Le fonctionnement et le rôle de l’alignement ergatif expliqué.
Connaissez-vous ce sentiment de confusion satisfaite une fois que vous avez compris une chose, et que vous n’arrivez pas à justifier pourquoi c’était si compliqué ?
En ce qui me concerne, la meilleure expérience que j’ai vécue de ce sentiment est liée à l’alignement ergatif, et c‘est pourquoi j’écris cet article. J’espère rivaliser d’ingéniosité pour en vulgariser le fonctionnement avec succès.
Tous les tableaux sont issus de mon travail personnel.
Structure d’actance, sujet, verbe et objet
L’analyse d’une langue passe par sa typologie : la classification de ses comportements grammaticaux. Et l’un des paramètres fondamentaux de la typologie d’une langue, c’est sa structure d’actance, aussi appelée alignement morphosyntaxique. Derrière ces grands mots se cachent les liens qui unissent un verbe, son sujet et son objet, ces deux derniers constituant les actants. Ces liens peuvent avoir différentes natures.
On distingue deux grands types de structures d’actance : l’alignement accusatif et l’alignement ergatif.
L’alignement accusatif avec cas non marqué (le COD en français)
Le tableau suivant montre le cas grammatical attribué aux éléments de la phrase en fonction de leur position.
Attention : je ne parle pour le moment que des cas grammaticaux (la façon dont la langue considère les éléments de la phrase) et pas des déclinaisons (la façon que la langue a de les marquer).
Pour le moment, seul le tableau accusatif nous intéresse. L’accusatif est le cas du complément d’objet direct, et marque donc l’objet. Prenons maintenant une phrase simple en français.
On remarque ici les cas grammaticaux attribués aux mots en fonction de leur position. On note également le lien qui unit le verbe à son objet : la transitivité (marquée en vert).
Peut-être êtes-vous confus que j’utilise le français pour exemplifier la notion d’ « accusatif » ; vous en avez peut-être entendu parler en latin, en grec ou en allemand, mais certainement pas en français. C’est là qu’on touche à la distinction entre cas grammatical et déclinaison : toute langue a des cas grammaticaux (comme on vient de le montrer), mais toutes ne les marquent pas ; le marquage des cas passe par les déclinaisons. En français, le COD est au cas accusatif, mais on ne le marque pas comme tel ; on n’utilise pas la déclinaison qui va avec.
Reprenons donc le tableau précédent, et ajoutons la ligne « déclinaison ».
On retombe donc sur ce qu’on connaît de la langue française : elle n’a pas d’accusatif… marqué. C’est-à-dire pas de déclinaison accusative. Mais le cas accusatif est bien là.
(Notons toutefois que les pronoms peuvent être marqués à l’accusatif en français comme j’en parle dans mon article « Oui, le français a des déclinaisons ».)
L’alignement accusatif avec cas marqué (en russe)
Le russe fonctionne sur un alignement accusatif, au même titre que le français, à la différence que le russe marque les cas grâce aux déclinaisons (à l’instar du latin, du grec, de l’allemand etc.) et cela même sur les noms propres. Les cas grammaticaux sont les mêmes, mais l’alignement est mis en valeur par la déclinaison.
(Oui, l’accusatif de « Ivan » est « Ivana ».)
Rôle et comparaison des structures d’actance
Maintenant qu’on a vu (ou revu) la structure d’actance, la transitivité et les fonctions syntaxiques, on va pouvoir s’amuser un peu. Reprenons le tableau initial et intéressons-nous à lui de plus près.
On peut voir que chaque alignement privilégie un élément au-dessus des deux autres ; l’alignement accusatif a deux situations nominatives et l’alignement ergatif a deux situations absolutives. En effet, la structure d’actance permet de hiérarchiser la phrase, mais il n’y a jamais besoin de distinguer trois éléments indépendamment.
Quand on utilise une langue dont l’alignement est accusatif, on a l’impression que l’alignement ergatif est très compliqué. Normalement, je vous aurais rétorqué que c’est seulement l’étrangeté du système qui vous donne l’illusion qu’il est compliqué… mais pas cette fois. On peut arguer que l’alignement ergatif est moins intuitif pour trois raisons :
- contrairement à l’alignement accusatif, les cas confondus de l’alignement ergatif ne sont pas communs à une seule fonction syntaxique (en clair : la confusion des deux nominatifs ne s’applique qu’au sujet, tandis que la confusion des deux absolutifs s’applique aussi bien au sujet intransitif qu’à l’objet – par définition transitif – d’un verbe, causant la diagonale qu’on peut observer sur le tableau) ;
- l’absolutif, quoique son nom soit le même dans les deux cas où il s’applique, peut être marqué de deux manières différentes selon qu’il est sujet intransitif ou objet et selon les langues (contrairement au nominatif, qui n’a pas seulement une seule manière d’être marqué… puisqu’il n’est jamais marqué) ;
- dans la lignée de ce qu’on vient de montrer, l’absolutif et l’ergatif peuvent tous deux être marqués dans une même langue.
