Pour cet avis lecture, j’ai eu la chance d’échanger par mail avec le traducteur du roman, Gwennaël Gaffric. Je le remercie pour ses précieuses précisions qui m’ont permis de parler avec justesse et exactitude du phénomène de traduction de la langue chinoise (mandarin).
Le Problème à trois corps est un roman chinois de Liu Cixin, que le quatrième de couverture tout comme Wikipédia n’hésitent pas à qualifier de plus grand auteur de SF de son pays. Soit. Dans les faits, Liu Cixin est ingénieur (c’est un détail important) et l’importation de son bouquin en France ne s’est pas faite sans peine.
Paru en 2006 sous la forme d’épisodes dans un magazine chinois, l’œuvre n’obtient le droit de tirer les couvertures à elle que deux ans plus tard, et il faudra encore huit ans pour que la version traduite en français soit publiée. Parce que bon, j’aime lire en VO mais j’ai mes limites.
Résumé rapide mais spoilant (pas le choix)
Une espèce extraterrestre tente depuis des millions d’années de survivre sur sa planète au climat instable. Et elle n’y parvient pas, puisque les civilisations de Trisolaris (c’est son nom) s’éteignent les unes après les autres à cause de l’imprévisibilité des trois soleils (d’où le nom de leur planète), qui peuvent disparaître pendant des années et transformer Trisolaris en glaçon stellaire, ou s’aligner et la cramer, entre autres perspectives rigolotes pour qui ne les subit pas.
Puis une des civilisations trisolariennes entre en communication avec la Terre. C’est la Chine qui reçoit le message, or le pays sort tout juste de la Révolution culturelle, et le peu de gens tenus au courant de l’existence de Trisolaris n’ont pas toujours les intentions les plus louables… pour leur propre espèce. Les intérêts des Trisolariens et des Terriens privilégiés vont devenir commun : éradiquer l’espèce humaine.
Mon avis
On aborde rarement un bouquin sans savoir de quoi il retourne. C’est pour cela que j’ai dit que les spoilers étaient inévitables. C’est pour cela aussi qu’on sera très surpris que le livre commence par nous parler de la Révolution culturelle chinoise, en long, en large et en profondeur. Deux groupes de lecteurs se scindent déjà ; les patients, qui se fichent que l’objet de l’intrigue ne soit pas mentionné – pas même sous-entendu – dans les cent premières pages, et les confiants, qui voudraient bien qu’on y vienne. Personnellement, je dois admettre que la contextualisation de l’histoire est abusément longue, sans toutefois devoir dire qu’elle m’a ennuyé ; j’ai sauté de chapitre en chapitre sans être encombré par leur longueur, tenu en haleine pendant tout le temps que prend l’intrigue pour se révéler. Je pense que le succès du livre malgré ce début sur les roues de chapeaux donne une bonne idée du pouvoir de conviction de l’auteur.
On croit d’abord que l’ambition du Problème à trois corps s’exprime dans les dimensions du bouquin et le mélange harmonieux d’Histoire (notez la majuscule), de science et de SF ; on a mentionné que l’auteur était ingénieur, et le sens scientifique du lecteur sera tout émoustillé par la présence de la science et le respect d’elle, qui est là… parce que c’est normal, et pas pour rendre la fiction faussement réaliste comme le ferait Hollywood. D’autant qu’elle ajoute remarquablement peu de difficulté à la lecture et peut même cultiver son spectateur. C’est à se demander si ce n’est pas là une véritable « science-fiction » (en d’autres mots, de la hard SF), et si les blockbusters et best-sellers habituels ne se répondent pas en fait de la « fiction-science« . Par contre, sciencephobes s’abstenir.
