« Elle pleut » : vous savez d’où ça vient (à part d’un morceau de Nekfeu) ?
La vidéo ci-dessus est extraite d’un débat entre deux YouTubeurs, La Cartouche (Ralph) et Typhaine D, diffusé sur la chaîne Le Crayon le 12 juillet 2022 et portant sur l’écriture inclusive (du moins en théorie, car il a beaucoup dérivé). J’ai eu envie de m’y attaquer pour plusieurs raisons :
- il touche à plusieurs sujets qui me tiennent à cœur (linguistique, féminisme, discrimination et évolution sociétale) ;
- plusieurs idées et arguments n’ont pas pu être menés à leur terme et méritent qu’on se penche davantage dessus ;
- les internautes ont choisi leur camp en masse (celui de Ralph), mais le ton radical du débat laissait peu de place à la nuance 🖌️ et il est facile d’être d’accord avec lui pour des raisons qui se révèlent plus émotionnelles que rationnelles.
Je ne partage ni les positions radicales de Typhaine ni le conservatisme de Ralph, et bien que mon approche se rapprochera largement de l’argumentaire scientifique de ce dernier, je voudrais proposer un regard un peu différent sur le débat, ses problèmes, et ce qu’il y a à en retirer.
Sommaire
- Artiste ou militante ?
- Une vision paranoïaque de la langue
- Est-on tenu de respecter une règle ?
- L’appartenance de la langue
- « Elle pleut » – l’extrait qui fâche
- Le conservatisme de Ralph
- Conclusion
- Pour aller plus loin
1. Artiste ou militante ?
Le débat commence (1:14 – 2:22) par la présentation des intervenants. On apprend que Ralph est doctorant en littérature française et que Typhaine est adepte d’un style d’écriture et de parole appelé la féminine universelle et qui consiste à féminiser le langage au-delà de ce que la grammaire laisse attendre.
Je fais exprès de toute féminiser […] pour élargir des horizonnes de créationne parce que c’est belle et intéressante.
On n’en est pas encore au débat, pourtant la vidéo est déjà chargée émotionnellement. Beaucoup de spectateurs ont été négativement influencés, voire découragés d’écouter la suite devant cette forme de langage « arrogante », « imbuvable », « insupportable ». Il suffit de voir le nombre de commentaires la traitant de « folle » pour se rendre compte des sentiments forts qui polluent déjà le visionnage.
Pourtant les premières minutes de son argumentaire (2:47 – 7:48) sont relativement solides : elle dénonce une Académie bourgeoise, élitiste et sexiste qui a inventé le concept de « faute de grammaire », et défend d’un autre côté son propre usage, qui est libre et dont elle précise bien (7:10) qu’il revêt une « dimension artistique » – Ralph approuve silencieusement, et moi aussi (il développe là-dessus dans le débrief). On aurait pu, à la rigueur, arguer de l’incompréhensibilité de la féminine universelle (qui serait rentrée en contradiction avec le français pré-académique qu’elle promeut et qui reposait justement avant tout sur la compréhension mutuelle), mais cela aurait été de mauvaise foi car je n’ai moi-même plus rencontré de difficultés à ce niveau-là au bout de quelques minutes d’habituation. C’est étonnant au début, mais il n’y a rien d’incompréhensible dedans.
Une peintresse choisit ses couleurs, et moi je choisis mon vocabulaire ; une cheffesse en cuisine choisit ses saveurs, et moi je choisis ma grammaire.
Il y a donc deux aspects au discours de Typhaine qu’il est primordial de séparer pour la suite : son usage propre, qui est respectable (qu’il soit justifié ou non par une vocation créatrice, d’ailleurs), et un côté militant mesuré (pour l’instant) qui joue sur la dénonciation et la sensibilisation (« pour montrer à quel point, d’habitude, tout[e?] est masculinisé[e?] »).
