Mon analyse critique & mon avis subjectif sur le film La Dolce Vita (Federico Fellini, 1960).
Après une ascension rapide des marches de la réalisation, Fellini n’avait plus qu’à se baisser pour ramasser la rançon d’une gloire bien assise qui lui permit de s’élever, parfois contre des personnages importants, dans la création de ce qu’on considère comme son chef d’œuvre. Ayant fâché De Laurentiis sur des questions de casting au point de perdre sa collaboration, il devait être plutôt sûr de lui. C’est ainsi que le réalisateur qui avait séduit le Vatican avec La Strada s’est pris des sacs d’opprobre de la part du siège pontifical pour sa révélation orgiaque et détaillée de la vie chic romaine.
En fait de l’aristocratie et malgré les apparences, c’est le paparazzo que Fellini cherche à étudier avant tout. Le film est d’ailleurs responsable de l’entrée du mot dans le vocabulaire international ; en dialecte, le ”paparazzo” était le moineau, et Fellini en voyait des nuées dans les essaims néfastes de cette génération nouvelle de journaleux voyeuristes.
C’est facile de croire reconnaître a posteriori la vocation des films de Fellini, car il a toujours collé à son temps avec tellement de pertinence qu’on a tendance à négliger, avec le recul, son quasi-prophétisme, quoique le réalisateur a dû être soumis personnellement de façon assez violente à la pression médiatique des paparazzi, étant donné son parcours. J’ai cependant l’impression que personne n’était conscient, à son époque, du phénomène dépeint par le réalisateur. Je me demande s’il ne s’est pas surpris lui-même.
En tout cas, son paparazzo est un parasite bien familier, et 1960, c’est tôt pour parer cinématographiquement le journalisme de son chic pour harceler les gens. Avant guerre, on dessinait encore et surtout des caricatures, et voilà soudain que l’appareil photo est démocratisé (quatorze ans après le régime) entre les mains d’employés payés au rendement. Leur objectif, subjectif, se glisse dans une intimité nouvelle que peu osent encore codifier – on commençait à peine à brandir timidement le droit à l’image face aux moineaux.
À l’inverse, la caméra de Fellini, neutre et peu mobile, se place naturellement en amont de ce braconnage imagier, dans une posture qui nous frappe telle celle d’un véritable journaliste comme elle sert à transmettre les méthodes du confrère intrusif, restant par là même d’actualité pour nous rappeler à l’existence persistante de la profession.
Dans les années 1950, grâce à cette inquisition moderne, insidieuse et commerciale qui était peut-être le symptôme inconscient du manque de divertissement causé par le recul du septième art depuis la guerre (on peut rêver, hein), on venait de comprendre que les stars étaient des humains comme les autres. Ce fut une réalité qui tomba comme un cheveu bien peigné sur la soupe populaire sur fond de mentalités bouillonnantes, faisant oublier de traiter ces êtres humains comme tels, tout célèbres qu’ils fussent (proposition 1 : le paparazzo est immoral), pendant que d’autres, des anonymes n’ayant rien demandé à personne, étaient sacrifiés sur l’autel du fanatisme médiatique par la misère dans un silence cruel, augmentant les disparités que le paparazzo se contentait jusque là de constater et d’exploiter (proposition 2 : le média est injuste).
En bref, on comprenait l’intérêt de globaliser l’information, alors on commençait de souffrir qu’elle ne le soit pas toujours. Pour exprimer ce manque-ci et exorciser ces deux propositions populaires-là, imbriquées et résolument anti-médiatiques, on ne pouvait que soutenir le média dans l’espoir (voire le désir) de s’y voir représenter avec une ferveur égale à celle qui fait venir les larmes aux yeux des fidèles devant la Vierge Marie – toutes choses que Fellini représente, car je m’attache à rester dans la pertinence analytique malgré les rameaux d’apparence digressive qui commencent de l’envahir et dont je m’excuse. Il faut dire que c’est inspirant de voir comment le média est devenu une religion, et comment il s’est mis à assurer la survivance du paparazzo en sa qualité de moine vicieux du culte capitaliste.
