Quelques pistes sur l’avenir possible de la langue française selon la linguistique comparative.
Article écrit avec le soutien d’1 tipeur ! <3
Sommaire
- Les mutations de la langue
- Les mutations lexicales
- Les mutations morphologiques
- Les mutations phonologiques
- Les mutations syntaxiques
- Conclusion
Après avoir fait la présentation de la linguistique comparative, on peut commencer d’en étudier l’usage. Partons d’une langue qu’on connaît bien : que nous enseigne la science sur ce que le français va devenir ?
5. Les mutations de la langue
Comme je le disais dans le premier article, la langue évolue comme une espèce dans le monde vivant : elle mute chaotiquement et elle est soumise à sa propre version de la sélection naturelle. En biologie, les mutations agissent sur l’ADN, la ”définition” d’un être. L’ADN d’une langue, je vais lui inventer un joli acronyme. Disons… le LEMPS : son lexique, son écriture, sa morphologie, sa phonologie et sa syntaxe. Si une mutation affecte un de ces caractères, la langue évolue un peu, à condition qu’elle soit entérinée par l’usage (donc par l’ensemble des locuteurs d’une langue participant constamment et inconsciemment à sa transformation progressive, pas une autorité linguistique).
Le moteur primordial des mutations du langage est l’interprétabilité. Le langage n’est jamais aussi exact qu’on le voudrait. L’interprétabilité donne ”du jeu” à la langue ; en fait, chaque fois que vous dites ou écrivez quelque chose, la personne qui vous écoute ou vous lit peut, sans pour autant se tromper ni en avoir vraiment conscience, interpréter le mot à sa façon, avec un décalage infinitésimal sur ce que vous avez voulu dire, puis le réutiliser avec ce nouveau sens à peine biaisé, faisant ”bouger” la langue¹.
Expliquons déjà en quoi consistent les mutations dans chacun de ces domaines.
- Le brassement Lexical va passer par l’obsolétisation de certains mots, des emprunts à d’autres langues et des néologismes, mais aussi par la dérive sémantique qui va altérer la signification des mots au fil du temps, en les faisant changer de registre de langue ou en modifiant leur sens par exemple ;
- la dérive de l’Écriture peut signifier les changements de l’orthographe ou bien les modifications apportées au système d’écriture lui-même – or l’écriture du français ne change pas : on ne prévoit pas de changer d’alphabet, et les réformes orthographiques sont restreintes et peu appliquées ; en revanche, parfois les ”fautes” influent sur d’autres paramètres, c’est pourquoi j’en parlerai indirectement dans d’autres sections ;
- la dérive Morphologique va modifier la forme des mots : la manière de les construire, de les décliner, de les conjuguer, de les accorder… (elle peut avoir un moteur phonétique ou sémantique) ;
- la dérive Phonétique va entraîner des changements dans la prononciation d’une langue, de manière globalement homogène au travers de son lexique (j’en parle plus en détails dans mon article sur l’évolution phonétique des langues) ;
- la dérive Syntaxique va jouer sur l’ordonnancement des mots dans la phrase, et sur le rôle potentiel de cet ordonnancement.
Maintenant, étudions chacun de ces types de mutations appliqués au français actuel.
6. Les mutations lexicales
Dans Au Bonheur des Mots, Claude Gagnière rapporte que 10% du vocabulaire d’une langue se renouvelle tous les cent ans. Le vocabulaire est particulièrement bien brassé de nos jours avec l’arrivée de plus en plus tsunamique d’emprunts à l’anglais, dont une partie non négligeable avait déjà été empruntée par l’anglais au français depuis le XIème siècle.