L’alignement ergatif (on y vient, on y vient)
Mine de rien, en tout juste six cents mots et quelques tables grammaticales, vous avez toute la théorie du fonctionnement de l’alignement ergatif. Mais la pratique est toujours plus claire, d’autant que l’ergatif n’est pas aussi facile à maîtriser que l’accusatif. Exemplifions tout ça avec du basque, la langue ergative la plus proche de la France.
Faites attention à deux choses en lisant ce tableau : d’une, l’ordre des mots a changé. En basque, la phrase n’est pas SVO (Sujet-Verbe-Objet) mais SOV, ce qui cause l’interversion des deux dernières colonnes. De deux, la seule raison pour laquelle l’absolutif n’est pas marqué dans cette phrase, c’est la forme du nom « Ivan » ; en effet, le basque ne marque pas les noms propres à l’absolutif. Mais remarquez ce qui se passe quand on remplace Ivan par un chat.
Maintenant, prenons pour exemple une phrase intransitive (sans objet). Ce n’est plus le même absolutif mais le marquage est le même en basque pour les deux situations.
Cette phrase signifie « le chat est perdu ».
Le basque marque donc l’absolutif aussi bien dans le cas du complément d’objet direct que dans le cas du sujet d’un verbe intransitif, et il les marque pareil… pourtant le marquage n’est pas inconditionnel pour autant puisqu’il dépend de la forme du mot.
On touche là à la nature même de l’alignement ergatif où qu’il se trouve ; le marquage dépend de plusieurs paramètres, ce qui comprend aussi bien la « macrogrammaire* » de la langue (la manière dont elle considère les éléments de la phrase) que la « microgrammaire* » (la façon dont elle les marque, y compris avec les exceptions et les cas particuliers).
* néologismes.
Pour aller plus loin
Les langues ergatives sont beaucoup plus rares que les langues accusatives, pourtant elles ont le plus de variantes. On peut notamment distinguer l’ergativité scindée (« split ergativity » en anglais) : les langues qui emploient l’ergativité scindée peuvent utiliser un fonctionnement ergatif ou accusatif en fonction des situations.
L’hindoustani utilise par exemple l’ergatif sur… les sujets de verbes transitifs perfectifs à la voix active. Oui, dit comme ça, c’est assez velu, mais une phrase de ce type serait tout simplement « le chat [sujet] a mangé [perfectif + actif] une souris [transitif] ».
Il y a aussi les langues qui marquent le sujet d’un verbe intransitif de la même façon que le sujet d’un verbe transitif, mais parfois comme l’objet de ce dernier (langues actives). L’utilisation la plus « pure » de l’alignement ergatif est faite par les langues tripartites, qui marquent les trois actants (sujet intransitif, sujet transitif, objet transitif) de trois façons distinctes. Mais ce ne sont pas les plus courantes.
On peut aussi citer les rarissimes langues à nominatif marqué ou l’alignement austronésien qui constituent des exceptions à certaines choses que j’ai dites, mais qui sont tellement exceptionnelles que je ne m’attends pas à ce que vous m’embêtiez avec, voire à ce qu’elles vous intéressent.
Perdu ? Ne vous en faites pas. Il n’y a pas vraiment besoin de détailler la théorie du fonctionnement de tous ces systèmes, car chaque langue ergative est un cas particulier qu’il faut apprendre à part. Et puis peu de polyglottes ont l’occasion de se frotter au concept à moins d’apprendre des langues somme toute délaissées, comme le basque ou le géorgien.
Allez, on finit sur un dernier joli tableau ? Celui-ci montre l’ergativité dans une langue que j’ai créée… Mais rassurez-vous, ce n’est pas parce que ça n’existe pas que ce n’est pas possible. Dans cette langue que j’appelle l’ov, j’applique strictement les règles de l’alignement ergatif.
Notez que l’ordre des mots est encore différent puisque c’est cette fois un ordre VSO. Cela met en évidence un avantage du marquage du cas par une déclinaison : quel que soit l’ordre des mots, on sait si c’est Sacha qui voit Ivan ou Ivan qui voit Sacha ; en français, l’ordre des mots est distinctif puisqu’il est toujours SVO ; mais si l’ordre des mots est libre entre VSO et VOS comme en ov (ce qui donne soit « voit Ivan Sacha » soit « voit Sacha Ivan »), seule la déclinaison permet de distinguer les actants (qui voit qui).
Merci pour votre lecture ! N’hésitez pas à me laisser un commentaire si je n’ai pas été clair, je me ferai un plaisir de vous répondre et vous expliquer quoi que ce soit ! Et gardez un œil sur l’article Wikipédia sur l’ergativité scindée, qui n’existe pas à l’heure où j’écris cet article mais que je suis en train de rédiger.
