Dans les cinébdos, je compile mes analyses critiques sur les films vus dans la semaine. 📚 🎥
Sommaire
Babylon A.D. (Mathieu Kassovitz, 2008)
Séduite et abandonnée (Pietro Germi, 1964)
Le Vent de la liberté (Michael Herbig, 2018)
Ariel (Aki Kaurismäki, 1988)
Les Aventuriers (Robert Enrico, 1967)
Image d’en-tête : Le Vent de la liberté ; films 112 à 116 de 2020
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Lundi : Babylon A.D. (Mathieu Kassovitz, 2008) « Thématique : Gérard Depardieu »* |
Babylon A.D. ou comment transformer l’ambition en fantasme. Kassovitz aurait été compétent, l’a même peut-être été, mais la 20th a cru bon de prendre les commandes sur son terrain : Diesel, casté de force, ne s’est pas entendu avec le réalisateur, puis le film a été monté à coups de machette & on n’a plus aucune idée de ce qui reste du projet de Kassovitz. Peut-être ne le sait-il plus lui-même.
Dommage, car c’était prometteur de tripoter les clichés à l’américaine, même si ça sentait l’injection de Riddick. Fantasme donc du Vin Diesel badass, à qui on ne demande aucun effort d’adaptation. Fantasme aussi du Vin Diesel charmeur, dont on n’a pas pu s’empêcher de faire un plan sensuel totalement inutile & orphelin. Fantasme du Depardieu russe qui ramasse les miettes en tant que VIP. Fantasme enfin d’une dystopie remarquablement absente du voyage de 10 000 km qu’entreprennent les personnages presque comme si de rien n’était, à part des scènes fortes qui ne donnent aucun sens de la distance. Pendant un moment, on se demande en fait tout simplement ce qu’on fait dans le film.
Au moins, on décrochera difficilement du film malgré ses lourdeurs, car il est dense aussi bien visuellement que sonorement, comme quoi même si on a taillé dans le tas à grands coups de ciseaux, on l’a fait bien. Les personnages ne s’effritent pas trop, étant de toute manière confrontés à des pressions scénaristiques relativement faibles : partir, bastonner, s’enfuir, faire un coup d’éclat, échanger deux-trois mots pour rappeler qu’on est humains, puis recommencer.
Ne nous attachant nulle part, le film commet presque un affront en jouant avec des sentiments familiaux qui arrivent comme un cheveu sur la soupe dans un méli-mélo politique opaque alors qu’il bâcle totalement la fin – rarement un film américain se sera-t-il attardé si peu dans l’émotion dégoulinante, mais il y avait peut-être un juste milieu à trouver, non ? Non que le film y arrive où que ce soit, ce qui est peut-être le symptôme d’un artiste qui voulait en finir. Avec son œuvre, s’entend.
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Jeudi : Séduite et abandonnée (Pietro Germi, 1964) « Thématique : langue italienne »* |
Après la loi italienne qui “accordait” une peine réduite pour les meurtres commis pour défendre son “honneur” (cf. Divorce à l’italienne), Germi s’attaque cette fois-ci à un texte bien pire, abrogé lui aussi en 1981 : le mariage annule le viol & l’enlèvement aux yeux de la justice. Yay.
Évidemment, Germi a mis les deux dans son scénario, avec son talent habituel pour le pince-sans-rire qui nous fait oublier qu’on parle de crimes, que lui-même ne lésine pourtant pas à rendre durs : les émotions négatives sont fortes & prolongées, les punitions cuisantes, les atteintes à l’honneur décapantes. Ah, & les baffes nombreuses.
Même si l’on est à des années-lumière de la mentalité sicilienne, on ne peut que reconnaître ici de quoi c’est l’exagération. De cette dernière, on ne sort que pour arrondir les angles dans le goût de la caricature, que Germi aime à dispenser dans un humour de quelques secondes à la fois : un vrai compte-gouttes qui ne nous laisse pas perdre de vue les véritables tourments de la famille.