On est bien devant un modèle de pensée qui allie art et féminisme de manière cohérente (…pour l’instant), mais qu’il est facile de rejeter au prétexte que c’est « insupportable à entendre » et qu’elle « confond art et féminisme ». Sans dire que de telles allégations sont fausses, elles ne se vérifient qu’ensuite. Mais on n’aura pas à attendre beaucoup : outre les erreurs factuelles que Ralph rectifiera une fois son tour de parole venu, le raisonnement de Typhaine perd rapidement en fondement et en mesure après 7:48.
2. Une vision paranoïaque de la langue
Ils vont réussir à rentrer dans la moindre de nos pensées. Le langage structure la pensée. Quand on pense, on pense avec des mots, et donc si on parle au masculin l’emporte, on pense au masculin l’emporte, et donc on agit dans l’intérêt des seuls hommes. Et c’est pour ça qu’il y a beaucoup de résistance masculiniste sur ce sujet-là.
8:06
Ce passage présente plusieurs sophismes et éléments d’extrémisme politique, voire de manipulation. Le « ils » impersonnel, présentant une masse indéfinie comme une menace omniprésente (diabolisation), introduit un amalgame : comme cela n’échappera pas à Ralph, l’argument du « le langage structure la pensée » est pris à l’hypothèse de Sapir-Whorf soutenant que le langage influence notre vision du monde. Cette hypothèse a beaucoup été nuancée 🖌️ par la suite mais elle a aussi beaucoup été détournée de la sorte pour faire le jeu des alarmistes.
Typhaine semble arguer que le français conditionne une pensée patriarcale de manière permanente et inexorable chez ses usagers. Son argument n’est pas sans rappeler un monde à la 1984 où un langage imposé (la novlangue) limite les capacités intellectuelles. Or un tel scénario est bel et bien de la fiction (le livre a d’ailleurs délibérément été écrit pour refléter l’esprit paranoïaque que la peur du totalitarisme faisait planer en Europe).
Ce qu’il aurait été exact de dire, c’est que l’usage ponctuel de formes perçues comme masculines peut déclencher des biais cognitifs qui sont en défaveur des femmes, ainsi que Scilabus le démontre dans la vidéo ci-dessous. Mais contrairement à ce que Typhaine cherche apparemment à faire croire en des mots particulièrement complotistes, il n’y a rien de durablement « conditionnant » ni d’inéluctable dans cette pratique.
À plusieurs moments, son modèle de pensée tient du délire de persécution : la « résistance masculiniste » qu’elle mentionne, par exemple, tient au moins en partie dans le fait que de nombreuses personnes dénoncent de manière souvent violente ses positions trop radicales sur les réseaux sociaux. L’extrait lui-même en contient la preuve, lorsqu’elle répond aux arguments de Ralph par un « vous voulez nous faire taire ? ».
3. Est-on tenu de respecter une règle ?
Du fait que l’argumentaire de Ralph est très factuel et non tendancieux comme celui de son interlocutrice, je n’ai pas grand chose à redire dessus (j’ai dédié une section ci-dessous à ce que je reproche à sa position d’un point de vue plus politique). Dès que Typhaine reprend la parole en revanche (à 15:03), elle fait cette phrase qui me fait bondir.
Quand une règle est injuste, on n’est pas tenu de la respecter.
Même si ça ne saute pas aux yeux, la formulation est hasardeuse, et même problématique. Elle le dit elle-même, la « règle de grammaire » et son corollaire la « faute de grammaire » sont des concepts qui ont été inventés pour servir l’élitisme. De mon côté, j’ai déjà décrit ici comment ils sont foncièrement discriminatoires (capacitistes et glottophobes notamment).
Je suis donc d’accord avec elle là-dessus, toutefois on pourrait attendre d’une féministe qu’elle rejette tout simplement le concept de règle, en tant qu’il est une pièce maîtresse de l’oppression. Pourtant elle a l’air de considérer son utilité dans certains cas, évoquant même l’idée qu’on puisse être tenu de la respecter si elle est « juste ». Or (et c’est une notion primordiale quand on milite pour l’équité) on n’est jamais tenu de respecter une règle ou une norme si elle juge ou hiérarchise les individus selon comment ils l’appliquent. Autrement dit : faire appliquer une règle (l’imposer), c’est appliquer un jugement de valeur. C’est ce que Typhaine paraît pourtant défendre ici, plutôt que de mettre l’accent sur le fait que chacun est libre de son usage (tout comme elle est libre de parler à la féminine universelle). Elle laisse ainsi à penser que chacun est libre des règles qu’iel veut faire appliquer (imposer), ce qui va évidemment à l’encontre du principe-même du féminisme.
