Cinébdo – 2019, N°32 (Le Placard, The Endless, Les Meilleures Intentions, Ma Fille, Elena)


(Les cinébdos sont des compilations de mes critiques sur les films vus dans la semaine.)

Sommaire
Le Placard (Francis Veber, 2001)
The Endless (Justin Benson, Aaron Moorhead, 2017)
Les Meilleures Intentions (Bille August, 1992)
Ma Fille (Laura Bispuri, 2018)
Elena (Andrey Zvyagintsev, 2011)


Image d’en-tête : The Endless ; films 181 à 186 de 2019

3,5
4

Lundi : Le Placard

(Francis Veber, 2001)

« Thématique : Gérard Depardieu »*

Veber a quand même mal vieilli. Même en 2001 et abordant le sujet d’une homosexualité qui s’autorise encore toutes les blagues (même si Rochefort, toujours bien dans son temps et en bon boloss des belles lettres en devenir, recadre Depardieu le macho), il est défraîchi et plus guère crédible dans sa représentation d’une entreprise où tout le monde semble faire semblant de travailler.

Oui, c’est des betteraves, mais vous êtes là pour lire, pas me regarder manger.

Le Placard utilise encore le refrain du grotesque mais le résultat n’est plus dans cette veine. Le François Pignon de Veber, cette fois interprété par Auteuil, tient du délit de sale gueule permanent, mais on a de la peine à voir son évolution, que le passage dans la moulinette moderne de la sexualité veut édifiante. Il est un caméléon (comme l’entend le titre russe du film), qui porte du rose soi-disant pour le cliché mais n’en tire rien d’autre qu’une leçon courue d’avance.

Je crache un peu sur les classiques, c’est vrai, mais je trouve que cette comédie à la Veber est trop confiante en elle, trop prompte à la conciliation peut-être. On préfère se ressourcer du côté d’Aumont et Rochefort ; bizarrement, ce sont les anciens qui tiennent encore le mieux la route dans ce sujet moderne.

Comme quoi faire partie de son époque n’est pas quelque chose qu’on fait en claquant des doigts ou, en l’occurrence, en coiffant Auteuil d’un préservatif, même si ce comique grotesque est encore largement fonctionnel. On ne va pas non plus nier son plaisir et les éclats réguliers suscités par Le Placard.


8
7

Mardi : The Endless

(Justin Benson, Aaron Moorhead, 2017)

« Hors-thématique »*

The Endless, lumineuse production lovecraftienne moderne réalisée par un duo ; deux fois plus de main mise sur un film indépendant. Pour qui a vu Monsters, le roi du cinéma indie, l’ambiance de tournage qui suinte est frappante de ressemblance. Les deux réalisateurs sont aussi acteurs, leurs personnages portent leur vrai prénom et ils adoptent plusieurs casquettes – Moorhead se retrouve directeur de la photographie et concepteur d’effets visuels. Ah oui, producteur aussi, tant qu’à faire.

Je confirme, ce n’est pas un panneau de signalisation.

[Spoilers] Lovecraft se tient dans le ciel comme le démiurge irrévocable de la vocation de Benson et Moorhead, peut-être lui-même le monstre invisible scellant leur destin fictif et sur lequel les protagonistes jettent un regard aveugle depuis le sol. Les créateurs mettent l’auteur adoré en en-tête et le citent, comme timides de réutiliser ses ficelles, des décennies après sa mort, dans une œuvre qui le fait renaître sans tout à fait le respecter.

La malédiction silencieuse est fantastique qui s’abat sur les personnages et leur cercle fraternel hermétique. C’est un onirisme négatif qui met presque en poésie l’horrifique, celui qui s’attire tous les superlatifs mais jamais l’honneur de l’image, parce qu’il est garanti par la bulle magnifique des deux frères.

C’est curieux, au septième art, cette suggestion outrageuse s’ignorant elle-même, mais c’est aussi toute la moelle indie que cultivent les réals. Car, après tout, c’est le budget qui les condamnait à cette naïveté telle qu’elle transpire de l’écran comme si l’on regardait une première œuvre. Voilà qui est tout à porter au crédit du duo, même s’il est éclairé de manière trop évidente à symboliser un destin gris ne cachant pas ses inspirations.

