Je me dis depuis longtemps que je voudrais novelliser Monsters. J’avais même commencé. Je me suis relu : c’est nul. Et je pense que je n’y arriverai jamais : marcher dans les pas d’un autre parce que je l’admire tant ? Risquer de tout ruiner par admiration ? Monsters, c’est ça que ça signifie pour moi. Mais j’ai sauté à la conclusion ; laissez-moi explique pourquoi.
Contexte
Edwards a fait trois films : Monsters (2010), Godzilla (2014) et Rogue One: A Star Wars story (2016). Si deux blockbusters ont leur place sur cette filmographie de la taille d’un podium, c’est qu’il a totalement raflé les qualifications. Tout tient à Monsters, que j’ai vu cinq fois et qui toujours me frappe par sa douceur indomptable et son endurance incroyable sur fond de tournage marathonien.
C’est un film indépendant, à l’opposé du spectre du financement par rapport aux œuvres subséquentes du réalisateur. L’équipe de tournage était composée en tout et pour tout de sept personnes qui tenaient dans un van.
Il a fallu tirer 94 minutes de 500 000 $, mais qu’à cela ne tienne : Edwards a fait lui-même ses effets visuels (à croire qu’il a inspiré Aaron Moorhead pour The Endless) et ne s’est pas payé le luxe d’un traducteur : toutes les phrases « espagnoles » visibles dans le film sont du charabia.
C’est sans dire que Scoot McNairy et Whitney Able constituaient l’intégralité du casting professionnel et que le montage a été fait sur un ordinateur portable. Ce film a été tourné par des professionnels avec un équipement et des conditions amateurs. Qu’est-ce que ça fait des pros ? Des super-amateurs ? Non, des documentalistes prodiges. Et s’il y a une plus belle preuve que la passion donne des ailes, j’achète.
L’amorce
[Spoilers] L’amorce est simple (et ça joue pour beaucoup dans mon attrait littéraire pour le film) : un photographe de journalisme (Scoot McNairy) est envoyé au Mexique par son patron parce que celui-ci craint pour sa fille (Whitney Able). Elle était en ville au moment de la prise d’assaut de l’infortunée ciudad par une créature extraterrestre et doit être rapatriée aux États-Unis. Problème : l’homme qui vend les tickets de ferry est un escroc, et le couple improvisé se trouve dans l’obligation de traverser la « zone infectée » par voie de terre.
[Spoilers] Ce qu’il y a dans cette zone infectée ? Des monstres, nous dit-on, mais le fait est que personne n’en sait trop rien. Et surtout pas l’armée américaine dont les armes excitent la velléité de ces créatures jusqu’à les faire se retourner sur les hispanophones locaux. Sur fond d’un mur-frontière dont Trump lui-même n’aurait pas rêvé, c’est un chemin de croix qui commence pour les deux personnages, poussés à faire appel à leurs meilleures ressources – et, comme les cinéastes, à leur maigre budget – pour franchir la distance et la barrière de la langue jusqu’à chez soi.
Une ambiance de rêve en bouts de réels
Pendant vingt minutes, l’ambiance tient la note la plus aiguë dans le registre de l’émotion forte et paisible, une mixture que les meilleurs ne se permettent normalement que pour établir des ponts (ou Eternal Sunshine of the Spotless Mind avec sa scène pré-générique de 17 minutes) : les deux personnages se rencontrent, et ça pourrait bien s’arrêter là. Mais les circonstances vont pousser les choses un peu plus loin, et la rencontre des deux personnages est d’autant plus marquante qu’il n’y a qu’eux de vrais dans tout le décor.
Difficile de croire qu’Edwards a trouvé un tel mood sur place, sans avoir l’autorisation de tourner, et en se servant de locaux comme de figurants improvisés. Pourtant, on a bien conscience de regarder un documentaire de science-fiction. Et si cet aspect est si réussi, on se dit, toujours dans le déni, qu’il n’a pas pu le faire exprès.
Le film pose la question de la constitution d’une ambiance : est-elle faite de particules comme la matière ? C’est une idée qui vient spontanément à l’esprit quand on sait tous les impondérables d’un tournage à la sauvette avec lesquels Edwards a dû composer.
Quand on voit la mosaïque de science-fiction qu’il recompose à partir de cent heures de rushs, on se dit : mais alors, l’histoire était là tout ce temps ? Il a tout filmé pour de vrai, sans tricher la plupart du temps, et il en ressort une œuvre sensée qui nous propulse dans un rêve poignant ? C’est donc que le scénario était là, suspendu dans l’air mexicain, depuis toujours. Et seul Edwards a eu l’idée de le décrocher.
Un film naturaliste de science-fiction
D’aucuns qualifieront Monsters d’ultra-réaliste, mais il est plus que ça : il est naturaliste. C’est… franchement paradoxal pour un film de science-fiction. Mais c’est normal si on réfléchit à la façon dont le réal s’y est pris.
Il a tout tourné en amateur, c’est entendu. Il a aussi réduit son équipe à la taille d’un van. Et cette combinaison minimaliste était tout le nécessaire pour se glisser dans les conditions naturelles sans effaroucher le décor. Tout ce qu’il restait à faire, c’était un travail de manipulation, peu différent de celle employée par le personnage photographe de McNairy pour soutirer une photo aux autochtones – Edwards a fait pareil.