Plein de motifs, le film joue avec l’ambigu pour nous démontrer tout ce qu’il y a de risible au fait que les Siciliens disent tout le contraire de ce qu’ils pensent. Ainsi le point de départ, le viol, est dénaturé par des procédés qu’on reconnaît comme cinématographiques : l’agresseur est ce bon vieux nigaud italien qui nous rappelle Sordi, la fille est capricieuse & mutique ; c’est un divertissement, c’est vieux, c’est ailleurs, c’est pour de faux, se dit-on ; alors le viol se dissout dans les vicissitudes familiales rigolotes & théâtrales d’un Germi qui, même lorsqu’il fait mettre au commissaire sa main sur la carte d’Italie pour effacer la Sicile & dire : “c’est mieux comme ça !”, nous fait simplement rire. Pourtant la violence est partout.
Une gifle, symbole même de violence, devient presque neutre, voire drôle, quand elle vient du père pas vraiment violent, plutôt strict & bonhomme (& surtout sicilien), mais aussi, justement, le symbole de ce que Germi nous fait oublier qu’il veut dire : son scénario est rude, tourne presque en rond autour d’une famille obsédée par son honneur & ses traditions, & nous fait rire de tous les symptômes d’une profonde injustice : l’œuvre ne se contente pas, comme d’autres, de montrer le crime & l’hypocrisie avec pudeur & moquerie ; Germi la construit lui-même sans forcément la déconstruire ensuite. Il fallait être lui pour laisser entre les mains du spectateur la responsabilité morale de faire le tri.
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Vendredi : Le Vent de la liberté (Michael Herbig, 2018) « Thématique : langue allemande »* |
La question posée par Herbig n’était pas quoi mais comment : ayant averti le spectateur dans son introduction (un “pré-texte”) qu’il allait parler des “traîtres” à la RDA (c’est-à-dire ceux qui tentèrent de passer à l’Ouest), on savait que les personnages allaient “en” être. Aussi les familles responsables de ce qu’on appelle sobrement en allemand la “fuite en ballon” de 1979 traversent-elles à l’écran une tension constante, un surambiançage complet qui a pour tâche de nous accrocher au maximum à l’histoire vraie. Mais qui en fait surtout beaucoup trop.
Pendant longtemps le film s’obstine à charger ses protagonistes de transmettre plusieurs contextes, notamment l’historique & le politique. Certaines scènes entières leur sont dédiées pour nous rappeler avec une insistance déplacée (& pas très fouillée) à quel point le régime de la RDA était inhumain, ou pour nous proposer sans subtilité des questionnements sur les raisons d’avoir maintenu le Mur.
Quand ça tombe sur le lieutenant-colonel, passe encore, même si on aurait aimé que cet accès de philo ne soit pas une tache sur sa personnalité – il n’a après tout pour mission que de faire la gueule & son boulot. Quand toutefois c’est un enfant qui est instrumentalisé parce qu’on ne sait pas quoi en faire d’autre que la voix naïve de la raison dans un monde complexe de persécution, c’est plus difficile à accepter.
Cette construction chaotique des personnages signe leur perte. Il faut attendre le dernier tiers de l’œuvre pour que le scénario daigne regarder ailleurs & devenir ce qu’on voulait qu’il soit & dont il n’aurait pas dû essayer de sortir : un thriller semi-épique sur l’Allemagne de l’Est. Une Stasi un peu décolorée participe à la montée de la paranoïa, opérant la charnière (parfois un peu ostensible) entre histoire vraie & frisson policier, jusqu’à ce qu’enfin on ne puisse qu’espérer un very happy end ou un very ugly end.
En somme, il faut du temps à Ballon pour circonscrire sa vocation. D’abord trop tendu, puis trop expliqué, on sait malgré tout qu’il va arriver à nous coincer, car on voit très vite son potentiel à placer l’inattendu… là où l’on ne l’attend pas, ce qui lui permettra en effet à terme de manipuler des personnages secondaires afin de les sortir de leurs contraintes historiques & d’en faire de parfaits leviers de suspense. Trahira, trahira pas ? Un peu léger, on aurait pu attendre moins de forçage de ce Wind Of Change filmique.
