Entre Villeneuve, que j’admire depuis Premier Contact, et Blade Runner dont je n’ai su me prémunir du culte contagieux, c’était un peu un duel… de cinéma. Un enjeu incertain, surtout. Pas question que la hype gagne d’avance mon assentiment pour le plébiscite.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour voir que Villeneuve avait effectivement commis l’incommettable. De l’avis de tous, la transition de Blade Runner 1982 à Blade Runner 2017 allait être difficile ; une si vieille SF est comme un parchemin : précieuse, belle et largement racornie sur les bords. J’écris cette critique depuis l’année où le film original était placé, et je suis bien placé pour juger du contraste. Créer une suite dans le même univers était un travail d’orfèvre, et c’était même un peu de plagiarisme amical que de refaire les fondements du Los Angeles compartimenté de Ridley Scott.
C’était apparemment une idée de Jared Leto que de se chausser de lentilles de contact sombres afin de se rendre aveugle pour le rôle, mais c’est à se demander si Villeneuve ne lui avait pas chipé ses mirettes, car il fonde son Blade Runner avec l’acuité de deux paires d’yeux. La ville neuve de Villeneuve est d’un cosmopolitisme bariolé qui reproduit la prégnance des marques (Sony, Peugeot…) et le doute profond quant à la nature humaine (même s’il le scénarise un peu plus).
La transposition s’achève ainsi, transcendée par un réalisateur de génie qui élève la science-fiction au rang de l’adaptation du monde réel, et pas seulement depuis lui. Elle est juste égratignée par la diachronie un peu passée aux oubliettes à cause des foules de recuts et de spin offs qui ont vermoulu la trame adaptative ; le temps passé est abstrait et vide, et le remplacement du grand méchant mégalo est une pure platitude (désolé, Leto, je garderai mes panégyriques à ton égard pour Mr. Nobody <3 – je te dois bien ça pour t’avoir confondu avec Jake Gyllenhaal).
Mais la place de la création, alors ? Elle y est encore au centuple. Villeneuve a apposé sa griffe partout.
D’abord par le biais de son affection indéfectible pour le sound design ; combiné à une histoire où chaque action prend le temps qu’il lui faut, on croirait que la méthode est empruntée à Darren Arronofsky dans ses The Fountain et Noé : un attachement pour les petits gestes et les petits bruits (un peu de mysticisme aussi), sans aller jusqu’à ses gros plans sur les objets puisque Villeneuve est plutôt adepte des angles, mais c’est une conception artistique qui reste, pour le moment, pleine de personnalité chez lui.
Ensuite, il a pleinement innové en plaçant la technologie dans les détails, sans que cela ne paraisse jamais voulu comme du remplissage. C’était d’autant plus compliqué pour une raison que j’ai déjà citée : l’univers BR était tout tracé. Inventer de nouveaux dispositifs et extrapoler sur la technologie des voitures ou des petites mains composant la technologie très cyberpunk de la ville, c’est une petite preuve du risque que Villeneuve a pris volontairement dans ce tournage. Mais le talent a tout fait.
Enfin, la lumière, bien sûr. L’œuvre n’est pas le moins du monde portée sur l’humour mais j’ai souri quand le personnage de Sylvia Hoeks s’exprime : « It’s too dark in here », en écho à la phrase de Harrison Ford en 1982 : « It’s too bright in here ». Et oui, Villeneuve ne fait pas dans le néo-noir ; la lumière, c’est son affaire, que ça nous plaise ou non. Et ça nous plaît ! La magie des couleurs opère d’elle-même. Certes, tout n’est pas lumineux au point d’être blanc ou naïf à la façon de The Island où Michael Bay explorait lui aussi l’eugénisme et la moralité chez un Gepetto scientifico-mégalomane dont les Pinocchio de chair et d’os cherchent à devenir de « vrais petits garçons (ou filles) » dans leur tête plutôt que dans leur corps. Mais le Québécois s’applique à ce que chaque sens soit assouvi.
Dave Bautista se remarque en premier, qui recycle ses muscles dans un rôle moins violacé que dans ses révélations récentes (le poids de ses pas s’accorde bien avec le mijotage d’arrière-plan, fond sonore oblige). En ce qui concerne Ryan Gosling, je me montrerai plus mesuré que les encensements que j’ai pu lire sur lui ; il apporte une prestance digne de Tom Cruise, certes, mais la diversité de ses expressions vaut 2 sur une échelle de 1 à 10 allant de Keanu Reeves à Jim Carrey. Par contre, je confirme que le rôle de novice confié à Mackenzie Davis dans The Martian était l’arbre cachant la forêt d’un talent proprement incroyable ; je la suivrai, si j’arrête de la confondre bêtement avec Keira Knightley (décidément…).
