L’accent tonique, c’est un élément primordial de nombreuses langues du monde. Mais pas en français. Alors, le français a-t-il un accent tonique ? Le latin en avait un… A-t-il disparu ? Quelle est son histoire ?
Sommaire :
- L’accent tonique, c’est quoi ?
- Ça sert à quoi ?
- L’accent tonique latin
- La disparition de l’accent tonique en français
- L’accent tonique en français aujourd’hui
- Sources
Bannière par Elda. <3
L’accent tonique, c’est quoi ?
L’accent tonique permet de mettre en valeur une syllabe d’un mot. Il peut avoir différentes natures (accent de hauteur, accent d’intensité etc.) mais il a toujours pour rôle de rendre une syllabe plus audible.
L’accent tonique n’est pas comparable aux tons (du chinois par exemple). Les tons sont un système d’intonations lexicales beaucoup plus complexe qu’on ne va pas discuter ici.
Ça sert à quoi ?
Dans beaucoup de langues du monde, l’accent tonique est distinctif, ce qui signifie qu’il peut servir à distinguer des mots qui seraient homophones sans lui. En phonétique, l’accent tonique est marqué par le signe /ˈ/ devant la syllabe accentuée (oui, c’est une sorte d’apostrophe qui semble conçue pour être à moitié invisible, et encore, je l’ai mise en gras).
En anglais par exemple, le mot « record » prononcé /ˈɹɛ.kəɹd/ (notez la place de l’accent tonique) signifie « enregistrement », mais s’il est prononcé /ɹə.ˈkɔɹd/*, il signifie « enregistrer ». L’anglais fait toujours la différence entre les noms et les verbes homonymes de cette manière, et tous les mots anglais ont toujours un ou deux accents toniques.
* Le changement de nature des voyelles non accentuées (/ɛ → ə/, /ɔ → ə/ etc.) s’appelle la réduction vocalique ; c’est un phénomène particulièrement présent en russe également.
En italien, le mot « ancora » prononcé /ˈaŋ.kɔ.ra/ signifie « ancre », mais s’il est prononcé /aŋ.ˈkɔ.ra/, il signifie « encore ».
Parfois, l’accent tonique est marqué dans l’orthographe : en espagnol, « rió » est prononcé /ri.ˈo/ et signifie « il a ri », tandis que « río » est prononcé /ˈri.o/ et signifie « rivière ». L’accent tonique est toujours écrit en espagnol quand il n’est pas situé là où les règles nous le font attendre, comme dans les futurs : tendré, tendrás, tendrá (j’aurai, tu auras, il aura).
En grec moderne, il est écrit dans tous les mots de deux syllabes au moins (« ήλιος », /ˈi.li.os/, « soleil » ; « θάλασσα », /ˈθa.la.sa/, « mer », etc.).
L’accent tonique latin
Le latin avait un accent tonique distinctif*, en témoignent les langues romanes qui l’ont toutes gardé, sauf le français (voir les sections suivantes). Le latin avait même une règle assez simple pour déterminer sa position :
Si l’avant-dernière syllabe d’un mot est lourde, elle est accentuée ; sinon, l’accent tonique passe à la syllabe d’avant.
* Le latin archaïque utilisait un accent de hauteur (tout comme le grec ancien), mais c’est une autre histoire.
Une syllabe lourde, en latin, est une syllabe plus complexe qu’une syllabe constituée une consonne suivie d’une voyelle courte. Elle peut être : « une consonne + une voyelle + une consonne », « une consonne + une voyelle + une voyelle » (diphtongue) ou « une consonne + une voyelle longue ». Aussi :
- « praedātus » est prononcé /praj.ˈdaː.tus/ (le est long → l’avant dernière syllabe est lourde et donc accentuée) ;
- « commentum » /kom.ˈmen.tum/ (la syllabe est lourde et donc accentuée) ;
- <« prendere » /ˈpren.de.re/ (l’avant-dernière syllabe est légère → l’accent tonique passe à la syllabe précédente).
J’ai aussi écrit un article pour mieux comprendre les syllabes lourdes en latin !
L’accent tonique a joué un grand rôle dans l’évolution des langues romanes, et surtout dans l’évolution du français dont il a conditionné la syncope. La syncope est la perte d’une syllabe ; or, une syllabe accentuée ne peut pas être syncopée. Le latin « prendere » (/ˈpren.de.re/) est devenu « prendre » par syncope de sa seconde syllabe. Si le mot latin avait été accentué sur la seconde syllabe (/*pren.ˈdeː.re/), le verbe « prendre » serait aujourd’hui… « *prendoir » ! La seconde syllabe aurait été conservée, aurait muté, et la dernière syllabe aurait disparu à la place*.