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Samedi : Ariel (Aki Kaurismäki, 1988) « Thématique : langues du monde »* |
Suite & fin de la trilogie du prolétariat de Kaurismäki, un film qui bénéficie plus de l’élan de réputation de son réalisateur que de son intérêt propre. Dans la continuité de Calamari Union & Ombres au paradis, il vaudrait quelque chose pour lui-même si le réalisateur ne poursuivait pas dans une veine infinie, où cette fois la spontanéité & le naturel des gestes passe complètement à la trappe.
Remplaçant l’absurde du premier & la noirceur du second par des piques d’humour qui sonnent à la fois comme une tentative de diversification que comme de la lassitude, Ariel ne choisit pas non plus la constance dans le déroulé. Son personnage s’en va prolétarier comme on butine d’emploi en emploi, mais ni l’avancée fiévreuse initiale ni la passivité des personnages face à une économie qui leur apparaît comme une fatalité ne débouchent cette fois sur les bribes analytiques que Kaurismäki nous avait presque habitué à nous offrir.
Reste l’intérêt de la nature morte, & une immersion tolérable pour un script écrit en deux jours.
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Dimanche : Les Aventuriers (Robert Enrico, 1967) « Hors-thématique »* |
Les Aventuriers arrive dix ans trop tôt ou trop tard : ni au sommet du genre exotique ni du film d’action réformé, il essaye d’initier tout seul une révolution qui fait long feu. Son but : couvrir le maximum de sujets, du petit film de truands au tournage congolais, avec une histoire d’amitié, d’amour ambigu, de fans de mécanique, de trésor, de trahison & de castagne.
Résultat : le film utilise autant de véhicules qu’un Buster Keaton, les scènes n’ont pendant longtemps aucun lien les unes avec les autres, & pas la moindre séquence n’arrive à donner une personnalité fixe aux personnages, comme s’ils étaient les marionnettes de leurs actions & pas du tout les fortes têtes qu’on attend en position d’ “aventuriers”. Peu importe alors que Delon, Ventura & Reggiani dussent faire partie d’un casting disparate avec du bouche-trou bon marché.
À sa décharge, c’est exceptionnel qu’un film français de cette époque s’essaye à autant de choses. Utilisant à la fois ces bons vieux fonds défilants & des plans subaquatiques, Les Aventuriers est si expérimentatif qu’il en est presque un James Bond franchouillard (avec une criminalité à la portée très très réduite, fade d’ailleurs), avec quelque audace pour des plans en avion m’as-tu-vu mais bien intégrés, & surtout un des premiers opus du septième art où l’équipe assume de s’être éclatée. On peut le voir sans souci pour autre chose que la découverte du Fort Boyard prétélévisuel si l’on ne se fait pas surprendre par son vieillissement hétérogène et localisé.
* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.
Une fois n’est pas coutume, on a la même analyse sur «Babylon AD»: énorme potentiel gâché par des guéguerres de production. Les acteurs sont bof, le scénar bancal, même l’univers (pourtant très inspiré) peine à trouver une identité visuelle, au-delà des plans sinistres New-York proprement «babylonesque» éclairé de milles LEDs dans un monde à l’agonie.
Mais un ratage sur du Dantec, ça reste quand même regardable (enfin je trouve, j’adore ce mec), le film est aussi prophétique sur bien des aspects (terrorisme, crise écologique, paupérisation du premier monde, entreprises prêtes à tout pour faire monter leurs stock-options, y compris à se créer un Messie techno-futuriste). Si les thèmes propres à l’œuvre originale avaient été mieux traités… Frontière entre science et religion, espoir, transcendance, ambiance antéchristique, le tout adapté à un monde cyber-apocalyptique… On aurait pu avoir le film de la décennie !
P.S: j’ai plus l’historique des dramas en tête, mais apparemment, pour un mec casté de force, Diesel a voulu contrôler le film de A à Z en faisant sa diva (il paraît d’ailleurs qu’il est imbuvable de manière générale) et Kassovitz a aussi eu des soucis avec la Century Fox, car aux USA, qui paye décide du film…
Je l’ai un peu sous-entendu dans l’analyse, la 20th a joué les réalisateurs à la place de Kassovitz. Diesel n’a fait qu’en rajouter une couche – en même temps, difficile de faire ce qu’on veut quand on se fait payer pour faire mumuse avec les outils américains. Le film de la décennie est bien loin.