Poème [#2019-7] : L’esquinte-sens


J’ai eu l’idée d’ajouter des indications sur les inspirations et la méthode qui me conduisent à la composition d’un poème. Parfois, on me demande ce genre de petit « guide », donc je suis dit que cela plairait à certains que je partageasse mon expérience. N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !

Crédit pour l’illustration : « Perfect Sense » par MoodyBlue.


Guide stylistique

Inspiration

Ce poème m’a été inspiré en janvier 2018. Il est resté longtemps dans les cartons parce que je n’arrivais pas à y trouver… un sens. L’idée m’en est venue lors d’une journée de travail manuel, comme souvent, mais je n’ai pas réussi à l’étirer au-delà de la troisième strophe. Ce 12 mars, quinze mois après, un phénomène qu’il semble démodé d’appeler « rhume » m’a empêché de m’atteler à de l’écriture créative de longue haleine, alors j’ai rouvert le brouillon et le reste m’en est venu dans la continuité.

Style

La base du poème est l’anaphore du « prenez… ». Je l’imaginais depuis le début, et elle a été en partie responsable de mon blocage, car je n’avais pas envie qu’elle traîne au-delà de trois strophes ; or, on a traditionnellement cinq sens. J’avais aimé trouver le jeu de mots sur « fumée / fumet » puis sur « encombre », et j’appréciais beaucoup le rythme de la première strophe (qui est inchangée depuis le début, sauf le troisième vers) mais le reste tombait à plat (je ne suis d’ailleurs toujours pas très satisfait de la puérilité du sujet).

Ce 12 mars, j’ai ajouté « fleur / fleure », qui est dans le même genre. La quatrième et la cinquième strophes datent du 12 mars également. Je crois qu’avoir la tête lourde de grippe m’a lesté, m’aidant à garder les pieds sur terre. Il en résulte une grande clarté du thème (je dis que je veux renoncer à mes sens terrestres jusqu’à la morale qui sert d’explication).

De manière générale, ce poème est un patchwork de classique et de déconstruction :

  • je fais appel aux rimes, mais sans logique apparente (-ise/-ive est une rime approximative, -ombrent/-ombre est pauvre mais vaguement holorime, -tir/-cir est approximative, puis les rimes disparaissent jusqu’aux derniers vers) ;
  • j’utilise des alexandrins très sporadiquement, le reste est sans métrique (que/les/fri/mas/fé/briles|me/fai/lli/sant/for/cir + ce/ma/chin/tout/mou/ne|man/que/ra/à/per/sonne) et en trompe-l’œil (il/ne/m’est/en/l’é/tat|u/ti/le/que/d’un/cô/ces/hu/blots/so/no/res/qui|u/lu/lant/à/l’au/rore + qu’à/goû/ter/le/sel/de|con/ver/sa/tions/par/ta/gées, 13 pieds, entre autres) ;
  • la ponctuation part dans tous les sens (des virgules, des points, des deux-points, des points-virgules, un point d’interrogation, des sauts à la ligne directs, des diérèses intrusives…) ; la capitalisation des lettres initiales est dans le même goût ;
  • je n’ai pas cherché l’assonance mais un vers en est doté : « ces hublots sonores qui ululant à l’aurore ».

C’est ce côté variable et inconstant que j’ai soigné dans le poème, jouant sur un sens clair nié par un style capricieux. Le sens n’est pas vraiment fort ni poétique, mais on est toujours porté par quelque chose, que ce soit le rythme, les jeux de mots ou le fond. Un peu comme si l’on sautait de vague en vague.


Le poème

Prenez mon nez ;
il ne m’est en l’état utile que d’un côté ;
je sens au mieux la fumée, sinon nul fumet ;
qu’une fleur fleure est un cadeau rare qui sitôt m’allergise
et ainsi ne me touche qu’une seule fois par estive.

Prenez mes yeux ;
j’en ai quatre : deux en encombrement, et deux m’encombrent.
Trouver la vue intérieure ? Mais je ne vois tout qu’aiguisé d’ombre.
Il semble qu’ici-bas la laideur se doive d’être constamment citée,
Il me semble…

Prenez ma peau ;
Elle tombe par endroits et laisse passer le froid ;
Je n’ai qu’elle sur les os, elle ne me fait sentir
Que les frimas fébriles me faillisant forcir.

Prenez mes oreilles ;
Ces écoutilles sous pression toucheront un jour le fond,
Ces hublots sonores qui ululant à l’aurore,
produisent leurs propres sons faute d’en capter.

Prenez ma langue ;
Elle me sert davantage à parler des langues tout seul
Qu’à goûter le sel de conversations partagées.
Ma tête prononce tout mieux que cet organe peu viable,
ce machin tout mou ne manquera à personne…

De mes cinq sens, un seul en a vraiment un :
C’est le sixième, la conscience du commun.

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carnetsparesseux

Merci pour la déconstruction (décongestion ?) du poème qui vaut aussi par sa propre lecture ; les accroches « prenez mon… » me font penser aux poètes de la renaissance (je ne sais pas dire lesquels ni en quels poèmes, mais ça m’y fait penser quitte à ce que je l’invente), façon, « belle dame, prenez mon coeur vous seule en savez estomper la douleur… » ; bref, une invite courtoise et un peu sensuelle, voire double sensique.

bref, merci !

Eowyn Cwper

Je suis ravi que l’idée te séduise ! Je réitérerai. ^^

laplumefragile

Je trouve la démarche fort louable pour un nez encombré pris dans une grippe tenace, futile et qui agace. Coïncidence oblige, je parlais tout juste aujourd’hui des textes (re)travaillés ou délaissés puis repris (sans parfois grand succès), avec notre compère Ibonoco.
Jolie reprise, donc, malgré l’embrise du dez bouché.

P.S. : tout mou, tout mou, c’est vite dit. La langue est notre muscle le plus puissant, il ne faut pas l’oublier. Mais en poésie, tout est permis.

Eowyn Cwper

Du as doud à vait raison, j’édais aber à l’égridure de ze degzde. Le dez boujé ze dégage un beu, bais la doux esd arrivée.

laplumefragile

à tes souhaits ^^ les Chinois te recommanderaient de boire beaucoup d’eau… chaude !

Eowyn Cwper

De l’eau jaude ? Je vais bludôd égrire un boèbe à l’addenzion des enrhubés. Augude gonzodde dasale di dévoisée. Une egzbérienze oulibezgue… ou-li-pes-que indéressande, z’il en est.

laplumefragile

Excellent ! Je suis certaine que Queneau saluerait cette initiative ! C’est un exercice de style qu’il faut absolument éprouver !

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