[Avis lecture #14 – 1/2] La Communauté de l’Anneau, ou comment faire la critique de Tolkien aujourd’hui


Mon analyse critique & mon avis sur le roman La Communauté de l’Anneau de J. R. R. Tolkien (1954), première partie du Seigneur des Anneaux.

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Contexte

Comme bon nombre de lecteurs actuels de Tolkien, j’ai dû passer ma lecture à lutter contre un préjugé de taille : les pu****s de films. En effet, je les ai vus (plusieurs fois) avant de m’attaquer à la série de romans, et c’est avec le sentiment de marcher sur les plate-bandes de la littérature que j’ai tenté de me construire un avis indépendant de mes visionnages.

Cela a amené une question intéressante : Peter Jackson a-t-il tué le lecteur « pur » de Tolkien ? Les films n’impactent-ils pas tout lecteur du Seigneur des Anneaux, même s’il ne les a pas vus ? À bien des égards, l’univers de l’Anneau est aujourd’hui bien plus profondément défini par sa représentation au grand écran que par les romans eux-mêmes. Paradoxalement, c’est aussi sa représentation la moins complète, et surtout, ben… pas originale.

Aux côtés de Lovecraft, Asimov ou Verne, Tolkien est de ces auteurs qui ont écrit plusieurs œuvres en une, sans le savoir. Non pas du fait que leurs œuvres ont traversé un monde en constante évolution qui a doté chaque génération d’une manière différente de les lire (du moins pas seulement), mais parce qu’ils ont été précurseurs de genres nouveaux. Ces genres sont devenus un mouvement, la SFFF, un des premiers à avoir été embrassés par les lecteurs plutôt que par les auteurs. Bref, Tolkien fut aux premières loges d’un grand élan de modernisation de la littérature sous ses airs de gentleman conservateur.

Du best-seller au roman culte, de l’inspiration de masse à la pépite commerciale, il est évident que le Seigneur des Anneaux n’est plus celui qu’on lisait dans les années 1950. Le rôle du critique-analyste dans tout ça ? À mon sens, c’est de se rappeler. J’avais 3 ans quand le premier film de Jackson est sorti, mais j’ai entendu dire que le souvenir des âges passés est plus vif au cœur des forêts elfiques. Peut-être celui de l’Anneau du temps de sa parution s’y trouve-t-il encore.

Illustration de la Communauté de l'Anneau
La Communauté de l’Anneau par les frères Hildebrandt.

Reset ou continuité

Mon tout premier préjugé ne venait pas des films mais du roman Le Hobbit. Je m’attendais presque à un reset de l’univers de ce dernier. L’histoire des deux romans se situe à quelques décennies (fictives) d’écart et ils ont été publiés à 17 ans d’intervalle. De plus, je savais que Tolkien avait retravaillé les deux histoires pour les imbriquer l’une dans l’autre (ah, ce moment mystérieux du Hobbit où Gandalf s’en va enquêter sur le Nécromancien…). Ce que cela semblait annoncer, c’était un nouveau départ modernisé, combinant la maturité de l’auteur à un appétit de surnaturel aiguisé par le temps du côté du lectorat.

En gros, je pensais que le « dandy d’entre-deux-guerres » qui m’avait rendu la première partie du Hobbit difficile serait remplacé par un véritable Sauron de la fantasy, un grand maître du lore de sa propre œuvre, en pleine confiance, capable de tout donner sans avoir à se remettre en question.

C’était sans compter que Tolkien ne se prenait pas pour un innovateur ni pour une star. Je ne trouve pas que La Communauté de l’Anneau soit moins naïf et enfantin que Le Hobbit comme on le dit souvent. L’atmosphère sent moins l’histoire racontée au coin du feu un soir d’automne, mais elle est surtout… plus littéraire.