Il est possible qu’elle aurait formulé la chose différemment à tête réfléchie (par exemple : « on n’est pas tenu de respecter une règle, à plus forte raison quand elle est injuste »), et mon intention n’est pas de lui prêter des propos qu’elle n’a pas tenus. Cependant la phrase telle quelle témoigne de ses inclinations radicales et, comme on va le voir, s’inscrit bien dans le reste de son discours.
→ Avant de passer à autre chose cependant, je voudrais glisser une note en faveur de Typhaine (c’est d’ailleurs cette nuance 🖌️ en particulier qui m’a donné envie d’écrire l’article). Quand elle avance (à 16:00) que l’Académie a décrété que « le masculin est le genre le plus noble », Ralph lui répond qu’elle en a fait de même pour la première personne et l’infinitif, et qu’il faut donc y voir une métaphore littéraire ne reflétant pas la réalité. Quand elle rétorque qu’elle « s’en fout » et qu’il s’agit dès lors de « discrimination métaphorique », c’est agressif et ça peut paraître de mauvaise foi. Pourtant elle a raison dans le sens où elle rappelle que la discrimination repose souvent sur des métaphores ou des symboles. Dire que « c’est juste une métaphore », c’est comme dire « c’est juste pour rire » après une plaisanterie blessante – ça n’enlève rien au fait que ce qu’on a dit était inapproprié, et minimise et invalide l’expérience de la personne qu’on a heurtée. De la même manière, il faudrait arrêter de dire que « le masculin est le genre le plus noble » – non parce que cela conditionne les usagers à tenir des raisonnements patriarcaux, mais bien parce que cette phrase (quoiqu’obsolète) a un bagage misogyne qui peut encore heurter aujourd’hui.
4. L’appartenance de la langue
Dans la seconde partie du débat, l’argumentaire de Typhaine revient sur une vision complotiste. Elle parle de « propagande misogyne » et mentionne des mots qui ont été tour à tour « confisqués aux femmes de manière consciente et politique » et « repris » par elles, comme le mot « autrice ». Elle qualifie d’ « arnaque » le fait que l’Académie tolère « auteure » au féminin, qu’elle estime insuffisant car indistinct de « auteur » à l’oral. Plus tard, elle dénonce la « fraternité » de la devise française ainsi que le concept de « patrimoine » (par opposition à la sororité et au matrimoine, moins connus) comme des manière d’exclure insidieusement les femmes des plans politique et familial.
Pour elle, la réappropriation des mots par les femmes est synonyme de leur « sauvetage », pourtant ce qui les « sauve » réellement et durablement est le fait qu’ils puissent être d’usage tout court, c’est-à-dire normalisés, utilisables par tous. Voilà qui serait un vrai signe, dans le langage, d’une inclusion des femmes dans la société. Elle en appelle toutefois à un concept intéressant : l’appartenance de la langue.
La nuance 🖌️ qui manque ici (Ralph va en parler) est celle qui existe entre langue et usage. La langue est un système abstrait et de potentiel illimité, donc intrinsèquement neutre et inclusif. Mais un tel système est adaptif, et son usage en pratique tendra à représenter les valeurs du groupe qui l’utilise (par exemple, la sororité et le matrimoine sont méconnus car, à l’inverse de leurs équivalents masculins, ils ne reflètent pas la culture française).
