La linguistique comparative n’est pas un sujet qu’on explique tous les jours. Alors j’ai essayé !
Article écrit avec le soutien d’1 tipeur ! <3
Sommaire
- La naissance de la linguistique comparative
- Notre compréhension des transformations d’une langue
- La sélection naturelle de la langue
- Conclusion : le rôle de la linguistique comparative
Dans cette série d’articles, je vais expliquer le rôle de la linguistique comparative, un champ scientifique qui nous offre de merveilleuses étymologies lointaines, des théories qui font rêver du monde d’avant, nous fait découvrir des liens improbables et, surtout, qui nous enseigne comment la langue qu’on utilise au quotidien change et pourquoi, un jour, elle sera totalement différente de ce qu’on connaît d’elle aujourd’hui.
L’évolution des langues a beaucoup en commun avec l’évolution du monde vivant. En biologie, l’étude de l’apparentement des êtres s’appelle la phylogénie : elle observe les mutations qui participent à faire évoluer une espèce. Remplacez les espèces par des langues et les spécimens par des locuteurs, et vous obtenez la linguistique comparative. C’est ce que je vais faire. Mais la grande différence avec la biologie, c’est que les mutations font partie de ce qu’on dit et de ce qu’on écrit : elles sont donc visibles à l’œil nu et explicables ! Enfin… j’ai fait de mon mieux. 😉
1. La naissance de la linguistique comparative
Le langage a fasciné l’Homme de tout temps, mais la science du langage est une discipline moderne : elle apparaît au XIXème siècle, alors qu’on prend conscience que rhétorique, psychologie et philologie doivent être séparées, ce qui conduit à l’apparition de la linguistique en tant que telle¹.
La séparation de ces disciplines conduit au rejet définitif par la science des notions de ”fixité” et de ”standard” d’une langue¹. La somme des études psychologiques, anthropologiques, sociologiques et même primatologiques que nous avons rassemblées à des fins linguistiques est claire : le langage évolue et l’on comprend même pourquoi, même si les 14 décennies d’existence de la linguistique n’ont pas permis d’observer beaucoup de changements réels et significatifs. Depuis lors, on a étudié la langue pour ce qu’elle est en direct (synchronie) mais toujours au regard de constatations évolutives (diachronie).
2. Notre compréhension des transformations d’une langue
Les changements dont on va parler mettent du temps à se mettre en place. Pas des milliers d’années – le temps qu’une mutation génétique prend pour être observable à l’échelle humaine –, mais quelques décennies tout de même. Si la nature prend quelques millions d’années pour scinder une espèce en plusieurs, cela peut se faire à l’échelle linguistique en quelques centaines d’années. En fait, la plupart de ces mutations langagières sont visibles à l’échelle d’une génération, mais elles sont discrètes et souvent perçues comme des erreurs quand on vit dedans.
→ voir aussi aussi mon article ”Évolution phonétique : pourquoi et comment la prononciation des langues change-t-elle au cours du temps ?”
D’ailleurs, on soupçonne que le langage est apparu graduellement, de la même façon qu’il change encore à ce jour⁴.
C’est à partir de là qu’on a compris deux choses :
- que l’autorité sur une langue n’est pas atteignable, que l’usage (dont les moteurs sont involontaires et inconscients) constitue la vraie norme et que le rôle volontaire de l’humain sur elle se résume à une influence, sans constituer un contrôle durable ;
- que les mêmes principes darwiniens de l’évolution biologique s’appliquent au langage : il mute chaotiquement (ce qui nous fait passer l’évolution pour aléatoire alors qu’elle est seulement le produit d’une équation trop complexe pour être appréhendée entièrement), certains traits productifs sont conservés, certains autres qui ne le sont pas demeurent malgré tout, et le résultat est un organisme souvent incohérent mais fonctionnel qui cherche perpétuellement à s’optimiser naturellement.
Parlons un peu de ces traits qui vont et viennent, de cette sélection naturelle de la langue.