* Ces déductions sont faites sur la base des changements phonétiques réguliers observés entre le latin et le français (qui constituent tout de même une part immense de tous les changements).
La disparition de l’accent tonique en français
Selon la phonéticienne Jacqueline Vaissière, la disparition de l’accent tonique français vient du fait que… il était particulièrement fort.
Comme on l’a vu, l’accent tonique a causé le raccourcissement des mots. C’est pour cette même raison que beaucoup de mots latins qui avaient plusieurs syllabes sont devenus des mots monosyllabiques en français (colpus → coup ; noctem → nuit). Or, par définition, un mot avec une seule syllabe ne peut pas distinguer une syllabe accentuée d’une syllabe non accentuée, et l’apparition de tels mots a réduit l’usage de l’accent tonique. Il a commencé de disparaître, d’abord dans les mots monosyllabiques, puis dans les mots plus longs.
On peut étayer cette idée de l’érosion par l’influence des langues germaniques et celtiques, et l’importation de leur accent tonique initial, que Vaissière cite comme un facteur important.
L’accent tonique en français aujourd’hui
Accent syntagmique et accent lexical
Si vous faites une recherche sur Internet, on vous dira que l’accent tonique existe en français, et qu’il est « démarcatif ». Ce n’est pas faux, mais cet accent tonique n’a rien à voir avec celui dont je viens de parler.
Il est vrai que l’intonation d’une phrase en français est modelée suivant les syntagmes, c’est-à-dire les groupes de mots significatifs (qu’on peut généralement séparer par des virgules). Je cite un exemple de l’Office Québécois de la Langue Française :
Depuis qu’il est parti, rien ne va plus.
Les syllabes en gras sont accentuées pour marquer la fin du syntagme. C’est ainsi que fonctionne l’ « accent tonique démarcatif » du français.
Mais même si ces deux accents toniques sont tous deux des éléments de prosodie (champ qui regroupe l’ensemble de la rythmique et des intonations d’une phrase), l’accent dit « démarcatif » est syntagmique (il tient de la phrase), tandis que l’accent tonique plus conventionnellement admis qui existe notamment en anglais et en espagnol est lexical : il a rapport aux mots, indépendamment du comportement de la phrase.Il est donc plus juste de dire que le français n’a pas d’accent tonique distinctif, c’est-à-dire qu’il ne sert pas à distinguer des homonymes. Il est à mon avis exagéré de faire le lien entre les deux, cependant il est probable que l’apparition de l’accent syntagmique ait été rendue possible par l’absence d’accent lexical.
Ceci étant dit, il n’a rien de remarquable en soi, et peut-être serait-il encore plus indiqué de dire que l’absence d’accent lexical en français nous a simplement donné conscience du comportement de nos syntagmes.
Alors, l’accent tonique lexical en français ?
Malgré tout ce que j’ai dit, il serait également faux de dire que le français est totalement dénué d’accent tonique lexical.
Tous les mots de toutes les langues ont un accent tonique lexical, toutefois il n’est pas forcément distinctif ; il ne sert pas forcément à quelque chose. Comme on ne s’en sert pas en français, on a l’impression qu’il n’existe pas et on lui substitue l’accent tonique syntagmique, plus audible.
L’accent tonique lexical du français a tendance à se mettre où bon lui semble. Pour la même raison, aucune règle ne détermine sa position. Selon Linguisticae, l’accent tonique du français est final (il tombe sur la dernière syllabe des mots) mais il devient initial chez les plus jeunes générations.
Évidemment, l’intonation s’adapte aussi en fonction de la nature de la phrase : déclaration, interrogation, exclamation, emphase… Mais cela ne tient ni de l’accent tonique ni de l’accent syntactique.
En vérité, l’accent tonique lexical est assez difficile à détecter en français et cela ne sert pas à grand-chose, car n’étant pas employé ni (par conséquent) bridé par des règles, il dépend souvent de l’intonation globale de la phrase, dans laquelle il se noie. En revanche, l’accent syntagmique est bel et bien important puisque, sans qu’un francophone puisse expliquer les phénomènes d’intonation des phrases, il se rendra compte si un apprenant la fait incorrectement.
Si l’absence d’un accent tonique lexical distinctif n’est pas typique du français, elle tranche avec la plupart des langues alentour, et surtout ses cousines. C’est une des innovations énormes que le peuple françois a apporté à son dialecte roman depuis les premiers siècles de sa divergence avec le latin.
