(Ceci est un essai de fiction basé sur des évènements réels)
Ça y est, c’est arrivé.
C’est un sentiment étrange de voir enfin survenir ce qu’on a si longtemps attribué à de l’histoire ancienne, lointaine, enterrée. La Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide… tout cela avait été relégué au statut de fiction, et bien aisément congédié de notre sens moral. On pouvait en contempler sereinement les évènements passés en se disant « ils n’allaient jamais le faire, ça n’a jamais été qu’une histoire d’intimidation de toute manière », et en se félicitant qu’on avait mûri depuis.
Pourtant, il y avait bien la peur. La tension constante liée à cette épée de Damoclès ultime, et la croyance oppressante que n’importe quoi pouvait arriver, à n’importe quel moment. On a trop tendance à se dire que cette peur, inscrite dans 40 ans de conflit sans catastrophe, était infondée. Pourtant elle n’en était pas moins réelle.
Récemment, les signes s’étaient de nouveau faits de plus en plus forts et lumineux, mais se noyaient dans un océan de signes forts et lumineux. Vendus à une société de consommation médiatique, on se baignait dans l’indolence morale, dans l’ignorance sûre d’elle, dans un confort qui endormait le besoin vital qu’a l’humain de révolte.
On a tout transformé en produit, jusqu’à la morale. Bombardés d’informations dont on ne savait que faire, on embrassait l’obésité intellectuelle comme si elle était la solution à la famine des générations avant nous. Désirant la justesse, mais votant en faveur de toujours plus de contrôle, et d’un pouvoir égoïste. Continuant, envers et contre tout, à croire que la hiérarchie ou la suprématie finiraient par remettre de l’ordre. Croyant tous, par ignorance, tout mieux comprendre qu’un autre.
On est devenus collectivement incapables d’être en désaccord. Il était un temps où ce mot, « désaccord », signifiait qu’on avait quelque chose à apporter à l’autre ; puis il est venu à signifier que l’autre a tort et que le dialogue est à proscrire. Enfermés dans un modèle de pensée binaire, il fallait s’y attendre : les terrains d’entente ont diminué à mesure qu’ils s’encombraient des déchets rhétoriques que notre manque d’hygiène mentale laissait pulluler. On a fini par ne plus croire à la moindre entente collective, nous qui nous étions érigés comme espèce sociale par excellence.
Échanger des idées. Construire ensemble. Voilà comment l’humain était devenu, selon sa propre définition, « l’espèce dominante » sur Terre ; une fierté dont on aurait dû tirer la volonté de créer l’harmonie autour de nous. Pourtant c’est une harmonie toute personnelle qu’on a persisté à rechercher. Pour dominer encore plus loin, grimper encore plus haut, et contrôler encore mieux. Insatiablement, on s’est mis en quête de la satisfaction ultime, celle d’être le plus fort. Maintenant sous l’eau la tête de l’autre mais soutenant, dans le même temps, que les pulsions animales n’avaient pas leur place dans un comportement social « adéquat ».
Alors c’est arrivé. Peut-être nos capacités sociales, poussées à leurs limites par des contacts sans précédent avec des milliards d’autres êtres, avaient-elles dépassé celles de notre cognition. Dans tous les cas, ce qui s’est passé était, à bien des égards, une version sociétale du comportement autodestructeur observé dans les profils dépressifs : trop d’informations, trop à penser, trop de sources de stress ont poussé l’humanité à la crise de nerfs. Une crise qui a détruit des milliers d’hectares, et des millions de vies. Aujourd’hui la Terre saigne depuis les trous immenses qui se sont ouverts là où hier encore les gens allaient et venaient, plus ou moins paisibles, mais se croyant tous de meilleurs humains que ceux qui les avaient précédés. Et qui sait combien d’autres vies seront prises au nom de cette conviction.
Inspiré par…
Le 20 novembre 2024. L’administration Biden, sentant que l’investiture de Donald Trump deux mois plus tard va beaucoup altérer l’avenir de la guerre en Ukraine, vient d’approuver l’utilisation par l’Ukraine de missiles américains sur le territoire russe, conduisant à une pseudo-escalade du conflit. Le lendemain, 1 000e jour de la guerre, la Russie utilise en effet pour la première fois un missile ballistique intercontinental contre l’Ukraine.
Cette réponse russe, comme souvent, s’est avérée être une technique exagérée d’intimidation plus qu’une vraie menace militaire (Reuters). Mais pourrait-on regretter un jour de ne pas nous être montrés plus inquiets ? Est-il illégitime de craindre le pire jusqu’au moment où il survient ? Ou n’est-ce pas là, au contraire, le symptôme d’une dangereuse insouciance ?
Illustration : Could This Be – Noisia