Des premiers bémols mineurs (l’introduction étant potentiellement un bémol majeur) se font ressentir une fois l’effet de surprise éventé. Déjà, les situations paraissent trop commodes et toutes prêtes. Ce souci serait moins important si l’univers de l’œuvre (au sens figuré) n’était pas si imposant. Politique, science, Histoire, anticipation… C’est trop grand pour tolérer la facilité. Mais ce genre de défauts est sûrement inévitable à ce stade. Par contre, il manque véritablement quelque chose aux dialogues : des expressions faciales des personnages pour les alimenter, par exemple. Ces derniers ont certes leur caractère propre, mais ils demeurent pour le spectateur des poupées de cire. Pourtant, on ne les voit pas…
Le récit évolue toutefois sans souffrir de manière critique de ces aléas. Il est propulsé par le ballet motivant de ses protagonistes, dont les noms sont hélas très difficiles à retenir (différencier un Zhang d’un Wang, un Yi d’une Ye, ou bien se souvenir que prénom et nom sont inversés ne sont pas pour aider le lecteur occidental) et protégé par un revêtement anti-rouille ; le livre est supposé dater de 2006, mais on n’y verrait que du feu si on confondait la date de publication française (2016) avec celle de l’original. Une décennie, me direz-vous, ce n’est pas si énorme, mais gardons à l’esprit que les sujets sont hautement technologiques, et qu’il est étonnant qu’on ne ressente aucun vieillissement.
On se rendra aussi compte que Liu parvient à être peu descriptif mais pour autant clair dans ses explications d’architectures complexes, de concepts scientifiques avancés ou d’images bien remplies. Ou bien doit-on louer le travail du traducteur Gwennaël Gaffric pour avoir su conserver les meilleures reliques de la langue chinoise ? Il se trouve que je peux en parler, car, comme je l’ai indiqué dans l’intro, le traducteur du roman a bien voulu répondre à mes interrogations. Faisons donc un interlude.
Interlude : l’avis du traducteur du roman sur la question de traduire le chinois, langue graphique et langue concise
Ici, je cite Mr. Gaffric à propos du système d’écriture chinois.
Il existe bien des cas où l’explicité graphique […] joue sur la description d’un phénomène, d’un personnage, d’un décor. Les sinogrammes se composent généralement d’une clef […]. La « clef » est parfois (mais pas toujours) l’indice d’un champ lexical (celui de l’eau, du feu, du mouvement, par exemple), ce qui peut offrir une couche de sens en plus par rapport au simple sens du mot. Le traducteur peut difficilement rendre cette singularité, mais peut essayer de essayer de puiser dans le français pour essayer, par exemple, de trouver un adjectif qui puisse avoir une sonorité ou une connotation proche de la version originale, en gardant le sens.
Il poursuit en parlant de la concision de la langue chinoise (l’usage des tons permet notamment à la plupart des mots d’être monosyllabiques ou disyllabiques).
Le cas des chengyu (expressions figées, souvent proverbiales, et très souvent utilisées en littérature) est particulièrement parlant : en quatre syllabes/caractères, des idées parfois très riches et poétiques, qu’il est impossible de rendre de façon aussi concise en français.
Ex : 行云流水 (xing yun liu shui), qui signifie littéralement : « nuages glissants et eau coulante », qui qualifie généralement une action se déroulant de façon très fluide. Quand on doit traduire ce genre d’expression, il faut tenter à la fois 1) de garder la poésie 2) le sens et 3) la concision. Difficile d’avoir les trois en même temps, mais on essaie.
Il conclue en m’indiquant sa propre manière d’aborder la chose.
[…] Personnellement, je ne souhaite pas donner l’impression que le texte a été écrit en français, je préfère faire sentir l’étrangeté de celui-ci.
Enrichissant, non ? Le texte nous permet en tout cas de nous plonger dans la beauté mathématique des trois corps. Mais quels sont-ils au juste, ces trois corps ?