Cependant, parfois la candeur dépasse de la technique sur le texte : même dans les grandes lignes, heureusement que la vie des deux frères est bien cernée, sinon elle se noierait sous l’écrasante absence de son environnement. Le propos de l’histoire est toujours évident, jamais caché, et ce serait un détail si ça n’allait pas de paire avec le flop du scepticisme assené à la face du Cthulhu sylvestre par le personnage de Benson – il faut toujours un esprit pragmatique pour attacher le spectateur à l’incommensurable, et celui-ci tombe à plat.

Moorhead sauve la face – toutes les faces –, effaçant même le confrère qui aurait un mot à me dire s’il me lisait. Désolé, Benson, mais Moorhead a créé l’image, il s’est mis dedans, et il a insufflé à The Endless une force à laquelle personne n’aurait pu avoir de répondant.

La résolution du scénario n’en est pas vraiment une puisqu’il n’y a rien à savoir qui ne soit finalement toujours devant nos yeux, mais on va aisément au-delà du sens : pile poil entre Le Dôme et Le Radeau de King (mais si, c’est une nouvelle qu’on a vue adaptée dans Creepshow 2), on n’a pas l’impression de trouver seulement la raison d’être du film, mais son essence toute supradimensionnelle – vous vouliez faire du Lovecraft en substance, vous y êtes arrivés.

Le côté indie est une saveur unique et un peu une excuse. Parfois, The Endless déborde de son droit à l’amateurisme par touches charmantes, mais le lien entre le pouvoir et ses symboles est entretenu mieux que chez beaucoup d’artistes plus arrogants qu’on pourrait aussi plus facilement qualifier d’imitateurs – alors chapeau.


7,5
5

Mercredi : Les Meilleures Intentions

(Bille August, 1992)

« Thématique : Max Von Sydow »*

Les meilleures intentions sont le titre dont fait usage le réalisateur de Pelle le conquérant pour faire écho au snobisme bourgeois en Suède au début du XXème siècle. Et ce décor n’est pas choisi au hasard puisqu’Ingmar Bergman s’y glisse en tant que scénariste : l’histoire n’est nulle autre que celle de ses parents, qu’il a voulu conter longtemps après son retrait volontaire du septième art.

Quand je dis « pas d’accord », je parle du mariage, pas du piano.

Ce drame épico-romantique se pique un tantinet du snobisme dont il prétend faire retentir l’inadmissibilité comme justification de l’art par la révolte. Ce n’est pas dans le thème, mais c’est de cela qu’il s’agit : un film de trois heures, avec des acteurs d’un autre temps qui sont à la hauteur de chacune de leurs scènes (on a d’ailleurs l’impression d’avoir affaire à un casting dont la force est celle des Soviétiques quand ils touchent à l’époque tsariste)… Bref, ce n’est jamais autre chose qu’un grand coup qu’on veut porter… pas seulement au cinéma.

Alors – possible conséquence de ce que Bergman a dû faire un peu de généalogie et de reconstruction – les circonstances sont un peu bâclées. On ne comprend pas aisément le lyrisme mutique des grands sentiments réfrigérés par le pasteur et sa femme dans le Nord de la Suède ; si le froid conserve, il rend plutôt cassantes les transitions.

Toutefois, le couple est trop magnifique, fruit nordique d’un Roméo et Juliette naturaliste – Rouslan et Ludmilla sans le faste – qui emporte tout sur son passage, ses houles et ses réconciliations à la fois tellement fortes et placées avec si peu d’attrait proprement scénaristique qu’on ne peut que louer la boîte à outils émotionnelle dont Bergman semble faire usage nonchalamment. Mais n’est-ce pas comme ça qu’il a toujours réalisé ?


6
4

Jeudi : Ma Fille

(Laura Bispuri, 2018)

« Thématique : langue italienne »*

Je prends la carrière de Laura Bispuri à l’envers en regardant, pour une fois, un film récent (de l’année passée). Un an : mille fois ce dont ont besoin Valeria Golino et Alba Rohrwacher pour que leur vie bascule.

Mères partagées par une fille d’abord non désirée (Sara Casu) qui découvre la vérité au bord de l’adolescence, les deux actrices sont au sommet de ce que l’on peut espérer d’un casting italien moderne, et c’est bien ce qu’il faut : comme je l’ai plus ou moins dit, le contexte psychologique n’est pas des plus simples. On peut d’ailleurs regretter que Bispuri ne plonge pas à pleines mains dans ce que le cadre offre en possibilités dramatiques. Point trop n’en faut certes, mais son interprétation géographique de problèmes humains semble en attendre trop peu de ses acteurs.