Bref, rien n’a changé sous le soleil, si ce n’est le soleil lui-même : Fellini a tourné une scène sous une pluie artificielle qui, si elle est un des témoins de cette époque technique cafouilleuse avec ses fonds défilants qui tremblent, démontre que, s’il a perdu en poésie avec un tournage plus lourdement usiné, il dit toujours ce qu’il veut dire à la hauteur de ses moyens.
Mastroianni, quant à lui, est prêt à se mouiller sous cette pluie comme sous d’autres, plus symboliques, afin d’incarner le paparazzo désillusionné à qui l’on demande si le néoréalisme est mort, à lui qui l’incarne sans bien comprendre, puisqu’il travaille à peine, que sa profession est ”du vent” – lui dit-on. L’essence du film repose dans la creusité de ce métier qui le transforme en philosophe amer et en pique-assiette frustré. Il fréquente les hautes sphères, là où on brasse plus d’air qu’ailleurs par manque d’oxygène et que le vice est une distraction, au point qu’on oublie – je le redécouvre en illustrant l’article – que c’est l’histoire de deux personnages principaux, pas d’une foule informe.
Bien sûr qu’il fallait fâcher le Vatican ! Bien sûr qu’il fallait confronter la censure espagnole ! – ça fait toujours une alliance de facto avec un Buñuel qui se ferait interdire par Franco un an plus tard pour sa Viridiana. Et heureusement qu’un casting aux multiples fanions était prêt à défendre un art encore trop peu commercialisé pour rechigner à représenter une Rome revenue par le mercantilisme à la décadence de feu son empire, où les médias sont la nouvelle oligarchie ointant d’influence ceux dont le sens des réalités est le moindre.
La Dolce Vita m’a un peu déçu dans la recherche parfois linéaire et répétitive qu’il fait de sa myriade de locations (plus de 80 décors construits), quoiqu’on y ressente avec justesse le bonheur tristement létal de la richesse : se suicider alors qu’on est célèbre ? C’est ridicule, s’exclame-t-on depuis que, toujours grâce au paparazzo, on lit ce que des gens écrivent sur ce que d’autres font. Ces intermédiaires sont déconstruits par Fellini devant un commun des mortels qui en apprend en même temps l’existence : le film semble chercher vainement sa symbolique, mais en a-t-il besoin quand le sujet en déborde ?
Ironie suprême après des décennies de paparazzisme, Mastroianni nous choque encore aujourd’hui par ce qui sort de sa bouche et de sa prestation. Anouk Aimée reflète l’hypocrisie sexuelle de ce qu’il était encore trop tôt pour exprimer sans fard à l’écran, tandis que lui se charge d’incarner l’hypocrisie (non septième-artistique, celle-là) d’une bourgeoisie encoquinée : on peut faire et on ne doit pas dire.
Fini le bouquet émotionnel final des premières années Fellini : après presque trois heures, n’importe qui fatigue du noir et blanc et l’on se surprend à vouloir retrouver le monde des couleurs, alors on se donne le temps de se figer sur l’innocence rafraîchissante du regard caméra d’une jeune femme, tellement apaisant, si profondément normal, et j’ajouterais même : étrange parce qu’il est consenti, pas volé, que c’est un coup d’œil jeté de bonne grâce à l’objectif comme ni le cinéma ni le paparazzisme ne peuvent normalement en capturer. Après l’insupportable débauche cryptique subie à travers le regard d’un Mastroianni qui ne sait plus de quoi il a besoin et même si l’on s’est ennuyé au début du troisième tiers de l’histoire, on se sent tout à coup vidé de toute substance.
On passe au générique et on se donne le temps de réfléchir à la vie mise en boucle des aristos et des stars, et à leurs rémoras de gratte-papiers qui s’enferment tout seul dans une telle boucle pour donner l’illusion à d’autres qu’elle n’existe pas. Et on se dit que le monde aurait bien besoin d’un nouveau Dolce Vita.
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