(Les cinébdos sont des compilations de mes critiques sur les films vus dans la semaine.)
Sommaire
Un pont entre deux rives (Frédéric Auburtin, Gérard Depardieu, 1999)
Ben is Back (Peter Hedges, 2018)
Un baiser avant de mourir (James Dearden, 1991)
Sangue del mio Sangue (Marco Bellocchio, 2015)
Faust (Alexandre Sokourov, 2012)
Submarino (Thomas Vinterberg, 2010)
Image d’en-tête : Faust ; films 175 à 180 de 2019
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Lundi : Un pont entre deux rives (Frédéric Auburtin, Gérard Depardieu, 1999) « Thématique : Gérard Depardieu »* |
Auburtin est moins connu pour son Pont qu’il n’est inconnu pour avoir été l’assistant réalisateur de Pialat, Berri, Blier, et même avoir travaillé sur L’Homme au Masque de Fer (Randall Wallace, 1998). Depardieu a clairement voulu qu’ils soient plus ou moins complémentaires pour propulser leurs deux noms au rang de réalisateurs.
Chez Depardieu, il y a peut-être encore ce sentiment de millénaire qui se barre et qu’on veut retenir (ressenti chez Les Acteurs – Bertrand Blier, 2000). Si Bouquet, dans son rôle fort de femme résiliente à toute manipulation, lui dit qu’il forcit, lui répond que c’est dans sa nature, aveu presque hors-personnage qu’il se laisse parler lui-même dans son film. D’ailleurs, il est dans son élément quand les tomates de son petit jardin l’entourent.
Il se donne la part belle, mais ça ne veut pas dire qu’il se l’accapare : avec son confrère, il crée des gros plans vecteurs de toutes les émotions que la technique peut porter, comme si de multiples petites transgressions à la narration traditionnelle (voulues par créativité et non issues de la volonté de changer) piquaient la pellicule jusqu’à la faire passer pour un peu plus vieille qu’elle n’est. Car enfin, le jeune couple hippie formé par Stanislas Forlani et Mélanie Laurent est une histoire des années 70, pas 90.
Le fils du personnage de Depardieu, c’est le pont entre lui et sa femme, Carole Bouquet. Mais il est aussi le pont entre cette nouvelle époque et l’ancienne, à laquelle on rend hommage par la suspension du temps – en témoignent le cinéma que fréquente Bouquet « pour aller pleurer », fil rouge témoignant de l’inhabituelle façon de gérer l’avant-plan et l’arrière-plan de l’ambiance, et qui amène des rappels à de vraies perles nostalgiques pour un professionnel du septième art, notamment West Side Story et Un singe en hiver.
Bref, le cadre familial est drôlement cosy, pittoresquement daté et teinté avec charme de l’image d’un papa absent qui divise sa personnalité entre son amour et son travail, et épicé par un Œdipe jamais cité qui complète la fusionnalité ambiante. Derrière tout ça, Charles Berling est presque symbolique, il est le dérangeur, la raison d’être qui n’en a pas une elle-même.
Le pont entre deux rives n’est pas une création immense, il est de ces œuvres qui mettent un mystère en titre sans se dire qu’il doive signifier quoi que ce soit. Ses embranchements se révèlent vite sans issue pour nous et sans espoir pour des interprètes qui auraient volontiers donné plus (notamment Dominique Raymond), mais c’est aussi un film qui sait tisser une émotion à partir d’un fait tout bête, comme de traverser la campagne à vélo… C’est peu pour prendre la défense du Diable, toutefois.
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Mardi : Ben is Back (Peter Hedges, 2018) « Thématique : Julia Roberts »* |
Je n’aurais pas pensé revoir Roberts dans un rôle 100% américain qui confine son personnage dans ce que, le temps du visionnage, on croit être sa personne. Très portée famille et fêtes de fin d’année, cette énième Julia s’appelle Holly mais elle est loin d’être une sainte : affolée, impulsive et culpabilisante, elle semble concentrer en elle toute l’humeur du film et n’aide franchement pas à l’immersion pendant sa première moitié.
Cette partie-là est d’ailleurs si épaisse de feel bad qu’elle en est presque malsaine. Ben is back, il revient de cure de désintoxication, et l’incompréhension à laquelle il se heurte manque de soupapes. On croirait que Hedges veut nous plonger au plus rapide dans la déprime. Et c’est en effet voulu.
Cet effet montagne russe est loin d’être prodigieux, et il est raccord avec l’idée que le film ne cherche pas l’ultraréalisme. Il l’est toutefois en un sens, car il ne cherche pas à faire de Ben le drogué son propos. Le propos, c’est qu’il A ÉTÉ drogué, et Hedges ouvre le rideau là où d’autres auraient pu le fermer : il parle de l’après, un peu comme Room (Lenny Abrahamson, 2015). Cet après, on va l’explorer bidirectionnellement : on va de l’avant avec Ben et ses résolutions, et on regarde en arrière par les allusions faites à son passé et les découvertes que sa propre mère va faire sur lui.