Tu m’as copiée pour les cheveux hein ?

En tout cas, Casu renvoie une réplique quasi-parfaite aux deux grandes, qui donnent tout ce qu’elles ont dans des scènes parfois très longues, quasiment théâtrales si ce n’était pour le doigté bien dirigé du caméraman. En fait, le décor psychologique est posé mais il manque l’audace d’en contempler le résultat. Ces femmes doucement malheureuses, ces séances d’ivrognerie auxquelles on coupe court avec un montage et une musique tentant de déposer un peu vite les bornes du mal-être, ce ne sont pas des atouts.

L’histoire s’en ressent quand les deux femmes s’engagent chacune sur une voie sans issue et que leur fille finit par leur faire mal. On a presque l’impression que c’est la faute de la fille quand elle est, en réalité, la victime, et cette disjointure entre le fait et le ressenti d’une chose simple semble le symptôme d’une écriture qui attend de voir son sujet se dérouler de lui-même.

Peut-être n’attendrais-je pas tant des circonvolutions préadolescentes de Figlia Mia s’il n’avait pas fait partie du Festival du Film de Berlin. Ses tons chaleureux et la surprise que cela cause de voir un drame familial dépourvu de morbidité et de malhonnêteté, c’est un rafraîchissement qui change agréablement des habituelles surenchères dramatico-sociales.

C’est un peu l’adaptation en film de cette ligne formidable d’Ermal Meta (je la féminise) : Figlia mia ricorda la donna che tu diventerai; non sarà mai più grande dell’amore che dai. Ma fille, souviens-toi de la femme que tu deviendras ; tu ne seras jamais plus grande que l’amour que tu donnes.


6
2

Vendredi : Elena

(Andrey Zvyagintsev, 2011)

« Thématique : langue russe »*

Les prénoms russes ne sont pas variés, et se servir de l’un d’eux pour titre annonce à l’esprit occidental que rien n’a changé sous le soleil moscovite. Enfin si : Khamovniki, le quartier luxueux de la ville servant de décor à Elena, compagne quinquagénaire d’un riche retraité – retraité du travail, retraité de l’URSS, retraité de tellement de choses qu’on se s’attarde pas sur les détails.

Andreï, c’est quoi ton délire de mise au point là ?

Cet arrière-plan est un curieux regard et une critique sur le capitalisme russe actuel, où le compagnon d’Elena (Andreï Smirnov) fait figure de celui qui vient « de l’ancien système » et qu’on ne doit pas embêter parce qu’il profite du nouveau. En parallèle, les scénaristes placent une scène à l’église orthodoxe, de quoi finir de bien se positionner l’air de rien – quoique d’après ce que j’ai lu, ils ont pas mal hésité sur les scènes à mettre ou non et que cela explique l’air mal à propos, flottant, de quelques plans.

Cette richesse dépaysante (du moins si l’on a élu en son cœur cinéphilique la Russie comme foyer temporaire) est le berceau d’un script pointilleux, d’une scénarisation du moindre geste et de la plus petite expression qui rend les longues images éloquentes. Visionner Elena, c’est un peu contempler les ridules qui se forment à la surface d’un océan entier. Et l’on pourrait s’arrêter là si des remous n’étaient pas, par ailleurs, totalement inexpliqués.

De la femme aimante, on passe à l’intrigante. De la fille ingrate, on passe à la progéniture qui montre son affection sur le tard. De la belle-famille de laquelle le père est incapable de survenir aux besoins, on passe à un cercle malheureux en argent mais heureux en amour qui mérite qu’on commette un crime contre-nature, mais surtout à contresens, pour un peu d’argent. Ces revirements de situation sont restés mystérieux pour moi.

Le script a été écrit dans une optique apocalyptique, et je n’y trouve aucune trace du genre sinon cette anarchie émotionnelle impossible à démêler. Je ne me suis pas ennuyé et il y a de quoi admirer Nadezhda Markina. Des scènes longues, microexpressives, sont l’apanage d’un Zvyagintsev inspiré, mais son sens m’échappe.

 


 


* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique. Plus de détails ici.

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3 Comments
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princecranoir

Encore un dithyrambe pour Endless!
Décidément, moi qui suis Lovecraftiens dans l’âme, il me faut absolument découvrir ce film.

Eowyn Cwper

OUI !!!

[…] dire que les contrastes élevés & l’affection pour le bazar harmonique (me rappellant à The Endless & Midnight Special notamment) sont à mon […]

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