Les emprunts sont le changement le moins accepté de la langue, et le plus clivant du point de vue générationnel, sûrement parce qu’il est le plus rapide et le plus évident : on parle alors de ”langage des jeunes”. De nos jours, en français, on observe des emprunts, mais aussi l’influence indirecte de l’anglais sur les mots français, comme avec ”être confus” ou ”être insane” qui sont repopularisés en français courant. Des mots comme ”confortable”, ”revue” et ”concerné” changent de sens en prenant parfois celui de l’anglais : ”à l’aise”, ”critique” et ”inquiet” (je n’ai vu ce dernier qu’une seule fois mais c’était dans un roman de Maxime Chattam avec ”un air concerné” ; une jolie attestation !).
La façon de construire des mots change aussi : parfois, plutôt que d’embrasser l’emprunt, on préfère le néologisme, même si l’usage a le dernier mot sur le procédé à retenir. Le français a d’ailleurs une façon bien à lui de former de nouveaux mots qui est remarquablement répandue si l’on compare à d’autres langues : le mot-valise. Ainsi, les nouveaux mots français peuvent être étonnamment créatifs : pourriel, divulgâcher, logithèque, tapuscrit…
7. Les mutations morphologiques
En français, les mutations morphologiques se traduisent souvent par des changements de l’orthographe et de la prononciation (ce qui démontre que les paramètres de l’ ”ADN” interagissent beaucoup entre eux). Ils sont par exemple responsables de la fusion (parfois complète à l’oral et généralement partielle à l’écrit) du futur et du conditionnel. En effet, on constate la fusion de plus en plus fréquente des terminaisons -ais, -ait, -ai, surtout chez les jeunes locuteurs chez qui elles sont devenues homophones (témoignant d’un alignement de l’écrit sur l’oral). Le reste des terminaisons, largement homophones chez ces locuteurs (-ez, -aie, -aies, -aient notamment), sont confondues aussi, quoique plus rarement.
La difficulté de l’accord avec l’auxiliaire ”avoir” pourrait bien, à la longue, conduire à aligner sa règle sur celle de l’auxiliaire ”être”. L’imparfait du subjonctif est plus que moribond, même dans la littérature, et qui oserait prédire le sort réservé au passé surcomposé, ”j’ai eu fait”, qui est encore dialectal ?
Entre autres modifications, on peut noter que dans les adjectifs, certains pluriels en -aux deviennent des pluriels en -als.
Pour le moment, les changements de l’orthographe du français ne sont pas quelque chose qu’on peut étudier scientifiquement de façon très probante, et ce pour deux raisons principales :
- elle est préservée et gérée entièrement par l’Académie (en tout cas en France), dont l’autorité et les apports artificiels à la langue freinent son évolution naturelle. Ce n’est pas un phénomène qu’on observe dans toutes les langues : par exemple, le portugais européen a tendance à suivre l’évolution du portugais brésilien, beaucoup plus parlé ;
- avec Internet, l’orthographe s’est beaucoup figée et les variations sont immanquablement considérées comme des fautes, ce qui complique encore la distinction entre évolution et erreur pure et simple.
8. Les mutations phonologiques
8.1 Les voyelles
L’évolution phonétique est évidente car le français a eu énormément de voyelles jusqu’au début du siècle dernier (jusqu’à 16) et ce standard s’érode rapidement. Le français a maintenant plus généralement 14 voyelles (avec la fusion quasi-complète de ‹a› et ‹â› et celle en cours de ‹in› et ‹un›), voire 13 (avec la fusion bien amorcée de ‹é› et ‹è›). J’utilise personnellement le système à 14 voyelles.
À moyen terme, on peut facilement imaginer que le français se contentera de 11 ou 10 voyelles si l’on observe la confusion en France entre /ə, œ, ø/ (”le, œuf, jeu”) qui pourraient se réduire à un seul son dans un cas extrême (probablement /ø/) et une cinquième fusion possible entre ‹on› et ‹an› (elle n’est amorcée qu’au Maghreb, mais elle peut se propager car cette paire de sons, dans notre tentative de français du futur, serait devenue la moins productive du système phonologique de notre langue).
