Des “pressions” agissent sur la langue. Ces pressions réduisent sa variété de sens clairs jusqu’à ce que cela soit perçu comme un “défaut” du langage. Ce genre de phénomène est naturel et répandu, et la langue a des moyens tout aussi naturels d’y remédier. Car la langue est un organisme en constante mutation et doté d’un “système immunitaire”.
Depuis quelques semaines, je fais l’expérience d’un exemple très concret de ce phénomène et je vais m’en servir pour illustrer ce sujet pas toujours intuitif.
Sommaire
- La théorie de la pression linguistique
- Le contexte de l’exemple
- La pression : le cycle de Jespersen
- La contrainte
- Les solutions observées
- Solution artificielle ? Solution naturelle ?
- Voir aussi
1. La théorie de la pression linguistique
La notion de pression utilisée en linguistique est tout à fait comparable à une réelle pression physique.
Imaginez une presse appuyant sur un objet : cette presse, c’est l’évolution linguistique ; la pression qu’elle exerce, c’est la tendance de la langue à l’érosion et à la simplification. En principe, cette pression est bénéfique car elle fait partie des tentatives d’optimisation et d’économie de la langue : l’objet tiendra moins de place une fois qu’il sera “pressé”.
Néanmoins, la pression sur la langue entraîne aussi des contraintes pour son utilisateur. Vouloir réduire la place que tient un objet, c’est un réflexe dans l’usage d’une langue, mais cet objet est un outil langagier : il a un usage précis et l’écraser va le casser. Qu’il tienne peu de place n’aura alors… plus beaucoup d’importance.
Établir des règles, c’est vouloir éteindre la presse pour éviter toute casse, mais c’est une utopie impossible à accomplir devant la masse de locuteurs constituant l’usage (et donc la pression), et qui ne sert de toute façon pas à grand chose car la langue dispose de plusieurs atouts pour réparer ou remplacer les outils langagiers à travers l’usage. Nous allons voir trois de ces atouts avec l’exemple de “plus” et “ne plus”.
2. Le contexte de l’exemple
Le mot “plus” est utilisé en français pour une grande variété d’usages : il connaît beaucoup d’homographes (des mots de sens différents qui partagent une même orthographe) dont une partie forment aussi des homophones (des mots de sens différents qui partagent une même prononciation).
“Plus”, selon le Wiktionnaire, est :
- un adverbe 1 avec 6 définitions ;
- un adverbe 2 (utilisé dans les négations) avec 3 définitions ;
- une conjonction avec 2 définitions ;
- un nom commun avec 4 définitions.
Ici, je ne vais m’intéresser qu’aux adverbes, et plus particulièrement à une définition de chacun des deux (les définitions viennent du Wiktionnaire).
(Adverbe 1) Comparatif de beaucoup. On peut l’utiliser avec que.
(Adverbe 2) Avec la négation, il sert à marquer la cessation d’une action ou d’un état, la privation d’un bien.
3. La pression : le cycle de Jespersen
Dans l’exemple que j’ai choisi, l’objet mis sous presse est le deuxième adverbe “plus”, celui qu’on utilise dans les négations : “je n’en veux plus”.
Les négations subissent la pression perpétuelle du cycle de Jespersen. Ce principe observe une tendance dans les langues du monde à passer successivement d’un système à deux négateurs, puis un seul, puis à nouveau deux etc.
Ce principe s’explique du fait que lorsqu’une langue n’utilise qu’un mot pour former une négation, ce dernier a tendance à s’affaiblir et à être perçu comme insuffisant. En français, on s’est mis à utiliser “pas” avec les verbes de mouvement (“je ne marche pas” = “je ne marche d’aucun pas”), qui a cohabité avec d’autres innovations pour des négateurs additionnels (“guère” est un exemple de leurs survivants) avant de se propager à d’autres verbes, faisant du français, sur le long terme, une langue à double négateur.