Si l’usage est discriminant, c’est sur les valeurs dont il est issu qu’il faut agir. La France ayant été, et demeurant encore dans une certaine mesure une nation patriarcale et misogyne, c’est sans surprise que l’usage de la langue française en France présente de tels traits, et privilégie le patrimoine sur le matrimoine, ou la fraternité sur la sororité – et c’est la mission du féminisme d’y sensibiliser les usagers. Mais agir directement sur la langue, sans compter que c’est vouloir un retour à la règle et donc à l’autoritarisme et au jugement de valeur que Typhaine dénonce, est sans effet sur la réalité sociale parfois inéquitable que la langue ne fait que refléter*.
* C’est ce que Ralph essaye d’expliquer en faisant remarquer que la société anglophone n’est pas moins sexiste du fait que l’anglais dit “it rains”, avec un pronom perçu comme neutre, contrairement au français « il pleut » qui utilise un pronom perçu comme masculin. Il s’agit cependant davantage d’une illustration que d’un exemple : le soi-disant « sexisme langagier » de l’anglais pourrait se situer ailleurs.
La langue n’appartient donc à personne, contrairement à l’usage qui appartient à chacun. Quand elle argue du contraire (ou qu’elle essaye, parce que c’est déjà assez hors-sujet), Typhaine avance expressément son expérience personnelle, ce qui est pratiquement une concession : elle ne promeut pas un usage plus juste pour tous, mais un langage fondé sur les valeurs qu’elle revendique. Or ces valeurs, comme on commence de le voir, n’ont rien de très équitable.
Vous n’étiez pas une petite fille qui pensiez que vous ne pouviez pas être autrice ou gouverneuse.
5. « Elle pleut » – l’extrait qui fâche
À 27:02 commence le fameux extrait du « elle pleut », et ça va très vite. Reprenons phrase par phrase.
— (T.) Du coup, « elle pleut », ça ne vous dérangerait pas ? C’est bonne alors, on peut s’entendre ! « Elle pleut », voilà, terminé. | Ralph tient un discours pragmatique dans lequel ses sentiments n’ont pas leur place. Ici Typhaine rejette sa perspective et cherche à l’attirer dans un débat idéologique qui n’est pas, et ne sera pas le sien. Sur Wikipédia, on appellerait ça du POV-pushing et c’est ce qui va faire déraper la discussion.
— (R.) Vous ne pouvez pas inventer, ce n’est pas à vous de décider… | Ralph tente de recadrer le débat sur la question de l’usage au sens originel de « vision majoritaire sur la langue ». Effectivement, personne (pas même une autorité linguistique telle que l’Académie) ne peut décider que « elle pleut » doit être d’usage plutôt que « il pleut ».
— (T.) Si si, c’est nous qui décidons comment on parle. | Quand il s’agit de l’usage personnel ou à la rigueur de celui d’un groupe, oui. Mais, encore une fois, ce n’est pas la question.
— (R.) Là il y a vraiment une méprise totale… | S’il avait au moins eu le temps d’expliquer pourquoi…
— (T.) Vous voulez nous faire taire ? | La mauvaise foi est toujours un outil utile quand on est à court d’arguments. Ironiquement, c’est lui qu’elle essaye de faire taire avec cette phrase.
— (R.) Vous confondez votre pratique d’artiste et d’auteure…
— (T.) D’autrice. C’est moi qui décide là quand même. C’est pas que ça me fait plaisir, c’est normal, c’est mon métier. Je n’ai pas de testicules, je suis une autrice. | Ici, Typhaine arrive définitivement à changer de sujet : la question de savoir si elle est légitime de vouloir qu’on la qualifie d’autrice plutôt que d’auteure est bien plus épineuse. Ralph est « tombé dans le piège », il est poussé à la concession et Typhaine gagne la « bataille », car c’est ainsi qu’elle conçoit le débat : un champ de bataille où il s’agit d’empêcher l’autre de s’exprimer plutôt que d’échanger des idées, et de tendre des pièges plutôt que de chercher à comprendre son interlocuteur. Il ne ressort rien de cet échange sinon la satisfaction de Typhaine d’avoir « vaincu le linguiste à son propre jeu ». On remarquera aussi le passage transphobe (« je n’ai pas de testicules, je suis une autrice ») qui confirme, entre autres occurrences douteuses du terme « testicule » sous différentes formes, les inclinations TERF de l’autrice.