Dans ce contexte, il est normal que l’incompréhension soit étouffante et apparemment privée de racines. S’il n’est pas idéal d’avoir caché longtemps pourquoi (et surtout de cette manière), Hedges arrive à constituer une ambiance pleine de sens que je n’ai pas peur de comparer à Prisoners (Denis Villeneuve, 2013) pour sa pesanteur magnifique, familiale et pourtant superdramatique.
C’est le cas sur une moitié du film, en tout cas, et pas vraiment grâce à Roberts ; le fils du réalisateur, Lucas Hedges, est poignant dans son rôle de toxicomane et touchant dans le déroulé qu’il fait d’antécédents transformés en phobies, ainsi que dans le contact qu’il crée entre ces dernières et les proches (Kathryn Newton notamment, quoique son rôle d’ado geek est très très cliché).
Au gré de re-rencontres noires portant autant de poids du passé qu’elles ne donnent de sens au présent, c’est une descente aux ans fiers maîtrisée que celle de Hedges, même si elle déborde et souffre de ce que Roberts est ostensiblement – et à tort – portée aux nues du titre d’affiche.
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Mercredi : Un baiser avant de mourir (James Dearden, 1991) « Thématique : Max Von Sydow »* |
Faire de Von Sydow un homme d’affaires prénommé Thor d’origine danoise, c’était peut-être la stratégie de Dearden pour attirer grâce divine et authenticité sur son œuvre. Raté. C’est plutôt deux Razzie Awards pour Sean Young, qui joue des jumelles ; un humour de la désapprobation critique qui outrepasse le prétendu drame policier.
Investissant tout musicalement et émotionnellement très vite, Dearden compte sur Young pour fournir une prestation qui aurait dû être fantastique pour contrecarrer la précipitation des évènements. Dommage pour lui, elle n’est pas vraiment là, même dans l’encart « émotion » de 32 secondes qu’on lui laisse pour rappeler qu’il s’agit d’une histoire jalonnée de meurtres et de pertes de proches.
Dans le passé ou dans le présent, impossible de savoir où l’on est. On subit juste une affaire policière d’où la police est absente, un drame qui repousse toute vraie conséquence jusqu’à tout concentrer dans une seule, générant une fin sans substance digne de Séries ZZZZZ, comme dans « dodo ».
Les personnages de Young et Dillon sont censés être bons dans ce qu’ils font, mais on ne nous dit pas pourquoi. Ils sont censés être amoureux mais on ne nous dit pas comment. Le film paraît court parce que, tout du long, on attend plus. Plus que des meurtres parfaits commis par un amant parfait qu’une police imparfaite laisse courir. Plus que Von Sydow trônant sur ses quelques minutes à l’écran en essayant noblement d’instiller au moins la fibre paternaliste dans la chose. Mais le fait est simple : il n’y a rien.
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Jeudi : Sangue del mio Sangue (Marco Bellocchio, 2015) « Thématique : langue italienne »* |
J’aime bien l’absurde. C’est du surréalisme, ça dépasse nos frontières. Mais il faut pas croire qu’il soit pour autant infini : il est soumis aux limites de l’interprétabilité, laquelle Bellocchio, presque 80 ans, titille par son peu de clarté.
Son âge lui donne un bel œil sur le passage des siècles, et l’on retrouve cette palpabilité du temps écoulé dans ses allers-retours entre le XVIIème et le XXIème siècle. Mais d’un bout à l’autre, quelque chose cloche. Le monastère, oui, mais surtout l’image, bellement captée et mal rendue. Les décors sont naturels mais pas propulsés dans le passé comme l’est, au moins, Pier Giorgio Bellocchio (acteur et fils du réal).
Les personnalités sont dévoilées dans une tentative de ne pas laisser transparaître une Renaissance trop pesante, pourtant c’est tout un Moyen Âge qui s’abat anachroniquement sur le spectateur innocent. À la lueur de quelques bougies, ce sont des mouvements crispés et des tourments trop simples pour avoir le droit d’être noirs qui agitent les corps. La musique commence mal mais elle finit par être juste étrange ; un chœur anglophone dans un monastère italien de la Renaissance, c’était déjà curieux, mais la version chorale de Nothing Else Matters, en guise de conclusion, achève une espèce de film baroque au goût de visite de musée.
Comme si tout cela n’était pas assez discordant, il fallait qu’il y eût une histoire de vampires, concentrée autour d’un Nosferatu misanthrope (bien interprété du reste) qui discute du monde moderne avec son dentiste. Rien de tout cela n’est foncièrement mauvais, mais c’est troublant et pas vraiment dans le bon sens du terme.
C’est un absurde qui prend racine dans le vrai, du surréel qui veut s’envoler mais qui s’attache en même temps au matérialisme aussi bien moderne que religieux – par le biais des sœurs, dont deux d’entre elles (les sœurs Perletti, alias Federica Fracassi et Alba Rohrwacher) sont comme celles de Kubrick, molles, embrigadées et influençables. Il y a le jeu entre les deux époques qui, bien que flou, demeure amusant. Mais c’est trop d’étrangeté déplacée et beaucoup de poids pour trop peu de vrai envol.
