(1 174 mots) J’ai écrit deux nouvelles sous la neige qui priva l’est du Massif Central d’électricité le 14 novembre : une sombre et l’autre lumineuse (aucune métaphore volontaire ici). Voici la sombre. Vous pouvez lire l’autre ici.
Artwork : Cave, par TitusLunter
Article écrit avec le soutien d’1 tipeur anonyme ! <3
Femme de pays sous-jacents, toi qui cueilles les fleurs au plafond comme si tu acceptais que le monde du dessus te les donne comme des déchets, des ordures qu’on a retournées peut-être contre toi, révolte-toi contre la lumière qui se refuse à percer tes murs. Cesse de remercier que l’eau vienne d’en haut, et de te faire acheter par elle quand c’est toi qu’on devrait louer. Tout le jour tu subis ce qui tombe, mais jaillis donc ! Qu’attends-tu pour forer vers au-dessus, à travers cette terre qui n’est jamais rassasiée d’étais et dont tu acceptes qu’elle s’écroule aux heures où tu espères le mieux pour toi-même et ton peuple !
Femme souterraine, ne sois plus soumise à l’oppression de ton toit. Pourquoi toujours t’enterrer et approfondir des couloirs qui trouvent sans cesse une humidité froide là où doit se cacher le cœur brûlant de la planète ? Tu peux sentir ce cœur en toi, il est de la même roche dure qui fait survivre les tiens là où nulle vie n’est apparue qui ne fût condamnée à l’ombre éternelle. Il te réclame de l’air qui ne vienne pas de nulle part pour aller on ne sait où, suivant le cours de rivières enfermées et sans autre poésie que celle de ses roulements invariables.
Femme, ton peuple a peur de ce qu’il a oublié. Il est effrayé car il sent qu’il n’est pas ici à sa place, mais sans pouvoir dire ce qui l’appelle ailleurs. Alors vous êtes condamnés à cette prison sans jugement, à cette justice égotiste et déviante qui accepte son sort grâce à sa foi dans l’ignorance, justifiée par des instincts de survie devenus morbides. Quelles étreintes glacées vous confortent-elles dans cette non-vie et la résignation hermétique au sens de l’existence ? Ton espèce a-t-elle donc subsisté si longtemps sans les fondements de sa nature qu’elle a su s’adapter à sa propre contradiction ?
Femme, entends-moi. D’autres ont traduit des langues muettes, traversé des océans de larmes et forgé des pensées rougeoyantes sur l’enclume de ma voix. Reconnais-la. Sache y voir le début de tout et le berceau à ce qui te manque. Ne crois pas qu’on peut descendre si bas que le sol devient trop lourd. Ne guide pas les tiens dans ces tunnels damnés vous promettant à une chute plus longue avec chaque poignée de terre rejetée derrière vous comme des vers.
Femme, souviens-toi que tes ongles n’ont pas toujours été noirs, que jadis tes aïeuls pouvaient avoir du plaisir à ce qu’ils fussent débarrassés de leur odeur de terre. Tu t’es habituée aux senteurs minérales ; bientôt tes sens inutilisés se racorniront trop tôt comme l’innocence dans les yeux de tes enfants, dont la joie s’efface à mesure qu’ils prennent la dimension de leur monde, opprimés par des jeux d’ombres qu’aucun rire ne vient troubler. Tu te flétriras entière et tu tomberas dans l’oubli de tous, mais pire : du tien propre. Tu laisseras sous cette terre des âmes vouées à t’imiter comme des goules. Es-tu devenue aveugle à la honte comme aux rides de la roche ?
Femme, libère-toi de toi-même. Tu n’es pas le vaisseau d’une perdition qui s’ignore, ou une autre se refusant à être. Ce que tu appelles fleurs sont des choses si blêmes et faibles que jadis on préférait en ignorer le nom et les abandonner à leur courte vie grise. Tu te guides de tes mains, tu connais par cœur tous les reflets du quartz, plaintifs ersatz d’autres fragments qui, dans un temps différent, peuplaient un toit si lointain. Rien n’est plus loin maintenant, sauf ce que tu as appris à ne pas savoir.
Femme, tu me demandes pourquoi toi. Pourquoi ces paroles ne te disant rien, qui te font réaliser soudain tous les bruits d’eau occupant ta nuit qu’occulte ton ouïe souffreteuse, et te sortent d’une torpeur que tu ignorais, jusqu’ici, être rassurante ? Je te réponds que l’Homme a construit ce qu’il a de plus grand grâce à des mots qu’il n’avait pas compris. Il en est ainsi de la sagesse. Mais qui peut ne pas comprendre les mots si personne ne les énonce ? L’un d’eux s’échappe, en toi, de ce qu’on appelait mémoire : « Dieu ». Quelle importance ? Vous étiez devenus les dieux de tellement d’autres sans le savoir, sans la fierté de vous en sentir responsables ni la peine de vos erreurs. Vous avez été tout, sauf la conscience de l’être.