3. La sélection naturelle de la langue
Il faut pouvoir admettre avant toute chose que l’adjectif ”naturel” peut s’appliquer à la langue, alors même qu’elle est produite par des humains, ce qui paraît être la définition de… ”artificiel”. Mais elle est vraiment naturelle dans le sens où l’évolution de la langue résulte de variations infinitésimales, quotidiennes, incontrôlées et surtout inconscientes (j’en parle plus en détails dans le second article de la série).
Si les langues évoluent à cause de mutations de leur ”ADN”, il est donc logique qu’elles soient sélectionnées comme les espèces : par sélection naturelle. L’ancêtre des langues indo-européennes est unique, tout comme les primates ont eu un jour un ancêtre commun. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait que cet ancêtre. J’explique.
Si le proto-indo-européen est aujourd’hui l’ancêtre unique de toutes les langues indo-européennes, c’est parce qu’il a été privilégié par les circonstances parmi les langues qui lui étaient contemporaines et qu’il est devenu la langue favorisée avant de se propager et de se scinder (comme la branche d’un arbre qui prend plus de place que ses voisines avant de se scinder en d’autres branches).
Cela signifie qu’il y a un tronc commun à toutes les langues et de tout temps : les langues romanes ont toutes le latin pour ancêtre ; le latin et le proto-germanique ont tous les deux le proto-européen pour ancêtre ; le proto-européen et le proto-indo-iranien ont tous les deux le proto-indo-européen comme ancêtre. Etc, etc.
Le proto-indo-européen n’était pas une superlangue étalée sur un territoire immense : c’était peut-être juste une variante très peu parlée, faisant partie d’un continuum très vaste, qui a eu la chance de se propager jusqu’à engendrer toutes les langues dites ”indo-européennes” à ce jour ; ce sont ces chemins que la linguistique comparative débroussaille à force de déductions et de recoupements.
La sélection naturelle de la langue, c’est donc à la fois la sélection de ses caractéristiques à travers l’optimisation qu’elle poursuit (sans jamais y parvenir tout à fait car l’évolution ou l’apparition de certains besoins, entre autres facteurs, la contredit souvent) et la sélection de ses locuteurs. Politique, géographie et prestige subjectif de la langue (entre autres) influent sur les deux tableaux.
The introduction of new agents or meanings tends to induce new variation in the language, which selection can act on.
L’introduction de nouveaux [locuteurs] ou signifiés tend à induire de nouvelles variations du langage sur lesquelles la sélection peut agir.
— Paul Vogt⁴ (ma traduction)
4. Conclusion : le rôle de la linguistique comparative
Sur la base de toute cette compréhension relative que nous donne la linguistique comparative, nous pouvons ”deviner” ce qu’il nous manque de l’histoire du langage. Nous disposons des langues actuelles et des traces de leurs ancêtres : c’est plus qu’assez pour comprendre ce qu’il y avait entre les deux et ainsi boucher des trous.
Rien ne nous empêche d’appliquer les mêmes méthodes pour prolonger les continuums évolutifs à l’envers. C’est ce qu’on fait à chaque fois qu’on appelle une langue ”proto-quelque-chose” : on ne sait pas comment cette langue était parce qu’on n’en a aucune trace, mais on sait comment elle devait être pour que tous ses descendants aient des particularités cohérentes entre elles. C’est le principe de la reconstruction et c’est ainsi que grâce à mes petites connaissances de phonétique diachronique, j’ai deviné un jour que le mot turc ”deniz” et le mot hongrois ”tenger” (voulant dire ”mer”) étaient liés malgré leurs différences évidentes (en effet, le hongrois l’a emprunté jadis au proto-turc ”*teŋiŕ”).
La linguistique est une science jeune, cependant la ”comparaison” que nous enseigne la linguistique comparative n’a pas besoin de se reposer sur ses acquis : elle se projette dans le passé, mais aussi dans le futur. Par contre, nous avons aussi bien conscience que tout restera globalement aléatoire à nos yeux.
