J’ai vu le film deux fois et je ne m’attendais pas vraiment à ce que les pompiers grotesques créés par Truffaut fussent à la hauteur de la plume de Bradbury. Et je confirme.
Bradbury a un style particulièrement clair et explicite. Il va presque droit au but, construisant son univers de la tête aux pieds pour ensuite évoluer dans lui en ligne droite ; c’est carré, presque mathématique. Tellement épuré qu’il y a une double mise en ambiance : d’une part à travers la cité froide et aseptisée dont Montag lève le brouillard en même temps que sur son esprit, et avec le style.
Montag, c’est le pompier brûleur de livres qui se met à douter de son bonheur et de son rôle sociétal, l’employé d’un homme obtus, le capitaine Beatty, dont la culture littéraire est la clé de voûte sensée d’une société atone pour laquelle le livre est devenue source de confusion et de contradictions, dans un monde où il ne devrait y avoir qu’une ignorance saine et la bienheureuse confiance portée à la télévision gouvernementale. Confiance que sa femme Mildred confie vaillamment, masquant sa misère par des pillules, condamnée à ne jamais prendre conscience d’elle.
C’est cette vision large donnant une image parcimonieuse qui fait de Fahrenheit 451 le parfait milieu entre l’intemporalité et la familiarité. J’ai par contre eu du mal à ne pas me sentir malmené par la micro-écriture, les choix de mots trop volontairement ancrés dans leur époque. Certes, je l’ai lu en VF mais ce n’est pas un problème de langue, bien de langage. On dirait que l’auteur a eu du mal à se convaincre de la tangibilité de ses protagonistes au départ.
Et si Bradbury ne va pas exactement droit au but, c’est qu’il laisse une grande place à des réflexions philosophiques condamnant ce monde au moment même où il nous apparaît. Il a mûri ce roman au feu de l’expérience personnelle, un pragmatisme qui condense la beauté d’un style facile avec sa doctrine, de et dans laquelle il encastre sans bavures la critique.
Une œuvre peut être imtemporelle sans être visionnaire, mais le livre est les deux. Par chance, peut-être : motivé par la même atmosphère de Guerre Froide naissante qu’Orwell et son 1984, Bradbury invente le totalitarisme en tant que continuité du monde d’après-guerre, et c’est par des voies détournées qu’il y conforme certains aspects du monde contemporain. Mais il y a d’autres choses qui ne s’inventent pas, ou plutôt si : chez Orwell, c’étaient les télécrans, pour Bradbury, ce sont les écrans muraux diffusant la « famille », émission télévisée d’État sur laquelle toute la ville a les yeux rivés d’une foule dépendante et servile, émoustillée par les interactions qu’elle permet comme un réseau social avant l’heure.
Tout le monde a tout pour être heureux, mais ne l’est pas. Là, Orwell et Bradbury ont en commun de n’avoir pas vu assez loin : difficile, en effet, de deviner que les populations se refermeraient sur elles-mêmes, un jour, sans qu’on les y aidât. Mais le plus beau, dans Fahrenheit 451, c’est d’avoir fait du divertissement la finalité d’une vie, en partant du sourire standard que l’on affiche pour masquer sa misère à soi-même, jusqu’aux dissidents qui ne savent plus protéger leurs idéaux qu’en les cachant.
Il est brillant de fixer le début du livre au niveau de la prise de conscience du personnage, car cela nous fait découvrir l’imagination de l’auteur en même temps qu’on voit grandir en elle son horreur, de sorte que les échelles de temps sont absolument respectées et qu’il nous tarde de voir l’histoire évoluer.
Il ne manque que des personnages qui seraient en accord avec le niveau de mutisme de la société : leur rôle est clair et réussi, tout autant Mildred et son déni que Montag et ses doutes, ou Beatty dont les lettres jaillissent soudain comme un contrepoint solide et une justification admirable à cette phobie des livres qui, sans cela, serait difficile à comprendre, trop éloignée de sa source.
Il nous manque presque aussi la figure étatique, le Big Brother expliquant la propagande. Mais on ne peut pas toujours comparer, et il faut savoir admettre que le mystère a du bon : les bombardiers à réaction jaillissent de nulle part, d’un ciel qui relie « la ville » à « d’autres pays », provoquant plus d’indifférence que de résignation, ces avions-là sont fantastiquement effrayants, se faisant sans artifices la métaphore de la peur politique.
Enfin, il manque des figurants : les pompiers, les collègues de Montag, ont moins de présence que leur chien-robot, caméraman décérébré qui recrée La Mort en direct. Bradbury a réfléchi en concepts, en psychologue et en logicien, mais pas en humain. Heureusement, il le sait, et ne cède guère plus la place aux dialogues que dans les envolées, plus belles et plus maîtrisables.
Si un transfuge du film (film qui ne fut pas du tout renié par Bradbury, d’ailleurs, au point qu’il adapta une version ultérieure de son roman en fonction) sera aisément déçu par la fin du livre, elle est la finition en pente douce d’une libération magnifique, au timing impressionnant, une conclusion qui laisse assommé plus que rêveur.
L’auteur nous referme la boîte de Pandore sous le nez, et l’on réfléchit dans la poussière… Une vision courte – deux heures et demi de lecture – mais incroyablement bien conceptualisée, réfléchie jusqu’à ce que l’atmosphère soit créée par ce que l’on ne voit pas, grand paradoxe littéraire, mais signe d’un excellent roman.
Excellent roman en effet. Et te relisant, je repense à la place de l’écran dans les foyers, désormais support de tout type d’information. Les écrans remplacent peu à peu les pages, limitant nos esprit à une vision de l’instant et non plus rétrospective, encore moins prospective me semble-t-il, comme l’était celle de Bradbury. Qui sont les Orwell et les Bradbury d’aujourd’hui ?
Mwa !