Femme, personne n’est puni pour ta présence ici. Nul ne saurait porter le fardeau d’une déchéance dont la cause s’est perdue. Quelque part en toi est un désir. Il t’effraiera, et tu ne sauras qu’en faire. Il te fera don de douleur et de confusion. Tu connaîtras l’affliction irraisonnée, sans retour ni récompense. Tu comprendras ce qu’est l’injustice et tu la souffriras entière aussi longtemps que tu vivras. Tu éprouveras des fantômes et la profonde envie d’en savoir l’histoire, mais tu ne la sauras pas. Tu seras tirée d’un monde affreux vers un autre d’où tu pourras contempler enfin l’étendue de tes tourments. Tu connaîtras la paix à seule fin de t’en voir privée. Tu concevras le temps et tu appréhenderas la fin de celui qui t’est imparti, mais tu vivras l’angoisse de chaque seconde. Il n’y a nulle terre promise à ce que tu auras nommé ton âme et dont tu espéreras si obscurément le repos que tu devras t’écorcher chaque soir pour sombrer dans la miséricorde de transformer tes peurs en cauchemars.
Femme, tu porteras la grande, la vraie douleur qui est un mal si meurtrier qu’elle embrasse à la fois le passé, le présent et l’avenir en insinuant dans la source de ta dignité un dégoût de toute chose. Pourtant, tu conduiras les yeux des tiens, brûlés par les ténèbres et voilés par le froid, vers ces choses, et tu te souviendras d’avoir partagé leur involontaire mépris afin de les en tirer.
Femme, pour quelle raison me perçois-tu comme un étranger né de tes propres tréfonds ? Questionner le monde t’apporte des doutes qui jamais encore n’avaient eu à disputer au vide de ton esprit. Questionne-les à leur tour. Regarde les parois qui changent de forme sous le poids de ton nouveau regard, laisse venir les images de ce que tu as fait qui coulent comme un flot de réminiscences inutiles. Adopte l’inconfort et la curiosité qui rendront ma voix essentielle et enfanteront la raison d’être à son enseignement.
Femme, tu es femme. Rappelle-toi ce que cela signifie, ressens de nouveau ce que cela implique. Accueille la peur de mal faire, car elle ne te quittera plus. Embrasse ce qui fait de toi ce que tu es, et empare-toi de ce qui te guide. Sois bénie entre les tiens de savoir que la fuite n’est plus, que les vraies fleurs se sont remises à pousser hors de votre vue, que l’horizon est maintenant dégagé pour qui veut le voir et que d’autres bruits que le chant lancinant des gouttes divertissent une vie sortie d’un long coma.
Femme, quitte ce manteau qui absorbe tout. Le monde d’en haut attend ceux qui se pardonneront.
© Eowyn Cwper
[…] (2 064 mots) J’ai écrit deux nouvelles sous la neige qui priva l’est du Massif Central d’électricité le 14 novembre : une sombre et l’autre lumineuse (aucune métaphore volontaire ici). Voici la lumineuse. Vous pouvez lire l’autre ici. […]
Point de vue style, je trouve ça vraiment très beau, c’est un niveau que je suis incapable d’atteindre, très franchement, alors chapeau !
Par contre, niveau signification, je sais bien que l’important, c’est la signification que le lecteur se fait (j’ai ma petite idée^^) mais j’aimerais quand même te demander comment toi tu l’as conçu: une métaphore de la condition féminine ? Un vrai sentiment d’abandon, de claustrophobie, que t’a fait vivre par analogie le Massif Central sous la neige ? Une métaphore psychologique, peut-être de celui (celle, pardon) qui est toujours harassée par le passé, se contentant de gouttelettes d’eau pour sa survie, au lieu de grimper à la surface pour voir la lumière et s’abreuver à la rivière ?
P.S: la dégénérescence des sens en milieu souterrain me rappelle «The Descent», que je te conseille grandement si tu ne l’as pas encore vu ?
Tes idées tombent très juste, en tout cas je ne pensais pas qu’on pût tomber si près ! À part pour le côté claustrophobique ; je suis claustrophile, moi. 😉
Je ne connais pas The Descent mais je me suis sans doute inspiré de Sanctum quelque part…
J’adore tes exégèses, en tout cas !
Inhabituel pour moi, Film Interesant, l’artic est bon. Merci
La pub est bonne aussi, bravo !
Très beau texte ! La forme est totalement maîtrisée et vraiment belle, on croirait lire des bouquets de mots plutôt que des phrases et l’ensemble donne une création détaillée et bien articulée, bravo ! Pour moi, la seule fleur fanée était la phrase en anglais, j’étais absorbée par la sonorité du texte en français et elle m’a un peu déboussolée, mais peut-être était-ce le but ?
Wow, merci beaucoup. *-* Je suis navré que la phrase anglaise t’ait déboussolée, car j’aurais effectivement préféré qu’on reste absorbé par le texte, qui est une sorte de transe en soi. Et à la relecture, je trouve aussi qu’elle est de trop. Allez hop, je l’enlève !
Aux prochains lecteurs, la phrase concluait le cinquième paragraphe et était celle-ci : ”As if it mattered little, for night or daytime there was no light to help you.”
Merci pour ta petite bêta-lecture ! ;-p