Le français américain (canadien ou états-unien) est beaucoup plus conservateur que le français métropolitain, ce qui peut conduire à une divergence accrue du français de chaque continent l’un de l’autre, à moins que les français américains ne soient contaminés par leur cousin d’outre-Atlantique, ou qu’ils disparaissent tout simplement (ce qui n’est malheureusement pas exclu).
8.2 Les consonnes
Du côté des consonnes, les choses bougent moins mais le /ɲ/ (‹gn›) est largement devenu /nj/ (poursuivant la disparition des palatales à la suite du /ʎ/) et le son du ‹r› s’affaiblit (annonçant, à terme, une possible disparition dans certains environnements et un allongement compensatoire des voyelles, du genre : ”père → pèè → péé” (/pɛʁ → pɛː → peː/), ou alors ”péa” /peɐ̯/ si l’on suit l’exemple allemand, ce qui s’observe déjà chez certains locuteurs). Sur le long terme, /ɥ/ et /w/ peuvent fusionner, comme en Belgique où ”pluie” se prononce ”plouie”.
La liaison devient aussi de plus en plus rare. Souvent, elle se restreint aux ”liaisons obligatoires” et personne ne les fait encore toutes comme Desproges. Même cette notion de liaison obligatoire est fragile : dans le langage courant, je prononce personnellement ”d’autres enfants” [d‿ot‿z̥ɑ̃fɑ̃], donc ”dotsanfan”, mais d’autres locuteurs prononceront [d‿ot‿ʁ̥ɑ̃fɑ̃], donc ”dotranfan”, sans liaison.
À l’inverse, des liaisons dites ”intrusives”, pour le moment fautives, se produisent sur le même modèle que le T épenthétique dans ”y a-t-il” : ainsi on entend parfois des liaisons fantômes du genre ”ça va z’être” ou ”ça va t’être” qui pourraient se propager. Dans le même registre, on élide de plus en plus souvent ”qui”, qui devient ”qu’” devant une voyelle, sur le même modèle que ”que”.
8.3 Sur les sons en général
Bien entendu, rien ne permet de prédire tous ces changements en pratique. Ils peuvent seulement être jugés ”possibles” ou ”probables” si l’on étudie les ressources mises en œuvre par la langue elle-même en rapport avec ses besoins, et sur base de phénomènes déjà observés ou reconstruits dans d’autres langues. On peut dire, puisque le son est peu productif, qu’il disparaîtra probablement, de la même manière qu’on peut prédire la disparition d’un organe obsolète chez une espèce.
D’ailleurs, je ne mentionne que des simplifications possibles parce que ce sont les changements les plus évidents, mais les dissimilations et complexifications sont particulièrement difficiles à prévoir.
Quand l’évolution de la prononciation d’une langue n’est pas suivie par les changements correspondants dans l’orthographe (c’est-à-dire qu’elle est trop préservée), cela provoque un phénomène d’orthographe étymologique, où la façon dont les mots sont écrits se fait le reflet d’une prononciation passée, obsolète de la langue. L’anglais, le français, le népali et l’irlandais sont des exemples de langues qui utilisent une orthographe étymologique. Dans le cas de l’irlandais, elle est plutôt utile car elle permet d’écrire les trois grands dialectes dans la même orthographe plutôt que d’avoir trois orthographes modernes qui seraient différentes les unes des autres.
9. Les mutations syntaxiques
La dérive syntaxique peut vous sembler moins évidente, pourtant…
- Qui utilise encore l’inversion du type ”as-tu fait ?” pour former une interrogation dans le langage courant ?
- Que dire du remplacement du ”dont” ou ”à qui” par ”que” dans ”c’est une chose qu’on ne connaît pas l’origine” ou ”des gens que ça fait plaisir” ?
- Que penser du ”je sais pas c’est quoi” pour ”je (ne) sais pas ce que c’est” ? Du reste, le ”ne” aussi est mourant (je l’utilise bien sûr dans mes romans, mais pas dans les dialogues familiers de mes personnages, ce qui en choque certains).