Créer ce décalage minimal entre la réalité et un rendu correct pour l’audience (nous), c’est le boulot des journalistes. Les documentaires rendent le vrai, en conditions réelles, mais ça ne les empêche pas d’être préparés. Dans la notion de « préparation », Edwards a juste ajouté le paramètre de la fiction. Il a simulé le vrai, mais l’a capturé avec de vrais procédés.
En plus de rendre les mouvements vraiment prégnants (parce que l’équipe s’est bougée autant que les personnages et que l’on imagine fort bien, par exemple, l’autostop comme étant authentique), l’avantage est qu’Edwards a pu progresser en touriste.
C’est vraiment incroyable quand ses protagonistes visitent une ville mexicaine dont se dégage toute la chaleur d’une cité vivante, mais genre vraiment, et où, au tournant de la rue, on tombe sur un mémorial fictif peuplé de bougies en souvenir des victimes des… extraterrestres. C’est un déchirement qui puise ses ressources dans la télévision et le journalisme, pourtant ce contraste est un des chocs cinématographiques les plus grands que j’aie connus.
Un film naturaliste de science-fiction (partie 2, parce que le paragraphe devenait long)
Il faut mentionner aussi cette insistance sur les gens heureux au milieu des reliques des drames ; et bien oui, où aller ? Et pourquoi ? Mon travail et ma famille sont ici, dit un figurant chauffeur de taxi qui récite très mal le texte écrit le matin même par Edwards. La douleur d’un pays en deuil n’est ni constante ni continue, et cette naïveté à vouloir le faire comprendre au spectateur, c’est là aussi un procédé de documentaliste.
Pourtant, les reliques sont réelles : les ruines, cette architecture récente qui s’effondre et qui est abandonnée à la nature avec autant de classe que le New York de Je suis une légende, ces ruines rencontrent une pyramide maya comme s’ils étaient au même rang. Oui, les Mayas vivaient plus au Sud, mais bon, ça reste un film de fiction ; il faut croire qu’Edwards préférait le design maya au look aztèque.
Il ne s’arrête pas là, même si nombre des atouts suivants sont dans la continuité et qu’il n’y a pas fait grand chose.
Whitney Able parlait espagnol (je ne sais pas si c’était pour de vrai mais, au vu des remarques précédentes, tout porte à le croire, même s’il reste la question du pourquoi il ne s’en est pas servi comme consultante linguistique) et elle connecte aisément son compagnon à la culture hispanophone. Et si je dis « compagnon », ce n’est pas un hasard : Able a été proposée par son mari à Edwards, mari qui n’était autre que Scoot McNairy. Coup de bol. Complicité ultime. Réalisme nec plus ultra.
À partir de là, tout est question d’élan : il jette un œil presque désinvolte à la politique et à l’armée formant l’arrière-plan à cette histoire un peu acadabrante. Et il fait mieux, puisque tout n’est finalement qu’un grand filtre qui n’essaye pas de cacher l’image brute. Les cordes sont cachées à la vue de tous, mais on est trop fascinés pour en faire la remarque.
I’m bedazzled
Chose rare chez moi, je suis laissé avec encore plus de questions après le très court générique que pendant le visionnage. Cet escroc qui fait tout basculer, il est si bon, est-il possible qu’il ne soit pas acteur ? Cela voudrait dire qu’il était vrai, ou bien qu’il avait un sacré manque à gagner en matière de vocation. Mais quoi qu’il en soit, Edwards l’a trouvé. Et comme tant d’autres choses, il a su l’intégrer dans un résultat absurdement professionnel, dans sa chambre, dans des conditions quasi-précaires. Diantre, la musique et les effets sonores sont bons aussi…
Bref, pour moi, c’est un 10/10. J’avais mis 9/10 la première fois en qualifiant le film de « doux film d’horreur » et de « documentaire fictionnalisé ». Aujourd’hui, je pense pareil avec un millier de mots en plus, comme quoi j’admire Monsters depuis le 24 février 2015 et que je n’en ai pas fini avec lui.
Donnez tous les blockbusters qu’il veut à Edwards – il faut que je les voie, d’ailleurs. Par contre, vous m’excuserez si j’hésite encore quelques siècles à voir Monsters 2 qui relègue Edwards au rang de producteur exécutif.
Je ne l’ai pas vu, donc je file au-delà du spoil. Mais voilà qui donne très envie.
Il n’y a que les paragraphes marqués qui spoilent. Mais yep, il faut le voir. NOW.
Godzilla a beaucoup été critiqué quant au traitement de son monstre éponyme, qui n’apparaissait selon ses détracteurs que très peu à l’écran et toujours par des moyens dérobés (une porte qui se ferme, à travers les vitres d’un aéroport, dans la brume…). Monsters permet de tout remettre en perspective, et de comprendre le point de vue d’Edwards ; celui d’un personnage à taille humaine qui arpente une terre ébranlée par des géants. Et qu’ils soient des poulpoïdes bioluminescents ou des lézards nucléaires, ils font toujours leur petit effet !
Ça me fait marrer que Godzilla soit ”the King of Monsters”. C’est presque risible.