— (R.) Dans mon « auteure », il y avait un E, mais que vous n’avez pas entendu… | Lorsqu’on discute avec les tenants d’une idéologie radicale, il arrive souvent un moment où l’on se met à utiliser les mêmes instruments qu’eux. C’est ce qui se produit ici : malgré son flegme, Ralph finit par entrer sur le terrain conflictuel où Typhaine cherchait à l’attirer, achevant de bloquer la discussion.
— (T.) Non non, mais justement, on ne l’entend pas, et encore une fois ça n’a aucune légitimité, le mot autrice est le mot normal et légitime en termes de linguistique. | Pour rappel, la linguistique ne détermine jamais si un mot est légitime ou non : elle le constate tout au plus. Ce sont les pressions sociales qui conditionnent la légitimité des mots, déterminant s’ils sont « bien vus » ou « mal vus » et dans quelles circonstances il est « bon » ou « mauvais » de les utiliser. Or d’où viennent ces pressions ? De l’élitisme et de la norme, de la règle et du jugement de valeur, bref : de l’Académie et du patriarcat. C’est étrange de parler de légitimité quand on prétend lutter contre le système qui en établit les critères, non ?
Dans la première section, il me tenait à cœur de montrer que Typhaine faisait bien la distinction entre ses idées militantes et sa qualité d’artiste, car c’est qu’ici qu’elle cesse vraiment de le faire. Sa mauvaise foi est bien plus impactante dans la réalisation que son argumentaire de base, par contraste, était plutôt bien construit. Ici, en disant que « chacun décide comment on parle », elle ne considère plus seulement que l’usage de chacun est libre, mais que le sien est supérieur car il est justifié idéologiquement par la conscience du fait que des formes impersonnelles telles que « il pleut » et « il était une fois » sont sexistes (ce qui tient du fantasme et du délire de persécution).
Ces quelques phrases où tout se mélange témoignent en tout cas d’une vérité simple : les deux intervenants ne tiennent pas le même discours, et le débat n’est pas assez encadré.
6. Le conservatisme de Ralph
Ayant étudié la linguistique, c’est sans surprise que je suis en accord avec les arguments descriptivistes de Ralph, et c’est pourquoi le billet se concentrait sur Typhaine jusqu’ici. Pour autant, la position générale du YouTubeur de La Cartouche n’est pas la mienne et je voulais revenir dessus ici.
L’écriture inclusive dénie à la forme masculine la capacité de fonctionner comme neutre et donc de fonctionner comme catégorie englobante et générique.
— (R.) C’est l’usage qui va décider si oui ou non les locuteurs ont envie de pratiquer l’écriture inclusive.
— (T.) Ou les locutrices évidemmente.
— (R.) Donc les locuteurs masculins génériques qui incluent tout le monde.
Voici par exemple des passages auxquels j’ai des choses à redire. Si l’usage, la « vision majoritaire » sur la langue, est effectivement un repère pragmatique et central dans la conception-même qu’on a d’elle, ça ne veut pas dire qu’on ne doit rien vouloir y changer. Et même si la vision majoritaire considère le masculin comme une catégorie englobante, ça ne veut pas dire qu’il le soit pour tout le monde, et encore moins que tout le monde doit les percevoir comme tels au prétexte que c’est l’usage (ce qui revient à nier les minorités et les groupes discriminés). Ni « neutre » ni « englobant » ne sous-entendent « inclusif » ou « équitable ». L’usage du masculin « par défaut » engendre en fait des biais connus qui n’aident en rien à l’équité des genres ; c’est pourquoi c’est une « neutralité » et un « englobement » dont tout le monde ne veut pas et que l’écriture inclusive est proposée pour jouer ce rôle à la place.
En d’autres termes, quand le conservatisme (ou la neutralité) est en faveur du rapport de force en place, c’est de l’immobilisme – donc une manière molle de défendre les inéquités.