Cependant, en pratique, cela ne sert à rien d’utiliser deux mots pour former une négation. Quand une langue utilise deux négateurs, les locuteurs finissent par se débarrasser de l’un d’eux, le plus faible, qui devient obsolète (ce qui a commencé à se produire en français au début du XIXᵉ siècle jusqu’à faire disparaître le “ne” dans le langage familier).
Le français, langue qui a connu une évolution rapide, a quasiment complété le cycle de Jespersen en remplaçant (parfois totalement, selon le registre de langue) son ancien négateur “ne” par une innovation, “pas”.
4. La contrainte
Dans notre cas particulier, ce qui nous intéresse est la perte du double négateur dans “ne plus”, car c’est ce qui en a fait un homographe de “plus”. En cherchant à s’optimiser, la langue a créé une ambiguïté, donc une contrainte pour le locuteur. En effet, l’homonymie (homophonique ou homographique) est un phénomène qui, en associant des sens différents à une même forme, réduit la variété de sens dont la distinction est visible et/ou audible.
C’est ainsi que deux phrases de sens différent, et même opposé, deviennent impossible à distinguer.
On disait :
(Adverbe 1) J’en veux plus.
(Adverbe 2) Je n’en veux plus.
On peut maintenant dire dans les deux cas :
J’en veux plus.
5. Les solutions observées
Différentes solutions*, parfois “artificielles” et parfois “naturelles”, ont été ou sont mises en œuvre pour éviter cette ambiguïté qui, parfois, se glisse dans nos conversations courantes et nous obligent à faire répéter notre interlocuteur pour s’assurer de ce qu’il voulait vraiment dire.
* J’entends ici “solution” strictement dans le sens d’une variation possible qui règle une ambiguïté.
5.1 La prescription syntaxique
Comme je le disais ci-avant, les prescriptions (c’est-à-dire une approche académique et régulatrice de la langue) sont une tentative d’arrêter la presse linguistique en figeant un “bon” usage qui ne doit pas “casser”.
Le prescriptiviste dira évidemment qu’il ne faut pas perdre le “ne” de la négation afin que les deux phrases restent distinctes aussi bien à l’écrit qu’à l’oral.
(Adverbe 1) J’en veux plus.
(Adverbe 2) Je n’en veux plus.
Néanmoins, la règle et l’usage sont deux choses distinctes. La perte du “ne” dans le registre familier du français, même si on la considère comme une “faute” et qu’on peut la déplorer à juste titre, résulte d’un réflexe par ailleurs tout à fait louable puisqu’il répond à la recherche par le cycle de Jespersen de l’optimisation et de l’économie : en pratique, on n’a pas besoin de deux négateurs.
Ce réflexe ne sera pas enrayé, et la proposition artificielle du prescriptivisme, quoique lui aussi dans son plein droit, n’est pas une solution pragmatique.
→ Voir aussi mon article Qu’est-ce que le prescriptivisme et le descriptivisme ?
5.2 La dissimilation phonétique
La prononciation des deux adverbes est justement une preuve que la prescription n’a qu’un impact modéré. En effet, si je vous demande quelle est, selon vous, la prononciation “correcte” du mot “plus” dans les deux phrases d’exemple, vous me répondrez probablement /plys/ et /ply/ (donc “j’en veux plusse” et “je n’en veux plu”).
Pourtant non : selon le CNRTL, le Littré recommandait de prononcer l’adverbe 1 sans le S, donc phonétiquement : “j’en veux plu” (pour dire qu’on en voulait davantage). Une prononciation qui évoque le sens inverse aujourd’hui.
La prescription du Littré n’est donc pas respectée de nos jours ; elle ne l’était déjà pas toujours à l’époque et les dictionnaires subséquents se sont beaucoup contredits, quoiqu’ils ont eu tendance à suivre l’usage : en fait, on s’est mis à prononcer le S de l’adverbe 1 à mesure que le “ne” s’est perdu en français moderne, afin de conserver la distinction entre les deux adverbes, phonétiquement, à défaut d’une distinction syntaxique.