Illustration de la Comté du Seigneur des Anneaux

L’auteur ne joue plus sur les mots, et semble parfois se retenir de parsemer la narration des perles dont on le sait capable. On sent sa compétence affleurer, mais elle ne moule plus les paysages. La démonstration de force ne l’intéresse plus. Il sait ce qu’il veut : narrer le voyage. Il faut, à mon sens, arrêter de vouloir comparer les deux romans en termes de maturité : il est ici question de choix volontaire de la part de l’écrivain.

Les films nous ont fait croire à l’épique instantané, une sorte de culte du moment fort. Chez Tolkien, il faut éviter de partir avec cet état d’esprit, car il semble justement avoir inventé l’épique progressif, dépourvu de moments forts. Son roman est homérique par le temps qu’il prend à tout nous raconter. Le compte-rendu de l’aventure est immense et il faut s’accrocher, car on avance jour par jour, voire heure par heure. Voici de quoi décrocher le premier élément de vérité à mon sens :


La Comté, c’est ennuyeux, mais pas politique

Dans le cadre du reset que j’attendais, la Comté devait se trouver transformée. Mais non, elle reste le territoire très britannicisé où règne l’insouciance des Hobbits. Voulue pour être à l’opposé du reste de la Terre du Milieu, je l’ai ressentie exactement pareil que dans Le Hobbit : une contrée qui a tout à apprendre mais plus forte qu’il n’y paraît, métaphore de la civilisation humaine entière, subordonnée par Tolkien à des forces occultes qui remplacent la force pragmatique connue dans le monde réel sous le nom de « politique« .

The wide world is all about you: you can fence yourselves in, but you cannot for ever fence it out.

Gildor

Pas étonnant qu’on ait voulu voir des parallèles entre la Terre du Milieu et l’Europe fascisante. L’Œil de Sauron, c’est Big Brother ? Les orcs, les soldats du communisme ? Je me sens à des années-lumière de ces problématiques. Tolkien voulait faire rêver. Tolkien a passé sa vie à construire un monde différent du nôtre. Ce n’était pas pour faire un parallèle avec celui dont lui (ou le lecteur) était issu.

Donc oui, il y a un lien fort entre les Hobbits bons-vivants et le citoyen britannique, tout comme entre la Terre du Milieu et l’Europe de l’époque. Chez un auteur, on appelle ça « s’inspirer du réel ». Et y prêter des intentions, ça s’appelle « être hors-sujet ». Ce qui m’importe à ce stade, c’est de quitter la Comté et sa surcouche de bonne éducation, parce que métaphore ou pas, c’est ennuyeux. De plus, on a mieux à faire que des interprétations réalocentristes pour passer le temps. Par exemple :


Regarder la caaaaaarte

Apparemment, il y a des lecteurs pour qui la carte de la Terre du Milieu n’importe pas. Hérésie. À leur décharge, elle n’a pas toujours existé. Je lis une version du Seigneur des Anneaux qui a eu la bonne idée d’attacher les cartes de Christopher Tolkien dans ses annexes, et il a fallu du temps pour que son père et ses éditeurs mettent suffisamment d’ordre dans des notes au moins aussi imposantes que le manuscrit lui-même pour pouvoir en tirer de tels bonus.

Carte de la Terre du Milieu
Carte du chemin parcouru par Frodon et Sam (source).

Cela étant, je ne conçois pas qu’on puisse lire Tolkien sans s’y référer quand on le peut. Comment se donner des notions de la distance parcourue par les personnages sans avoir une idée des limites de la Terre du Milieu ? Comment se mettre à leur place quand ils se découragent si l’on ne sait pas quelle direction ils prennent ? Ou attribuer leur juste valeur à ces lieux pacifiques qui leur permettent un peu de répit quand on ne sait pas où ils sont ? Ou enfin rêver à l’évocation de certains toponymes quand ils sont juste lancés comme ça au milieu du texte, comme pour faire joli ?