Il devient clair dans la vidéo que Ralph a sortie suite au débat (voir ci-dessous) qu’il n’a pas une position anti-féministe et que l’argumentaire de Typhaine le poussait dans ses retranchements. Cependant il me tient autant à cœur d’essayer de « nettoyer » ses arguments que d’avertir sur le fait qu’un trop fort attachement à l’usage peut s’avérer néfaste. Parfois il faut secouer l’usage pour faire avancer les choses, tout comme l’invention du terme « harcèlement sexuel » a ouvert la lutte contre une menace qui, jusque là, n’avait pas de nom*. Ralph semble fonder son approche de l’inclusivité sur le sentiment de ceux qui sont inclus plutôt que sur l’opinion de ceux qui se sentent exclus, ce qui est une forme d’exclusion en soi.
* Until 1975, ‘Sexual Harassment’ Was the Menace With No Name, Erin Blakemore, 2018 (history.com)
→ Et maintenant, le moment nuance 🖌️ : la justification par l’étymologie comme quoi le mot « homme » n’a pas toujours été genré (et ne l’est toujours pas quand on l’écrit Homme avec majuscule) est bel et bien nécessaire. Typhaine a le droit d’être en désaccord avec cet usage, néanmoins elle le nie tout simplement, occultant une grande partie de l’histoire de la langue française. Par ce procédé obscurantiste, c’est elle qui invisibilise les femmes dans la littérature historique, leur refusant une place pourtant durement acquise à laquelle elle devrait être la première à rendre hommage.
7. Conclusion
Ce n’est pas chose facile que de faire le tri dans un mauvais débat. Toxique et biaisé, l’échange ne laisse pratiquement aucune place à la sensibilisation et au brassage d’idées que la chaîne du Crayon entend faire. Par son manque d’encadrement, la vidéo est même devenue une plateforme pour l’idéologie radicale de Typhaine. On pourrait considérer que c’est anodin étant donné qu’elle s’est apparemment ridiculisée aux yeux de la majorité des spectateurs, sauf qu’elle n’est pas la seule à avoir perdu en crédibilité : c’est tout le discours féministe qu’elle emporte avec elle, le faisant passer pour un ensemble de lubies autoritaristes et asphyxiantes soutenues par des illuminés prosélytes avec qui il est impossible de raisonner, plutôt que pour un mouvement fondé sur l’échange et l’équité.
Les raccourcis dont Typhaine se rend coupable sont d’autant plus dangereux qu’ils alimentent la croyance que la langue est instrumentalisable, qu’elle peut être sciemment manipulée pour véhiculer des valeurs précises. C’est ce genre d’idées reçues qui donnent peur d’échanger, et freinent les mesures qu’on peut réellement prendre contre les discriminations.
Qu’on le veuille ou non, cette vidéo a plus de 350 000 vues et marquera un jalon plutôt conséquent dans les combats antidiscriminatoires francophones. Il ne tient maintenant plus qu’à ceux qui l’ont regardée de décider si cet impact sera positif ou négatif. Continuons donc de chercher la nuance 🖌️ (dans mon article y compris bien sûr, car j’ai mes propres biais !) et de se remettre en question. Et ne donnons pas la parole à ceux que cela intéresse de répondre, mais pas d’écouter.
8. Pour aller plus loin
À 45:43, Ralph dit « utilisage ». Et c’est très rigolo.
Merci à Chris et à Arthur pour la relecture !
Je cherchais une réaction de Monte que je sais mesuré sur cette affaire mais ce faisant, je suis tombé sur ton site, et ce n’est pas plus mal. J’ai trouvé ton article très bien fait
Il est vrai que ce n’est pas facile d’intervenir et d’apporter de la nuance dans un débat mal engagé.
Mais justement, puisque tu cite scyllabus, j’aimerais témoigner sur comment sa vidéo sur les biais de l’écriture m’a ouvert les yeux. Mais c’est pour une bonne raison : elle est rigoureuse sur la méthodologie. Et j’ai moi même une formation scientifique : quand on explique de toute bonne fois , je ne demande qu’à changer d’avis.