Nous nous trouvons cependant aujourd’hui dans une situation où le “ne” n’a pas complètement disparu à l’oral, et où l’adverbe 1 a deux prononciations valables. La dissimilation phonétique serait une solution si elle était employée de manière homogène, ce qui n’est pas le cas.
5.3 Le recyclage lexical
Les deux premières solutions se différencient du fait que la première est “artificielle” et la seconde “naturelle”, mais elles ont en commun d’avoir été réellement mises en œuvre par la langue durant les deux derniers siècles comme une réaction de son “système immunitaire” face à l’émergence d’une ambiguïté : elles sont connues de tous. Ici, on en vient à une solution beaucoup plus intimiste (et qui a motivé l’écriture de l’article) puisque je ne l’ai pour l’instant constatée que chez moi (quoique d’autres locuteurs l’utilisent évidemment déjà).
J’ai récemment commencé d’employer le terme “davantage”. Son seul inconvénient est de sonner un peu pompeux. Au-delà de ça, le mot a tous les avantages : compris de tous, synonyme parfait de “plus” (l’adverbe 1) et sans rien commun avec “plus” (l’adverbe 2), “davantage” est une solution idéale aussi bien à l’écrit qu’à l’oral.
La seule ambiguïté qui demeure alors réside dans le cas où j’utilise l’adverbe 2 et que mon interlocuteur n’a pas conscience que j’utiliserais “davantage” à la place de l’adverbe 1. Ainsi, si je dis “j’en veux plus” (avec le S muet), il peut demeurer un doute. J’ai également omis le cas où, dans le langage familier, “plus” est synonyme de “plutôt” (“c’est plus comme ça”). Le contexte aidera dans la plupart des cas et je peux toujours utiliser le “ne” si je dois vraiment lever l’ambiguïté.
6. Solution artificielle ? Solution naturelle ?
Si cela vous ennuie toujours que je parle d’ “artificiel” et de “naturel” en matière de langage (une chose que l’Homme génère seul au quotidien), vous comprendrez peut-être mieux si j’ajoute la notion de conscience de la solution.
La langue évolue par son utilisation collective dont se dégagent des tendances constituant l’usage. Au sein de cet usage fourmillent des utilisations idiolectales (propres à chaque individu) qui ne sont pas conscientes ni contrôlées. En me mettant à utiliser le mot “davantage” au lieu de “plus”, j’ai créé un usage idiolectal sans en avoir conscience, ni savoir d’où cela m’est venu, ni pourquoi j’ai soudain fait ce remplacement. La seule conscience que j’ai de ce changement, c’est le questionnement dont l’article a fait l’objet, et l’analyse objective que j’en ai faite.
Il est donc vrai que la langue est perpétuellement générée par l’Homme, mais n’ayant ni conscience ni contrôle de cette genèse continue, on peut parler d’une évolution naturelle. En revanche, l’Homme est aussi capable de transformations artificielles de la langue : on a conscience que conserver le “ne” règlerait l’ambiguïté de mes exemples, et c’est en cela qu’il s’agit d’une solution artificielle.
Une langue n’est pas tant un objet fini qu’un ensemble de ressources allouées à ses utilisateurs, et l’usage de ces ressources fluctue en fonction de facteurs multiples. Le fait que mon utilisation du mot “davantage” règle une ambiguïté n’est pas ma solution : c’est une solution que la langue offre, ce qui ouvre à la possibilité d’une mutation qui servira potentiellement à l’optimisation naturelle de la langue.
Du point de vue linguistique, une mutation artificielle du langage n’est pas “inférieure” à une mutation naturelle : elle a simplement autant de chances que cette dernière d’être sélectionnée et de se répandre, c’est-à-dire très peu.
The introduction of new agents or meanings tends to induce new variation in the language, which selection can act on.
L’introduction de nouveaux [locuteurs] ou signifiés tend à induire de nouvelles variations du langage sur lesquelles la sélection peut agir.