Mais il y a une chose qui m’a marqué au-delà de toute autre à propos des acteurs, c’est à quel point ils sont en symbiose avec ce que leur rôle signifie, même s’il est petit. Ils sont le signifiant au plus près du signifié, dans une superposition tellement magnifique qu’on ne se demande plus comment Villeneuve s’y prend pour barder de douceur la moindre action pourtant triviale. Sa science-fiction n’a l’air de rien ; ce sont des objets plantés nonchalamment dans une belle image au design bien dans son temps, parsemée de lignes de fuite au sein d’un dépouillement qui recherche l’harmonie plus que la richesse. Le scénario ne les met même pas forcément en valeur, d’ailleurs ; ces objets acquièrent leur sens et leur finalité dans une nature qui leur paraît intrinsèque.
Je parle de l’aérolithe de Premier Contact aussi bien que de l’ « émanateur » qui donne sa liberté « physique » à un hologramme dans Blade Runner 2049, voire que des sentiments, pour lesquels il n’est nul besoin de tracer un chemin plein de frissons. Chez Villeneuve, c’est leur déploiement, spontané, floral, qui doit leur donner la dimension. Avec la lenteur dont il fait largement usage, il n’y avait vraiment pas de meilleur moyen de placer une romance dans l’histoire, sans qu’elle ne choque ou qu’elle n’encombre.
La musique, mariée au sound design en général, rappelle curieusement un mélange entre le Vangelis magistral du premier film et le Jóhann Jóhannson fétiche de Villeneuve, qui fut en réalité détaché du projet BR49 en août 2017, cinq mois avant sa mort. C’est effectivement deux compositeurs qui furent recrutés, et on ne sera pas surpris de voir que l’un d’eux est Hans Zimmer (je n’ai hélas pas l’heur de connaître son collègue Benjamin Wallfisch, qui ne s’est apparemment mis à composer pour le cinéma qu’en 2012 malgré un départ dès 2001 avec Harry Potter où il était le gremlin pour de plus grands manitous).
On a également envie de reconnaître du Wall-E dans les orduropolis de la Cité des Anges, surplombée de son « offworld » évoquant un espace extraterrestre colonisé que, avec une poésie transposée là aussi de chez Ridley Scott, on aura le plaisir de… ne pas visiter. Ou bien du Cloud Atlas.
Blade Runner 2049 n’aura pas communiqué à ma qualia autant que Premier Contact, mais Villeneuve a créé un film courageux où il est fidèle à lui-même. C’est un rafraîchissement sans mesquinerie que de trouver le film bien planté dans une époque qui doute de plus en plus du renouvellement artistique en général.
Il est si proche de la perfection, en fait, que la moindre anicroche est pleinement visible ; je pense aux explosions, qui sont bien empruntées à Hollywood, elles, puisqu’elles soufflent les gens mille fois plus qu’en réalité pour les blesser mille fois moins. C’était peut-être un irréalisme voulu, mais c’est un peu du gâchis.
Quoique, d’une certaine manière, trouver ces défauts, c’est chercher la petite bête. Car Villeneuve donne un mode d’emploi qui devrait nous faire comprendre ce qui compte. Les paliers de mise au point, par exemple ? Tout en conservant ses précieux cadrages et en nous offrant tôt ou tard la totalité de l’image, il nous guide, il… nous prend l’œil par la main. Oui, cette référence était étrange.
Un film réussi, une adaptation réussie, une création fidèle qui ne décevra pas les fans et qui demeure pleine de personnalité. Un succès qui résonnera longtemps… like tears in snow.
Cette magistrale analyse du film confine à l’expertise dont tu fais montre désormais à l’égard de l’œuvre du réalisateur quebecquois. Elle me donne en tous cas une furieuse envie de repartir vers ce Blade runner 49 vu en salle (et décrypté à ma sauce bien tiède sur le Tour d’écran) afin d’y retrouver ces menus détails que tu évoques, mais surtout cette lumière vespérale qui, comme tu le soulignes très bien, s’oppose aux ténèbres lugubres du film de Scott.
Je dois dire que j’étais un peu fier d’avoir su faire le parallèle entre les deux phrases. Au fait, si tu veux me lire plus longuement, tu devrais aller lire l’article Wikipédia sur Blade Runner (1982) car j’ai initié le travail et la procédure qui l’ont conduit à être labellisé, en… -vérifie- 2013 ???? Nom de Zeus, que le temps passe vite. J’imagine que 50% à 70% du contenu est encore le mien, mais c’est difficile à dire.
Je ne manquerai pas d’aller puiser à cette exégèse.
Magnifique texte/analyse..
Merci mille fois. <3
Superbement bien analysé bravo!
Merci énormément !