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Vendredi : Faust (Alexandre Sokourov, 2012) « Thématique : langue allemande »* |
Faust ou le poing russe sorti de nulle part pour saisir le Lion d’Or au passage. Comme dans la trainée laissée par Herzog par exemple avec Cœur de verre (1976) dont Sokourov hérite les visages ravinés sous des toisons hirsutes et des lignes de texte absconses étouffées dans les brumes tchèques, le réalisateur russe délivre une œuvre chère à Poutine pour faire glisser un peu de culture ex-soviétique dans l’âme occidentale. La culture russe. Avec Faust. Un conte allemand. Tourné en langue allemande. Tourné en Tchéquie.
Disons que le gigantesque ennui suscité par l’œuvre aura débordé sur l’œil peu reluisant que je jette cyniquement sur cette manipulation extrartistique. C’est avant tout un film à l’image forte et crue bien encastrée dans un 4:3 de circonstance, aussi surprenant que bien employé. Il faut dire que le directeur de la photographie Bruno Delbonnel travaillait en même temps sur Dark Shadows de Tim Burton, et qu’au niveau de l’acuité et de la morbidité, on le retrouve bien dans les deux cas ; l’adaptation au format n’aura été qu’un pas dans la magnifique course au décalage méphitique.
Faust est une merveille de symbolique où chaque ligne demande une intelligence digne et d’où les absurdités, les horreurs, la nudité et la beauté n’émergent jamais pour le plaisir des yeux mais le causent toutefois, même au fond de l’humeur sordide dans laquelle la cultivation de la pestilence nous met. C’est vraiment l’enfer sur Terre. Méphistophélès, à la voix plus irritante que le dos voûté, lâche des atrocités sournoises n’inceptionnant que trop bien l’homme qui a noyé son goût de la vie dans une philosophie sans issue, et le plus horrible pour nous est de déceler peu à peu le sens de sa manipulation, là où elle ne déguise rien de sa laideur.
La ressemblance est frappante, là aussi, avec Cœur de verre, pour la façon dont on écrase d’énormes de vague de doute pour ne garder que l’écume en matière de sens. Dans le creux de cette onde, il n’y a plus de problème à reconnaître Herzog ni l’Islande, conclusion surnaturelle et superlittéraire à cette incroyable épopée sale.
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Samedi : Submarino (Thomas Vinterberg, 2010) « Thématique : langues du monde »* |
Je ne connaissais encore Vinterberg que pour son Festen (1998), délire expérimental concocté sur fond de manifeste Dogma avec la complicité de Von Trier. Le réalisateur, héritier de la tradition cinématographique danoise depuis que son père est critique, était bien obligé de prendre ses marques et d’épater la galerie avant de créer Submarino, drame social au fil rouge cousu avec la seringue auto-administrée par Peter Plaugborg à son personnage.
Nous voilà familiers du thème à la fois que d’un membre de l’équipe de tournage faisant sa première fois au cinéma, à l’instar de la moitié de ladite équipe ; c’était la condition posée par la télévision danoise pour convenir au financement public. Cette particularité a rapproché le réalisateur de ses racines, ce qui l’a déchaîné en même temps (il le sous-entend lui-même) sans empiéter sur la performance incroyable des acteurs, notamment Peter Plaugborg et Jacok Cedergren (on n’en dira malheureusement pas autant de Gustav Fischer Kjærullf dont les « ja » répétitifs et atones sont des répliques à moitié pensées et mal délivrées).
Dans le même goût que l’apaisant Down by the Riverside de l’artiste danoise Agnes Obel, qui tapisse brièvement l’histoire de son piano, c’est certes un drame social qui rappelle facilement à Loach ou Arronofsky (pas Requiem for a Dream, car les addictions sont pour Vinterberg l’apparât qu’arbore un quotidien dont le QQOQCCP est rapidement tiré en deux traits), mais pas un film déprimant comme on peut s’y attendre du fait de ses motivations extrêmement dures, brutales et grisâtres.
C’est peut-être pour cela que j’y trouve du Arronofsky, en fait : cette maîtrise de l’humeur grâce à laquelle le drame survient pour ce qu’il est mais en nous étant offert comme un cadeau. Toujours dans un grand sens de l’esthétique et soigneux dans ses éclairages, reniant en cela totalement Dogma et allant jusqu’à un montage acerbe pour ne tirer moins ni n’essayer de tirer plus que la dernière goutte de patience de l’autre côté de l’écran, Vinterberg a peut-être conçu avec Submarino la quintessence du genre dans son pays.
* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.
Personnellement, j’ai vendu mon âme à Faust et je ne le regrette pas. Grâce à Delbonnel, elle est bien éclairée.
T’as supporté. 😀