porté La Mouche ou Retour vers le futur. Écrasés par l’hypermodernisme, le mot et le film sont devenus assez ridicules, mais cette impression m’a guidé sur le chemin du voyage dans le temps.
Quasiment la version française de L’Expérience interdite, La Machine utilise les codes de l’horreur ; une lumière hésitante jette sur les personnages des angles épatants qui aiguisent ces acteurs déjà projetés une première fois en-dehors de leurs habitudes : Depardieu en psychiatre dont la voix off nous tartine d’un vocabulaire qui essaye d’avoir la classe, Baye dans un rôle hélas mal écrit d’aimante compréhensive jusqu’à la sottise, Bourdon dramatique.
Ce style horrifique est comme un passage du film sous un filtre, tout comme Tarkovsky a traité la pellicule de Stalker à différentes températures. Ce chaud et froid américanisant de Dupeyron oscille un peu trop pour ne pas tomber dans un giallo raté où le macabre perd toute sa force, se reposant sur ses lauriers quand la vacuité qui Baye aux corneilles tente de se remplir elle-même. Les acteurs ont une bonne raison de jouer plusieurs rôles, et compensent – par leur expertise à cet exercice – les passages immémorables, pas vraiment mauvais mais juste insipides.
Le socle de science-fiction est le prétexte à qualifier le film de démodé, mais sa prise de position plus draculesque que cronenbergienne suffit à faire des pupilles luisant dans le noir et du problème à trois corps les deux piliers de son intérêt.
Mardi : Mange, prie, aime (Ryan Murphy, 2010) « Thématique : Julia Roberts »* |
Le temps est-il une unité dans la représentation viable d’une quête spirituelle ? Quand il est accompagné de constance, il semble que oui. Quoique Eat Pray Love paraisse plus long qu’il n’est, il ne manque clairement pas de souffle, n’usant pas de rebondissements en son cœur mais d’une matrice de faits et gestes si délicatement déposés dans l’histoire qu’ils forment des setups/paybacks remarquables et naturels.
Le film va au-delà des cœurs brisés, dans ce monde d’outre-rêve que n’effleureront jamais ni les résumés ni les bandes-annonces. Et en ça, Murphy se condamne à ce qu’on ne voie pas qu’il s’essaye à filmer tout : New York en Woody Allen, Rome en Ron Howard, l’Indonésie en Martin Campbell. Mais la création de Murphy dépasse le Beyond Borders que je viens d’insinuer (même si le titre colle à ce que j’en pense) en ce qu’il crée notre besoin d’être ailleurs, nous faisant attendre que Julia Roberts chasse ses rêves et un avion afin de déménager le décor.
Il est hérissé de piques d’humour drôles par leur inattendu plus que par leur nature, et se vante d’une BO aux goûts de Neil Young et Fleetwood Mac entourés de João Gilberto (dont on essaye de faire croire que Javier Bardem parle la langue) et de musique locale, autant de sons qui se perdent dans une utilisation variable et hésitante, de la sourdine à la répétition. Ces inconstances sont laides de près, mais puisque l’histoire trouve vite son rythme jusqu’à donner l’illusion de la longueur, il y a un effet de flou bien maîtrisé qui se dégage du tout, une masse d’où sont tirés des parallèles un peu trop symbolistes pour être honnêtes, mais aussi un Richard Jenkins fringant et une psychologie qui n’est pas survolée.
Oui, le film est superficiel en tout, mais d’une manière lisse qui rend sa surface plane – plane, planante. Ça l’éloigne du chef-d’œuvre mais ça rend la route agréable.
Mercredi : Pelle le conquérant (Bille August, 1987) « Thématique : Max von Sydow »* |
En 1987, Von Sydow jouait « un vieux » ; un beau hasard que je visionnasse Pelle le jour de ses 90 ans, ce 10 avril 2019. Il paraissait fraîchement débarqué de Fårö en arrivant sur Bornholm, sorti des bras de Bergman pour finir dans ceux d’August. D’une rive à l’autre, d’un réalisateur à un autre.
Opérant une transition discrète entre le suédois et le danois, Von Sydow et son fils Pelle Hvenegaard (un acteur nommé d’après le personnage, justement) ont gardé un peu de la marée en eux après leur immigration, et c’est peut-être ce qui les rend si malléables. Difficile de dire si c’est en bien. Les rôles sont impeccables, bergmaniens d’ailleurs, mais bavards, et portent cette flamme nordique qui éclaire les côtes scandinaves depuis des siècles.
« Le vieux » retrouve d’ailleurs la sienne, de flamme, après des interprétations alimentaires qu’il avait faites outre-océan. Et tout cela, c’est en bien, mais à trop bien faire, le film s’est privé de la place nécessaire pour ne pas que les personnages nous manquent, tout simplement. Le père et son fils font pitié, mais pas exactement à hauteur de leur potentiel ; de la même manière, les propriétaires de la ferme où ils sont employés, les couples défaits par les grossesses et autres commis deviennent transparents à trop être absents ; ayant « rempli leur rôle », ils ne le dépassent pas.
Cela arrive même au Vieux qui disparaît alors qu’on a besoin de lui pour établir les rapports de force. Il y a aussi que Pelle prend son temps pour dévoiler qu’il est un grand film, sûrement parce qu’il est trop humble dans le passage des saisons, peu attentif a son échelle, que son protagoniste est le genre humain et que la personnalité individuelle est son condiment ; une recette à la façon de Le Festin de Babette (Gabriel Axel, 1987), mais pas sur le même menu.