Mais aujourd’hui, le militantisme est un vrai problème. Cette vision « combattante » de chaque sujet s’inspire des même méthodes que tout les extrêmes : celle du refus de la zone grise. Les militants essaient de créer des camps bien distincts histoire de pouvoir décréter qui est « bon » et qui est « mauvais ». En supprimant touteespoir de nuances, on pousse à son tour plein de gens dans les extrêmes d’où les tendances masculiniste qui reviennent en force d’après la dernière étude du ministère de l’égalité.
Et cette vision binaire va de paire avec une culture de l’offuscation ( je vais faire attention à mes mots car c’est un sujet compliqué). Là où tu parles des gens discriminés, j’entends surtout des gens qui veulent parfois l’être plus qu’ils ne le sont. Il est facile de s’offusquer pour tout, de trouver des sens qui n’en sont pas, de se sentir persécuté. Moi même je suis passé par là et comme c’est le lot de beaucoup de gens, difficile parfois de comprendre pourquoi il y aurait une « hiérarchie » de l’offuscation. Si on parle de discrimination sexiste, les gros pourront parler de grossophobie et pourquoi leur vie de gros homme est parfois pas moins violente que celle d’une femme bien foutue. Et pourquoi ne pas parler des incapacités, des maladies ( je suis épileptique), de la couleur de cheveux ou de leur absence, etc ..
Ho bien sûr, toutes ces causes ont aussi leur moment de visibilité, et tout ces problèmes peuvent être cumulables ( être une femme en est actuellement un de plus) mais quand on croise quelqu’un qui prétend qu’on a eu la vie facile parce qu’on est « visiblement » un homme, ça occulte toutes ces autres possibilités…. Et ça essentialise pas mal : peut être suis je gay , épileptique, et aspergé (et donc peut être moins bien Loti que des personnes du sexe opposé). Mais je suis essentialisé à homme.
Et c’est là que je parle de culture de l’offuscation. Je pourrais très bien déclarer un jour que certaines choses sont inacceptables . Après tout, nos expériences sont quelque chose de très personnelles. Mais si je décréte un jour que je suis heurté par les roux et que je suis en souffrance psychologique dès que j’en vois un, est ce qu’on doit en faire un combat ou m’aider à moins me sentir en souffrance ? Même par empathie, doit on m’encourager dans cette voie ? Ou comme pour les phobiques, me comprendre et m’aider.
Je sais, mon propos est volontairement putassier et simpliste mais c’est pour amener à réfléchir. Être en combat permanent contre le reste du monde n’est ni un mode de Vie, ni une façon de faire avancer les choses. Mon expérience personnelle de révolte permanente lié à mon infirmité m’a plutôt éloigné des gens : on ne peut demander aux autres d’être toujours parfait.
Je ne partage ici qu’un peu de mes réflexions personnelles. Loin de moi l’idée de prétendre savoir mieux que quiconque comment changer les choses. Mais j’ai tendance à penser qu’on y arrive mieux de façon logique et mesuré ( et donc sans trop d’affect) à la manière de sylabus qu’avec trop de pathos
( Et désolé d’avance pour les fautes)
Bonjour Astarqn et merci pour ce très beau pavé ! Les fautes n’ont pas d’importance, encore moins quand l’apport est plaisant et enrichissant à lire.
Ça me parle beaucoup quand tu soulèves le fait de « se rendre plus persécuté qu’on ne l’est vraiment », car c’est quelque chose que je réalise depuis peu à propos de moi. Ça m’est arrivé de m’offusquer trop, de trop projeter, bref : de ponctuellement devenir un·e SJW. Voilà justement pourquoi c’est important d’appliquer les zones grises dont tu parles au militantisme également : « militant » ne veut pas dire « SJW » et « radical » ne veut pas dire « extrême » (même si je lésine effectivement un peu sur cette nuance dans l’article). Il suffit de participer à changer les choses pour se dire militant, et de vouloir les changer beaucoup pour se dire radical. Ça ne veut pas forcément dire qu’on est prosélyte ni qu’on promeut une mise en œuvre violente. Je suis concerné·e par le militantisme LGBT+ et féministe et je le revendique, mais ça ne veut pas dire que je fourre mon nez dans tous les débats, que je pars en croisade contre toute opinion qui me titille, que je ne suis pas à l’écoute ou que je suis complètement incapable de nuances (toutes choses dont j’ai toutefois été coupable parfois, et ça peut encore m’arriver).
