Mon analyse critique & mon avis subjectif sur le film L’insoutenable légèreté de l’être (The Unbearable Lightness of Being) (Philip Kaufman, 1988).
Cinémaphiliser la Tchécoslovaquie
S’accaparer un pays au cinéma, c’est toujours plus que simplement lui faire jouer un rôle qui n’est pas le sien : c’est l’extraire de son cadre et le reproproser sous une forme qui se réclame de l’art. Mais cet art ne peut pas être partout, et surtout pas ici : si le film s’adressait de facto au monde, il s’adressait de jure aux Tchèques qui allaient voir le Printemps de Prague cinématographié pour la première fois, mais aussi aux lecteurs du roman de Milan Kundera qui s’attendaient à une vision aussi sourdement varié de la Tchécoslovaquie dans les années 1960.
Des contraintes qui ont modelé le film bien davantage que le réalisateur lui-même, et qui auraient pu signer sa perte. Le contexte de l’œuvre pourrait d’ailleurs aller bien plus loin : Miloš Forman a lui-même été empêché de faire le film compte tenu de la situation politique en République Tchèque, et les Russes ont découvert grâce au film, lors de la dislocation de l’URSS, ce qu’avait réellement été le Printemps de Prague.
Cependant, pour circonvenir à cette pression (ou circompresser à cette vision, quoi que cela veuille dire), Kaufman avait deux as en mains : Jean-Claude Carrière pour l’assurance d’une adaptation experte et littéraire, et Daniel Day-Lewis pour sa performance si précise que son jeu ressemble à un tableau. Devant une attente qui était aussi bien romanesque que cinématographique et historique, Kaufman était en fait, avant tout, le responsable d’un choix : miser sur cette paire d’as et espérer glaner la poule aux Globes d’Or (raté), ou bien aller plus loin, au bluff.
Le choix du bluff se retrouvera dans certains recoins parmi les plus mal dépoussiérés : il ne suffisait pas d’étaler des mots tchèques partout en texte pour faire croire qu’on était à Prague pour de vrai (surtout qu’on voit clairement que le même accessoiriste a créé tous les panonceaux*), et il y a des endroits plus discrets à Lyon que Fourvière pour simuler un Prague inaccessible. Enfin, Day-Lewis aura beau avoir appris le tchèque pour le tournage, son faux accent vascille beaucoup. “Heureusement”, le casting cosmopolite comptera beaucoup sur les accents naturels de Juliette Binoche, Lena Olin et Stellan Skarsgård notamment. Pas bon, le bluff, pas bon.
* Malheureusement, je n’ai pas trouvé d’image du premier panonceau, qui indique “SPRCHY”, “douches”. Ils voulaient bien qu’on voie que c’était un joli mot.
Multicadres
Kaufman se sort finalement très bien du dilemme entre contraintes et création en extrayant son ouvrage non pas d’un cadre mais de plusieurs : les cadres social, émotionnel, historique, littéraire et philosophique (les différents personnages étant chacun une piste d’exploration de l’éternel retour). À cette fin, un seul homme : Day-Lewis.
C’est à travers le personnage de médecin de Day-Lewis, sorte de Dr. Kellogg aussi scientifique qu’illuminé et littéraire, qu’on va découvrir la République Tchèque : un pays à la fois banal et inconnu pour un regard extérieur, endroit parfait donc pour qu’une caméra serve à donner un coup de balai en filmant une simple chambre ou un bête banc. C’est donc dans la peau d’un “Autre” que l’acteur se met d’abord ; il ne joue pas son personnage, mais plutôt le perturbateur, comme s’il était vraiment l’Irlandais qui n’a rien à faire à Prague, que tout en lui était vice, et que c’était la première fois qu’il voyait ce banc bête et cette chambre simple. Il fait de Binoche et Olin ses jouets, et c’est d’ailleurs à se demander s’il fait vraiment semblant – vive l’acteur total. Quand elles se reflètent dans les nombreux miroirs qui parsèment l’histoire, ce n’est même plus leur propre image qu’elle renvoient, mais la sienne – à lui.
Mais en jouant le parasite, il participe justement à l’emparement du pays : comme il est sans-gêne, on a l’impression qu’il se sent chez lui, si bien qu’il finit par s’accaparer le cadre et par être chez lui pour de vrai. Comme on le sent peu à sa place, cela devient même presque normal que le trouble entier vienne de lui, alors même que le choix de prendre le personnage principal comme instigateur des rebondissements aurait dû froisser par son évidence.