Dans les prochains articles, j’explore le potentiel de la linguistique comparative dans les deux directions : dans le deuxième volet, j’aborde ce qu’elle nous enseigne sur le français du futur ; dans le troisième et le quatrième, je parle de son exploration du passé et de l’application de ses principes à la reconstruction des langues de sorte à s’approcher le plus possible d’une vérité oubliée. Merci pour votre lecture !
Sources
- McMillan, James B. “Summary of Nineteenth Century Historical and Comparative Linguistics.” College Composition and Communication, vol. 5, no. 4, 1954, pp. 145–149. JSTOR
- The Talking Ape: How Language Evolved, Robbins Burling, 2007
- Romance Languages: A Historical Introduction, Ty Alkire, Carol Rosen, 2010
- Vogt, Paul. “Modeling Interactions Between Language Evolution and Demography.” Human Biology, vol. 81, no. 2/3, 2009, pp. 237–258. JSTOR
J’ai encore du mal à poser un «naturel» sur tout cela^^ même si effectivement, dans les deux cas, il s’agit de capacité de survie et d’adaptativité dans un milieu donné. Seulement, les paramètres de survie d’une civilisation (et donc de la langue qu’elle peut porter ou étendre) sont tellement… Humains. Connaissances techniques, goût d’une culture ou d’une autre, politique appliquée, idéologies. Parfois, ça tient juste à un stratège talentueux. Se dire qu’on retrouve des emprunts au grec jusque dans le hindi actuel juste parce qu’Alex était un génie militaire, ça fait réfléchir !
Je pense néanmoins que cela a déjà changé. Dans un monde globalisé et interconnecté, les succès culturels ou médiatiques ont bien plus d’importance que les succès militaires. On a troqué le hard power contre le soft… Dans ce contexte, le pouvoir de séduction d’une langue, les choix de ses locuteurs, les rapports de force à tous les niveaux (parfois entre sociolectes) seront déterminants.
Enfin, la seule chose à prévoir là-dedans, c’est bien l’imprévisible. Qui aurait pensé, même après la guerre des Gaules, que l’aire culturelle celte qui recouvrait autrefois quasiment toute l’Europe allait être réduit à peau de chagrin par la romanisation ? Ça laisse songeur quant à ce qu’il peut advenir vu nos vitesses actuelles de partage d’information(s).
Tu parles très synchroniquement ici ! Les conquêtes, les emprunts, tout ça, ça agit presque instantanément (au pire à l’échelle d’une génération, et si l’échelle linguistique n’est pas biologique ni géologique, ça reste peu). Le « naturel » vient de tout ce qui est incontrôlé, et si c’est incontrôlé, c’est justement parce que ça prend tellement de temps à se voir. ^^ Tout ce qui est humain est complètement dissous à de telles échelles.
Mais yep, c’est super difficile à concevoir. o_o On se berce encore d’illusions à ce niveau.
Ah oui, très sychroniquement, mais je pense qu’historiquement, l’énorme majorité des facteurs évolutifs des langues est liée à ça: prestige/attrait culturel, succès militaires ou politiques, et que le reste est fort secondaire. Les Indo-Européens n’auraient jamais eu leur succès sans leur habileté politique, leur goût du voyage et un certain côté belliqueux… Tiens, pour prendre un exemple intra-indo-européen, tu peux passer de langue prestigieuse d’un grand empire plein de promesses, à langue éteinte sans descendant parce que tu te fais défoncer en 50 ans, demande aux Hittites :p
À l’inverse, je pense au cas des langues baltes, qui ont survécu presque par miracle à des dizaines (peut-être des centaines) d’années de slavisation forcée, enfin sous les Soviétiques en tous cas, c’était rude…
Bref. L’imprévisible. 🙂
Dans ma série, je suis allé jusqu’aux phénomènes paralinguistiques qui influent sur la diachronie, mais là, tu es carrément dans l’extralinguistique. 😮 Si toute vie sur Terre était anéantie tout à coup par un astéroïde, tu pourrais appeler ça un phénomène linguistique, mais n’est-ce pas négliger les phénomènes intralinguistiques qui sont infinitésimaux mais nombreux et constants ?