- Il y aussi ”paraître comme quelque chose” ou ”la raison pourquoi…” (au lieu de ”la raison pour laquelle…”) qui gagnent en popularité.
Le résultat le plus évident des mutations du français dans un contexte où il est théoriquement figé, c’est le phénomène de diglossie qui se dessine à l’horizon : on parle de moins en moins la langue comme on l’écrit, et les registres ”familier” et ”soutenu” se transforment, lentement, en deux langues distinctes, comme c’est déjà plus ou moins le cas dans certaines régions du Canada. D’ailleurs, le Canada est souvent l’exception car la syntaxe est elle aussi très conservatrice là-bas.
10. Conclusion
Alors, vous voyez mieux en quoi le français évolue ? Comprenez-vous ce qui est en train de le faire muter et qui témoigne des changements perpétuels de la langue ? Le français continuera de changer jusqu’à être aussi différent du français contemporain que ce dernier l’est du latin, à moins qu’on trouve le moyen de vraiment le figer à l’avenir, mais cela tient de la science-fiction pour l’instant.
Puisqu’on sait si bien comment une langue évolue, même en direct, il est temps d’en faire un usage scientifique. La futurologie, c’est mignon, mais ce n’est pas sérieux ni vraiment utile. C’est pourquoi, dans les articles suivants, j’irai dans le passé en parlant de l’usage qu’on fait de la linguistique comparative pour découvrir ce qu’on a oublié des langues. Merci de me suivre !
Sources
- Romance Languages: A Historical Introduction, Ty Alkire, Carol Rosen, 2010
Petit bonhomme confus devant les panneaux : travail dérivé de freepik.
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Je suis entièrement d’accord avec toi. Dans le lexique comme dans la syntaxe, ça s’anglicise de fou^^ j’ai même entendu récemment «[la personne] que je suis allée avec» !
J’ajouterais une disparition progressive des adverbes, remplacés par des adjectifs («je lui ai dit direct(ement)», «stresse pas, vas-y calme(ment)»), une influence non négligeable de l’arabe et des langues africaines, et pas uniquement dans les quartiers (t’as remarqué comme c’est commun de s’appeler «frère», maintenant ? Calque nord-africain, de toute évidence)
J’observe aussi une disparition progressive de la concordance des temps, à l’oral et même à l’écrit
Avec mes parents, j’utilise parfois des formulations anglo-saxonnes. « La chose que je sais pas quoi faire de », etc. Je mets ça sur le compte de mon cerveau qui fonctionne à moitié en anglais et je ne le ferais pas au quotidien !
Effectivement, tes remarques sont très justes et constituent d’excellents compléments ! Je pense qu’on peut dater l’écroulement de la concordance des temps du moment où l’imparfait du subjonctif est mort, même dans la littérature.
Haha oui, là, ça doit être que ton esprit fonctionne en anglais (et sûrement en allemand, turc et autres langues que tu travailles donc attention à pas faire du français façon langue agglutinante^^)
J’ai oublié d’ajouter la transformation du COI en COD pour certains verbes, j’entends de pluuus en plus «pardonne-le» au lieu de «pardonne-lui»… Une influence du verbe «excuser», qui lui prend un COD? Bien aidé je suppose par le fait qu’on peut mettre «pardonner» au passif, aussi.
J’oublie aussi «ouvre-la», que ma mère me dit pour le chat («ouvre-lui») ce à quoi j’ajoute parfois, dans mes moments trollesques: «ah on l’ouvre ? On le fait enfin ce civet !»
Si l’évolution linguistique incite à manger des chats, je désapprends tout immédiatement !
[…] produit continuellement dans toutes les langues ; je l’illustre en partie dans mon article “La linguistique comparative (2/4) : à quoi ressemblera le français du futur ?”, section § Les […]
[…] simultanément sur plusieurs aspects que j’ai déjà résumés, un peu par jeu, à l’ADN de la langue : le […]