En revanche, je doute que ce soit constructif de chercher à mettre en parallèle les discriminations entre elles. Il ne devrait en effet pas exister de hiérarchie de l’offuscation. Qu’une femme ait subi vingt ans de harcèlement sexuel ou qu’un homme se soit fait dire une seule fois qu’il était « un peu enveloppé », les expériences sont valides et indépendantes l’une de l’autre, elles n’ont même pas de cause commune et elles ne devraient pas avoir à se rencontrer dans les débats. Les efforts faits pour lutter contre le harcèlement sexuel et la grossophobie (ou contre toute autre discrimination) ne sont pas censés être mutuellement exclusifs, et chacun devrait pouvoir agir à son échelle sans se faire dire « que d’autres femmes ont vécu pire » ou « qu’il fait toute une histoire de ses quelques kilos en trop ». Le fait est qu’on accepte mal que l’affect des autres soit plus mis en avant que le nôtre, et je pense qu’en la matière le problème se situe dans l’éducation et la culture françaises / occidentales : il faudrait qu’on se connaisse mieux soi-même en général, et qu’on apprenne à respecter ses propres émotions, car c’est ainsi qu’on apprend à respecter celles des autres. Ainsi les luttes anti-discriminatoires perdraient de leur aspect de « bataille des egos », les « faux persécutés » du genre à dire « je ne supporte pas les roux, donnez-moi de l’attention svp » se feraient rares et on aurait moins de difficultés à faire de vraies avancées. Mais on en est encore loin.
Merci en tout cas pour ta lecture et ton retour, ça fait toujours plaisir !
« Et ça essentialise pas mal »
Cette nébuleuse idéologique qu’on range désormais sous le terme un peu fourre-tout de « woke » est constituée de positions identitaires, et une position identitaire est par nature essentialiste. Ce n’est pas un mal en soi, mais il faut en être conscient. Les problèmes surgissent quand on essaye de légitimer ses névroses en leur passant un vernis scientifique.
« quand on croise quelqu’un qui prétend qu’on a eu la vie facile parce qu’on est “visiblement” un homme, ça occulte toutes ces autres possibilités…. »
Ou peut-être que t’as eu la vie difficile parce que t’as eu des parents abusifs et sans le sou, que tu risques ta vie chaque jour au travail, etc. Peut-être tout simplement que t’encaisses moins les chocs que ton voisin qui a eu peu ou prou la même vie que toi, que vous n’avez pas eu la même perception ou la même lecture de certains faits. Des tas de critères contribuent à rendre une vie difficile, et la majorité d’entre eux n’entrent pas dans les cases à cocher qu’établissent les grievance studies pour leur hiérarchie absurde de la souffrance.
Mais tu viens de résumer pourquoi discuter avec des Typhaine D ne servait absolument à rien. Peu importe tes arguments, ça se finira toujours par le même deus ex machina : tu penses comme tu penses parce que tu es un homme blanc cis privilégié et donc tu peux pas comprendre la souffrance éternelle des femmes qui les pousse à devoir dire « elle pleut » pour se libérer du patriarcat.
En gros : j’ai la bonne « essence » donc je gagne le débat, tu as la mauvaise donc tu perds. Gobineau au XIXe, le camp « progressiste » en 2023 (la frontière entre les deux devient quand même assez floue…)
Bon par contre, ce genre de personnage ultra caricatural et parfois prompt à l’hystérie, ça fait toujours de jolies vidéos pour le buzz… C’est si facile de faire un combat de coqs entre extrémistes en croisade. Les foules aiment le sang, panem et circenses… La preuve, les réseaux sociaux (Twitter en tête) tournent à ça H24. Si la bassesse humaine était un carburant et les réseaux sociaux des moteurs, crois bien que l’énergie libre deviendrait possible