Ben les paramètres que j’énonce, c’est la sélection par les locuteurs, qui pour moi, quand on parle de destin linguistique, l’emporte largement sur les modifications internes, quotidiennes et infinitésimales. Pour moi, ces dernières sculptent la langue comme de l’eau qui goutte sculpte une grotte, lentement mais sûrement, par contre les premières, ce sont des torrents, voire des tsunami. Je suis peut-être dans l’erreur, en tous cas c’est la conclusion que m’ont montrées mes connaissances historiques (parfois lacunaires, j’en conviens)
Je pense que justement la linguistique (jusqu’à l’apparition de la sociolinguistique ou de l’analyse discursive) a eu un peu trop tendance à considérer la langue comme un phénomène indépendant, hermétique, presque éthéré, indépendamment d’autres sphères comme le fait politique, social ou culturel. Donc non, ne te méprends pas, je ne suis pas pour une pure analyse historico-politique de la langue, qui serait également fatalement faussée et lacunaire, mais plutôt à un équilibre entre les deux.
Néanmoins, je me tais (pour une fois) et j’attends tes autres articles pour poursuivre la discussion^^
Je ne te donne pas tort. Il est vrai que, dans cette série, je parle de la langue dans un monde fermé et hermétique, en jetant un regard résultatif sur la diachronie. Bien sûr que la langue est triée et modelée par des évènements extralinguistiques, tout comme les espèces sont triées et modelées par des phénomènes extrabiologiques – ce qui n’enlève rien à la réalité de Darwin. D’ailleurs, pour citer le premier article :
« La sélection naturelle de la langue, c’est donc à la fois la sélection de ses caractéristiques à travers l’optimisation qu’elle poursuit (sans jamais y parvenir tout à fait car l’évolution ou l’apparition de certains besoins, entre autres facteurs, la contredit souvent) et la sélection de ses locuteurs. Politique, géographie et prestige subjectif de la langue (entre autres) influent sur les deux tableaux. »
En fait, mes articles ont surtout pour but de sensibiliser les gens à ce qu’ils ignorent, et ils ignorent « généralement » que la langue pourrait, en théorie, évoluer en monde fermé. Allez, je te retrouve sur le troisième article. 😀
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Très intéressant comme d’habitude, quand tu dis qu’en 14 décennies on a vu peu de changement, certes ralentis je suppose par : la diffusion d el’écrit, l’apprentissage d’un standard via la scolarisation et les médias en général. Toutefois il me semble qu’on observe une tendance dite « isolante » dans les langues IE ouest occidentales : allemand (suppression du génitif), anglais, français.
Merci ! En effet, le monde globalisé homogénéise la langue en facilitant et en rendant efficace l’accès à un standard, ce qui freine son évolution, mais l’accélère dans des aspects plus superficiels comme le lexique, parce que les besoins, eux aussi, sont homogénéisés et incitent à l’apparition de nouveaux mots (surtout que la société se connaît mieux et agrandit son lexique quand il est lié à certains spectres identitaires).
Les langues suivent un cycle dans leur propension à être isolante. Le latin ne l’était pas, le proto-germanique à mon avis non plus, et leurs descendants le deviennent de plus en plus – si cela se produit simultanément dans les langues occidentales, c’est sûrement parce que ces langues sont liées et évoluent donc à peu près « en parallèle ». L’allemand est en retard à ce niveau (je dis ça comme ça mais c’est en grande partie pour cette raison que je l’aime tant), donc il est le plus susceptible de se faire influencer par ses voisins dans ce sens.
Un article passionnant et très bien écrit ! Merci pour ce partage !
Merci à toi ! <3
[…] → Voir aussi ma série sur la linguistique comparative. […]
[…] sélection va maintenant s’opérer selon deux facteurs : l’environnement du son […]