Sources
- Ti Alkire et Carol Rosen, « Latin stress », in Romance Languages: A Historical Introduction (2010) ;
- Jacqueline Vaissière, From Latin to Modern French: on diachronic changes and synchronic Variations, AIPUK, Arbetisberitche, Institut für Phonetik und digitale Sprachverarbeitung, Universität Kiel, 1996, pp. 61-74 ;
- Clare Whitmell, Noun and verb syllable stress (à propos de l’anglais) ;
- Y a-t-il un accent tonique en français ? (Agora Vox, 2008) ;
- Notions de base en phonétique : L’accent (Banque de dépannage linguistique)
« prendere » est au mieux du bas-latin. En latin correct : praehendere, avec accent sur « -hen-«
C’est vrai, mais je n’aurais pas pu m’en servir d’illustration en remontant si loin. Toutefois cet archaïsme montre bien que les syncopes datent de très longtemps !
« Le tien c’est le tien et le mien c’est le mien, l’accent
Le tien c’est le tien et le mien c’est le mien, l’accent
Tu l’écoutes et vois qu’il est bien
Chacun au début possède le sien »
Les Fabulous Trobadors
Une piste vers un sujet connexe 😉
En effet, pas le même accent ! Peut-être un jour…
C’est assez impressionnant à quel point cet article est poussé dans la recherche et la « technique », mais tout de même compréhensible pour les novices complets ou ceux qui ne se sont jamais vraiment penché sur la phonétique et la langue en général comme moi.
Tu explique des choses pas simples qui font appelle à des savoir connu de ceux qui s’intéressent de près à la langue, mais tu prend quand même le temps d’expliquer les bases aux néophytes, de sorte à ce que tout le monde puisse suivre.
J’aime beaucoup cette considération ^^.
L’article en ressort donc agréable à lire pour tout le monde, et ça c’est cool.
Aussi, j’ai été assez surpris du niveau de « technique » de l’article, à quel point il est pointu linguistiquement. Bien que je te sache doué, je ne m’imaginais pas un tel niveau de technique atteins de ta part, bref :
tout ça pour dire que je vois que tu est passionné, et que c’est très cool.
Tout comme ton article d’ailleurs ^^.
(PS : J’ai été content que tu site Linguisticae. Ça m’as fait au moins une chose familière dans cet article x) (je rigole bien sur) )
Waouh. Merci énormément ! Je ne sais pas mieux dire face à ce dithyrambe !
[…] Voyez aussi mon article : y a-t-il un accent tonique en français ? […]
[…] français, l’accent tonique n’est pas distinctif, c’est-à-dire qu’on ne s’en sert pas pour distinguer des homophones. Mais une […]
[…] voir aussi mon article sur l’accent tonique en français qui parle beaucoup de conservatisme linguistique […]
[…] Attention, ce n’est pas parce que le français ne dispose pas d’un accent tonique distinctif (qui sert à créer du sens) qu’on n’a pas d’accent tonique tout court dans notre langue : j’en parle plus en détails dans mon article ”Y a-t-il un accent tonique en français ?”. […]
Je suis un peu resté sur ma faim. J’imagine qu’une langue évolue plus vite lorsqu’elle n’est pas écrite (à l’époque peu de gens savaient écrire). Sans les connaissances linguistiques que vous avez, je pensais que le français a évolué du bas-latin car prononcé par des gaulois, puis des francs. Comme on entend actuellement le français prononcé par des immigrés espagnols qui se sont installés en France à l’époque de la guerre d’Espagne.
Oui, l’écrit a tendance à figer une langue, surtout quand il y a un certain prestige attaché à l’écriture dans une région donnée.
Je ne crois pas que l’accent des peuplades autochtones en latin jouât un grand rôle dans l’évolution de sa prononciation, même s’il a forcément existé à un certain niveau. Une langue dispersée géographiquement finit forcément par diverger par isolement des différents dialectes. L’influence des langues voisines est mesurable (elle est particulièrement visible dans la phonologie de l’irlandais ou du roumain par exemple) mais elle se remarque surtout dans les langues dominées, et non dominantes (comme le latin l’a été).
Que puis-je ajouter pour vous mieux satisfaire ? 🙂
Bravo pour cet article très intéressant. L’usage plus marqué de l’accent tonique en français du Québec s’explique t-il uniquement par l’influence de l’anglais sur une langue localement dominée ?
Merci pour ton retour ! Une rapide recherche rapport à ta question n’a rien donné. Personnellement, je dirais que l’influence de l’anglais n’est pas le facteur principal ici ; j’y vois plutôt une conservation de la vieille prosodie française, plus riche il y a quelques siècles qu’aujourd’hui. Mais les deux ont pu marcher ensemble. ^^