C’est cette humilité aussi qui tasse les drames, les laissant intacts dans leur beauté mais réduits à une signifiance réaliste et stable. Et c’est encore elle qui place l’émotion dans la simple attente ; [spoiler] la mort est naturelle jusque chez le professeur bougon qui a perdu de la vigueur à chaque chahut et qui s’éteint dans la position où ses élèves affectueusement taquins le trouvent habituellement endormi [/spoiler].
La curiosité morbide qui est aujourd’hui attribuée au badaud est presque noble chez ces êtres d’un autre siècle et d’une autre terre en qui se confondent la bonne volonté et l’excitation, l’horreur et la résignation devant des actes horribles. Pelle laisse filer les saisons entre ses doigts, oui, mais il a des saisons d’humeur qui n’ont début ni fin. Une nature morte exceptionnellement bien interprétée qui recrée doucement un folklore, celui d’une ferme, entre les draps de la mer et la couverture du ciel danois.
Jeudi : Parlons femmes (Ettore Scola, 1964) « Thématique : langue italienne »* |
Un titre qui passe bien mal de nos jours ; c’est sans connaître les rôles de Gassman, toujours génial dans des interprétations aussi diversifiées dans les gestes que par le physique, qui a cette qualité rare de toujours être lui-même quel que soit le personnage. Il est évidemment la pierre angulaire des sketches de Scola, ce maître de la scuola galante pour qui les femmes sont des objets, mais nobles, des James Bond Ragazze caractérielles dans son grand bal.
Mais l’acteur ne fait pas tout : les courts-métrages ont aussi ce mérite de ne pas trépider autour de leur thème – un vice dans tous les cas – comme ils le font chez Risi. Les plus longs font même de la place à la fois à l’humour, au comique de situation discret – pas de vaudeville –, et à un ridicule qui arrive étrangement à se transformer en émotion sous sa coquille d’extravagance. Le thème est macho et étroit, mais les sketches les moins intéressants laissent au moins avec des yeux étonnés.
Vendredi : Le dernier voyage de Tanya (Aleksey Fedorchenko, 2010) « Thématique : langue russe »* |
Près de Nizhniy Novgorod, la froide existence russe mène la vie dure aux croyances locales. « On oublie lentement dans le Nord », entend-on, sans doute de quoi se protéger contre l’inexpressivité et le mutisme que Fedorchenko dénonce avec toute la sobriété froide et cassante de la pluie sur une pierre.
Une expression lente, brutale, froide elle-même et qui fait en sorte de diluer ses lenteurs dans l’autoconscience, mais ce n’est ni plus ni moins qu’un poème naïf, écrit sur les choses qui entouraient l’auteur. On est guidé par le triangle de l’image, de la musique et de la voix off, austères mais bien agencés, mornes mais qui nous convainquent que le pays de la Volga est vraiment beau sous ses brumes novembrales.
Une sorte d’ASMR dépressif, dont les moyens et les scènes très longues qui ne disent pas grand chose dans un film petit nous font quand même nous demander si ce n’est pas un long-métrage produit au moindre effort.
Samedi : Fucking Åmål (Lukas Moodysson, 1998) « Thématique : langues du monde »* |
Après avoir vu Le dernier voyage de Tanya, ce sont décidément des films bien autophobes que je visionne. Le titre original, « Fucking Åmål » (changé en Show me Love pour courir l’Academy Award), laisse bien voir le ressentiment envers le « trou perdu » natal.
Tourné à l’amateur, avec un grain sur l’image (je ne dirais pas qu’il est de beauté), de la même manière et sur le même thème que Ils mourront tous sauf moi (Valeriya Gay Germanika, 2008), le film donne malheureusement l’impression d’avoir chassé la gentille controverse : par son titre et ses dialogues piqués de vulgarité adolescente, c’est comme s’il cherchait à se faire bien voir d’une communauté jeune et perdue qu’il explore pourtant par l’obvious ; les noms des groupes de musique en bien gros sur les posters dans les chambres, le machisme sans nuances d’un antagoniste mou qui tient lieu de bouc émissaire : des accrocs. On croirait que le réalisateur est le parent maladroit qui s’efforce de comprendre son ado.
L’image étouffe, serrée sur ses gros plans, mais ils vont servir à s’ouvrir sur l’intérieur de ces personnages mal à l’aise dont les émotions prennent de l’épaisseur à chaque mouvement de caméra, toujours tel un mouvement d’œil. Ils ont quelque chose de naïf, ces personnages qui savent à quoi s’attendre mais pas comment le vivre, ces gens qui souffrent gentiment de tout.
Peut-être y avait-il mieux à faire, pourtant ce n’est pas un sentiment de vacuité qui en ressort ; plutôt un lien plus fort entre eux et nous, toute une poésie de la douleur. Des ressentis similaires qui sont la lumière réfractée par des prismes variés, jouant un peu pour eux-mêmes mais sans se fermer ; un arc-en-ciel dans la pluie de l’adolescence.
* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.
Je n’ai vu aucun de ses films et, mis à part le Dupeyron qui doit être bien lourd mais titillé ma curiosité, rien ne me tente.
« quand la vacuité Baye aux corneilles », non mais vraiment… 😏
Bah quoi ? Ce verbe est toujours mal orthographié de toute manière. =-D D’ailleurs, voulais-tu dire « CES films » ? L’ambiguïté l’emporte.
Oui, ce sont bien CES films qui ne soulèvent aucun enthousiasme de ma part, et non pas SES films dont je me demande aussi à qui (ou à quoi) ils pourraient bien appartenir. 😁