La Communauté de l’Anneau est un livre qui frappe par son absence de crescendo, ce procédé qui avait le plus participé à simplifier Le Hobbit. Ici, on est loin des quasi-fantômes de l’expédition de Thorin. Les personnages sont enterrés sous la rudesse de l’expédition, révélés à de rares occasions (des accalmies salutaires) qui font revêtir à l’aventure une vocation qui n’a plus rien d’un chemin initiatique : le chemin est l’ennemi, il nous fait oublier qui l’on est, et il faut lui passer sur le corps si on veut avoir les moyens de combattre le Mal. Or, ce chemin prend autant forme entre les lignes que sur la carte.

Illustration de l'auberge du Poney Fringant du Seigneur des Anneaux

Je suis cartographe de fiction (j’ai fait une carte d’Erebor, d’ailleurs) et cette obsession est probablement liée à mon hobby. Mais je n’arrive pas à me sortir de l’idée que le lecteur peut s’imaginer la géographie de la Terre du Milieu tout seul. Voire s’en ficher.

La question que cela fait me poser, c’est : « suis-je unique à considérer la carte comme faisant partie intégrante du roman ? » Non. Mais si la réponse était « oui », que cela changerait-il ? Je n’ai pas raison ni tort de le faire. Cela ne me place ni au-dessus ni en-dessous des autres lecteurs. Ça me fait dire que c’est une œuvre culte parce qu’on ne peut pas la considérer de manière globale. Mais ça, j’en parlerai dans le second article.

[…] You know well enough now that starting is too great a claim for any, and that only a small part is played in great deeds by any hero.

Gandalf

D’accord, pas d’accord ? Un avis, des questions ? L’espace commentaire vous tend les bras !

Sauf indication contraire, les illustrations sont de Ted Nasmith.

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Le monstrothécaire

Roh, mais c’est hyper politique la Comté ! Seulement, ce n’est pas nécessairement abordé dans la Communauté de l’Anneau. Il faut voir peut-être le tome 3, le retour du roi. Ou à la limite, le Silmarillion, l’œuvre la plus aboutie en matière de géopolitique, chez Tolkien, même si ça parle plutôt de l’époque antérieure aux hobbits.

En tout cas, pour moi, les hobbits, ce sont des politiciens fatigués qui ont décidé d’écarter les problèmes des « grandes personnes » pour se concentrer sur un art de vivre hédoniste. Ca n’empêche qu’il existe en fond des clans, des familles, un passif guerrier et un esprit de conquête un poil engourdi. =)

Le monstrothécaire

Si tu n’as pas encore lu le tome 3, je pense que ton point de vue est normal. La partie « guerre de la Comté » n’est pas très détaillée dans les films, on ne fait que la survoler dans la version longue.
C’est d’ailleurs une des critiques que l’on pourrait faire aux romans : avoir ajouté une intrigue secondaire surabondante après la fin de la grande intrigue de l’anneau.

Sid

Je rejoins totalement ton avis sur les analyses qui politisent à outrance l’oeuvre de Tolkien. Non qu’elle en soit dénuée, car toutes les sociétés de son univers ont leur histoire, leur fonctionnement, mais l’influence de la politique, la vraie, celle du monde réel, est chez lui quelque chose de presque archétypal. Les Orcs, ce sont moins d’Allemands déments ou des Soviets égorgeurs que des archétypes de soldats ivres de sang et abrutis de propagande qu’il a croisés durant la première guerre mondiale, quel que soit leur camp, de même que les machines de Saroumane sont moins la critique d’une industrie en particulier que le chagrin du bon père Tolkien devant sa campagne anglaise (et galloise) qui devait céder du terrain face aux usines grisâtres
En bref, ça distille plus en filigrane les impressions personnelles d’un homme qu’une pensée politique dématérialisée et abstraite. C’est sans doute pour ça que ça sonne juste.

Quant aux Hobbits, je rejoindrais assez l’analyse plus haut: ils sont trop occupés à savoir qui aura le plus beau jardin et à ressasser les vieilles histoires de famille dans un bon banquet pour se soucier de trivialités comme le pouvoir ultime ou la conquête de la Terre du Milieu 🙂 néanmoins, les bougres savent se défendre.

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