Il faudra attendre d’avoir vu tout le film pour comprendre que certaines dérives dans un absurde pictural, ainsi que l’exploitation sans concession de cet immense “trouble” d’abord homogène, sont tirées directement du livre : du cocasse, voire des gags qui jurent avec les tonalités du reste. Néanmoins, un autre trouble, légitime quant à lui, grandit en parallèle : qui sont ces gens qui semblent vivre des choses immenses dans une petite ville, un petit pays, avec une petite vie ?
Faire exploser le film
Le film tire de sa longueur un antidote aux dérapages accompagnant le long enflement de cette question. Cet antidote, c’est la non-linéarité qui va et vient selon le bon vouloir du scénariste (un peu trop compétent pour s’adresser vraiment au tout public ici, le Carrière) et les dépassements des tracas terre-à-terre par un esprit entièrement métaphorisé dans le goût philosophique de Kundera, comme si la réflexion toute simple était rendue incapable de toucher au matériel.
Voilà le genre de motifs, parfois poussés trop loin, au moyen desquels l’œuvre arrive à nous faire admettre (non parce qu’elle sait toujours quoi en faire, mais parce qu’elle sait quoi en faire à plein endroits) que le Prague pastel, un peu sombre et humide, où l’amour est vécu à moitié dans le déni d’une vie ennuyeuse et où la menace du régime soviétique plane, va exploser et pas seulement au sens propre de l’invasion russe. L’hymne soviétique part en impro de jazz. Les images d’archives se mêlent au scénario, la fiction passe au noir et blanc, et pendant un instant déconcertant les personnages semblent faire partie des deux à la fois. Le trouble part en fumée et un autre film commence.
Tout ce qui semblait vicié, un peu décalé, voire légèrement choquant, éclate avec le Printemps de Prague – une belle occasion de parler de “bourgeonnement” de bonnes idées, d’ailleurs. Day-Lewis sort de sa chrysalide pour adopter son vrai rôle, plus distant, qui va permettre (en plus d’un montage dont il me semble impossible qu’il fût dirigé par moins de trois personnes tant il est peu monotone) de mettre un as supplémentaire dans la main de Kaufman.
Souvent, au cinéma, les liaisons sentimentales manquent d’arrière-plan et sont assez diffuses à moins qu’on se concentre sur elles ; dans L’Insoutenable légèreté de l’être, c’en sont deux qui résonnent avec toute la puissance de racines anciennes – bien plus vieilles que deux petites heures, même si les relations en soi sont parfois médiocrement décrites. Malheureusement, si l’érotisme que cela incite invite à une photographie qui diversifie encore les méthodes, ça n’est venu à l’idée de personne d’apprendre à Binoche comment se servir d’un appareil photo ; la lumière ? Connais pas. La mise au point ? Ça se mange ? Bon, après, l’appareil photo qu’elle utilise n’existait pas encore en 1968, donc j’imagine que ça autorise à en faire ce qu’on veut.
Motifs & mélancolie
Le film construit ensuite ses propres motifs, typiquement septième-artistiques (les motifs littéraires continueront à flotter en laissant un arrière-goût onirique pas déplaisant quoiqu’objectivement hors-sujet – je pense surtout au fermier rougeaud et bonhomme qui adore son cochon : un parfait personnage de roman mais pas une ficelle de la meilleure facture pour un film multicadre, pas plus qu’un grand honneur pour l’histoire tchèque).
Son motif principal, c’est la pause : de grands vides qui permettent parfois simplement à l’interprétation personnelle du spectateur de se frayer un chemin à travers les épaisses fibres romanesques, pour enfin lui permettre de créer lui-même les émotions des personnages et de les polir à sa taille : il les descend ainsi d’un piédestal quasiment académique qui était déjà responsable d’avoir poussé le film trop loin à certains endroits.
Ainsi le film boucle la boucle et répond à une dernière question : qu’est-ce que la légèreté de l’être devant l’incompréhension de l’autre, l’oppression politique, l’interdiction d’un ton péremptoire par la remise en cause continue opérée par le littéraire, ou le simple fait que cette légèreté est le résultat d’une insensibilité égotiste ? Justement, ce n’est rien qu’on ne peut appliquer dans son propre cadre : la légèreté politique naît de la légèreté sociale, qui vient de la légèreté sentimentale, qui vient d’une légèreté personnelle n’ayant de sens que dans le reflet de l’autre. C’est dans l’écroulement du “socialisme à visage humain” que les personnages arrivent à montrer le leur. La légèreté de l’être n’existe pas sous le poids de la liberté.
I know I’m supposed to help you, but I can’t. Instead of being your support I’m your weight. Life is very heavy to me, but it is so light to you. I can’t bear this lightness, this freedom… I’m not strong enough.
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