Si vous avez lu mon résumé spoilant, vous aurez compris qu’il s’agit de trois soleils. Ils constituent un « Problème » car ils gravitent ensemble, et la force d’attraction d’une étoile influence les mouvements des deux autres, ce qui transforme par là même leur propre influence sur les autres étoiles. S’il n’y avait que deux corps, les mathématiques pourraient prédire leurs mouvements ; le simple fait qu’ils soient trois fait entrer en jeu la loi du chaos ; la moindre anomalie cause une réaction en chaîne événementielle chaotique, autrement dit, imprévisible. On peut prévoir un modèle approchant la réalité, mais jamais sans marge d’erreur, or la moindre erreur change tout (exactement comme en météo). Cela montre que la contextualisation de l’histoire ne se fait pas seulement dans et par l’histoire elle-même ; elle nécessite énormément de contexte scientifique réel, et c’est là que l’ambition de la tâche se fait réellement sentir. Pas seulement dans le mélange de ses genres. On ne peut pas se remettre les pieds sur Terre sans émotion quand on réalise que ce sont des personnages fictifs qui auraient besoin de la résolution mathématique du Problème pour survivre.
L’avènement de ma conclusion ne pourra pas se faire sans celui du spoiler dans ce paragraphe. Car, en faisant de la « hard science-fiction » et non de la fiction-science, Liu donne de la profondeur au concept d’ « invasion extraterrestre ». Il peut se permettre de louvoyer entre les clichés comme s’ils n’existaient pas, et de nous mettre devant une crise existentielle d’un goût inédit : quel intérêt de vivre lorsqu’on sait que la civilisation s’éteindra dans quatre siècles ? Mais d’autre part, pourquoi ne pas continuer de vivre puisque cela ne changera rien pendant une dizaine de générations ? D’autre part, le défaitisme s’exprime dans les rangs militaires, qui sont en compétition avec les scientifiques pour la construction d’une potentielle victoire… Et Liu prend le temps d’explorer tous ces aspects, pour notre plus grand plaisir.
Un dernier défaut du roman tient en ce qu’il est tellement impliqué dans l’exploration profonde de ses personnages et des milieux qui les entourent que les sphères extérieures n’ont même pas droit à une ligne. Certes, la Chine est un grand pays, mais une anecdote de temps en temps sur les entités parallèles à la progression de l’histoire semblent parfois souhaitables. C’est d’ailleurs un peu pareil pour le reste du monde ; les protagonistes voyagent, le monde entier change, mais peu importe à quel point le spectateur est malmené de pays en pays et d’année en année, il a l’impression d’avoir des œillères. Peut-être l’ambition de l’ouvrage fait-elle ici sentir son désavantage.
Mais Le Problème à trois corps demeure transportant. Il nous met devant la réalité magnifiquement science-fictionnalisée de démarches dénuées de sens dans notre propre monde, comme la sonde Pioneer dont la célèbre plaque, déjà fortement polémique à raison, paraît tout à fait ridicule à côté de la « hard science-fiction » politisée de Liu. Le livre s’adresse aux lecteurs patients, et même certains d’entre eux seront intolérants à l’exploration en profondeur de tellement d’aspects, mais le lecteur dont les centres d’intérêts sont divers n’aura pas l’impression de perdre son temps. C’est une bonne chose qu’un ouvrage de cette qualité se soit frayé un chemin jusqu’au succès chez le grand public.
Lu l’an dernier avec une grosse envie. Je reprends à mon compte les très grosses critiques des lecteurs parlant d’assassinat du bouquin par l’éditeur qui spoile l’invasion dans la 4° de couverture. Car si ce principe est au coeur du cycle (le bouquin n’est que le premier d’une série), le roman en lui-même doit être découvert à la lecture avec la révélation très tardive. Cela m’a totalement gaché la découverte et la construction de l’histoire qui reste originale. Disons que comme dans beaucoup de (gros) romans SF il faut être patient et accepter 500 pages avant de commencer l’histoire… Je conseille d’attendre la clôture de l’intrigue pour se lancer dans la saga, pour peu que les autres romans soient traduits plus rapidement dans notre pays.
Oui, c’est trèèèèèèèèès lent, et ce sera mon plus gros grief contre le deuxième tome que je suis en train de lire. Et puis effectivement, la traduction est cafouilleuse.
Merci pour ton commentaire !
[…] donné un avis très positif sur le premier tome de la trilogie. J’avais relevé quelques trucs qui m’avaient gêné, mais pas assez […]