— Paul Vogt (ma traduction) (source)
7. Voir aussi
J’ai finalement abordé plusieurs sujets avec cet article : le cycle de Jespersen, les aspects naturels et artificiels de l’évolution de la langue, le prescriptivisme et le descriptivisme… Le langage est toujours défini par une quantité de phénomènes entremêlés, et rien de mieux pour les comprendre que de bons gros articles. Ça tombe bien, j’en ai écrit plein d’autres !
Pour aller encore plus loin :
- Pierre Larrivée, Richard Ingham, The Evolution of Negation: Beyond the Jespersen Cycle, Walter de Gruyter, 23 déc. 2011 – 356 pages
- William A. Ladusaw, Negation, Indefinites, and the Jespersen Cycle, Proceedings of the Nineteenth Annual Meeting of the Berkeley Linguistics Society: General Session and Parasession on Semantic Typology and Semantic Universals (1993), pp. 437-446
→ Le saviez-vous ? Cet article a demandé 6h de travail. Faites-les compter en me soutenant sur et !
Merci à Romain Jacquet pour l’aide aux sources et à Arthur du 7ᵉ café pour la relecture !
Dans mon travail, je fais du sous-titrage pour malentendants, et je suis obligé de rétablir le NE avec le plus, puisque je ne peux quand même pas écrire plu et plusse…
Le registre des sous-titres requiert toujours le double négateur. C’est en tout cas ce que j’ai toujours vu et ce que je pratique dans mes propres sous-titres (quel que soit le registre utilisé à l’écran).
C’est pas ce qu’on fait ici; on essaie de suivre l’oral. Surtout en fiction, parce que le choix d’un registre linguistique est une décision artistique.
L’écrit ne peut jamais se calquer entièrement sur l’oral, les deux ont des moyens que l’autre n’ont pas, et le fameux /plys/ vs /ply/ en est un bon exemple.
J’avoue que j’apprends la recommandation du Littré concernant /ply/ /plys/ à l’instant mdr
Enfin, je dois avoir un souci avec les lettres muettes… Déjà que j’ai été pantois (pour employer un euphémisme) la première fois que j’ai entendu un francophone prononcer «exact» /ɛɡ.za/… Mon côté occitanisant, sans doute !
Je pense que pour l’oral, la différence de prononciation bien installée dans les habitudes de langue tranchera le débat, mais pour l’écrit, je ne vois aucune solution miracle, l’effort (pas si coûteux, s’il en est) d’écrire «ne» me semble la meilleure des solutions, bien que tu aies le mérite de remettre au goût du jour le bon vieux «davantage» !
D’ailleurs, en fait, je n’ai jamais compris pourquoi c’était le «ne» qui avait sauté à l’oral, alors que c’est notre «véritable» négateur… Il est vrai qu’escamoter une consonne nasale+ un schwa pour laisser un «pas» final est beaucoup plus facile, donc j’invoquerais la bonne vieille économie linguistique.
/ɛɡ.za/ me fait toujours super bizarre aussi.
Je pense que le « ne » continuera de disparaître, et que tu as compris pourquoi : économie, optimisation, touça.
« Nous nous trouvons cependant aujourd’hui dans une situation où le “ne” n’a pas complètement disparu à l’oral, et où l’adverbe 1 a deux prononciations valables. La dissimilation phonétique serait une solution si elle était employée de manière homogène, ce qui n’est pas le cas. »
Pourtant, de nos jours, il me semble que seule la prononciation /plys/ est utilisée pour cet adverbe-là… (Me trompé-je ?) Ce qui fait que la solution phonétique marche tout à fait (à l’oral) ! 😉
Rien n’est jamais homogène dans le langage. Ma mamie, par exemple, dit /ply/, et c’est sûrement un usage plus répandu que quiconque pourrait croire. C’est sans compter que le sentiment d’ambiguïté survivra longtemps après que des solutions soient appliquées « homogènement » (si elles le sont jamais).
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