[…] est une langue ergative, ce qui signifie ici que le sujet d’un verbe transitif est marqué comme tel. Ainsi […]
[…] sera déçu qu’il y en ait tant ; Peterson s’excuse de devoir expliquer ce que signifie l’ergativité en linguistique – et il est vrai que c’est loin d’être un concept facile à aborder […]
Je suis un « bleu » en grammaire et… j’ai compris ! Je serais curieux de comprendre les particularités des langues austronésiennes mais là j’en demande sûrement trop 🙂
Merci pour votre retour ! En fait, je prévois de sortir un article sur les langues austronésiennes en fin de mois ! Je n’y détaille pas vraiment l’ergatif, mais je fais un tour de leur histoire et de leurs particularités… Alors restez dans les parages. 😉
[…] qui est accusatif. J’ai écrit un article sur l’autre alignement le plus connu, l’alignement ergatif, si vous avez le courage de vous y plonger, mais je vais vous dire une bonne chose : vous avez un […]
Bonjour, mais dans le cas de basque il y a une erreur: KatuaK lo egiten du; cette phrase en basque n’est pas intransitive, elle est transitive, le verbe « egin » = faire est transitive, et « lo » serait le COD, si on traduit littéralement donnerait: le chat fait dormir. C’est la même chose que ‘ »hitz egin » = parler, mais littéralement traduite donnerait « faire parole », justement le nom d’un film d’Eugène Green, Faire la parole : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=258959.html
Bonjour, merci beaucoup de prendre la peine de m’éclairer, et désolé pour cette erreur !
Je m’empresserais de faire la correction si tu avais la patience de me donner un exemple correct pour illustrer mon cas. Faute de quoi je glisserai tout de même un erratum.
[…] marqueurs de temps, de sujet ou d’objet dans le verbe, d’autant plus que le géorgien est une langue ergative. Du côté des temps et des modes, le géorgien présente la particularité d’employer […]
Je suppose que tout ce blanc sur la carte, ce sont les langues nominatives-accusatives ?
Il faudrait peut-être expliciter ce qu’est une langue nominative-absolutive, un cas assez rare de langue accusative où la forme nom marquée est celle de l’accusatif, mais où le sujet d’un verbe intransitif est traité comme celui d’un verbe transitif, à l’instar des autres langues accusatives.
Est-ce que tu connais le « World Atlas of Language Structures » (souvent siglé en WALS) ? Je l’ai découvert l’année dernière sous la forme d’un imposant livre de 3 kilos mais il est aussi disponible en ligne ici https://wals.info/. Malgré son hétérogénéité et quelques erreurs factuelles (du moins celles que j’ai vues), il constitue une référence dans le domaine. Les cartes sont bien faites et les thèmes abordés assez clairement définis je trouve.
Je m’attaquais déjà à un gros morceau de vulgarisation, et je n’ai pas voulu aller aussi loin, de peur de froisser le néophyte. Je pense que toutes les zones blanches sont les langues non ergatives.
Je connais le WALS par mon expérience de conlanging, et c’est si haut perché que je serais bien en peine d’en remarquer les erreurs !
Merci pour ton retour !
En fait d’erreurs factuelles je pensais plutôt à des coquilles, comme celle où l’abkhaze avait un « large vowel inventory », ce qui est quelque peu contrefactuel… quoique vu la taille de cette base de données, les erreurs factuelles me paraissent inévitables.
Sa taille immense est ce qui fait à mon sens à la fois sa qualité et son défaut, corpus très vaste mais hétérogène, ce qui est inévitable étant donné le nombre de linguistes qui y a contribué.
Oui, c’est assez impressionnant !
Tiens si tu veux des exemples en hindi pour voir un peu comment la «split ergativity» marche… (phrase largement reprises de cours que j’ai trouvés, vu que j’ai pas encore le niveau pour proposer mes propres phrases avec certitude)
मैंने तीन आलू ख़रीदे maine tîn alû kharîde — J’ai acheté trois pommes de terre
Kharîde (ख़रीदे) est la forme impersonnelle passée de kharidnâ (ख़रीदे), accordée au masculin pluriel avec tîn alû तीन आलू, «trois pommes de terre»… Si on avait acheté une mangue (आम âm, masculin) on aurait eu l’accord masculin singulier, kharîdâ ख़रीदा. Qui est bien l’objet, sémantiquement parlant ! Le sujet de la phrase, «je» (मैं) est ici marqué à l’ergatif avec +ne (+ने). La transitivité dépend de la phrase nom du verbe en lui-même, ainsi même si le verbe «comprendre» (समझना samjhnâ) est en théorie transitif, un simple «j’ai compris» (dit par un homme) ce sera मैं समझा main samjhâ (du coup pas d’ergatif).
Après il y a des accords masculins par défaut, quand le genre de l’objet est inconnu (ex क्या kyâ, «que/quoi») et certaines phrases avec COI en français exigent l’accord en hindi. En outre, il faut se méfier des locutions verbales, ex «parler» en hindi c’est bât karnâ बात कर्ना, litt. «faire mot», donc «Il/elle t’a parlé» se dira us(a)ne tumse bât kî उसने तुम्से बात की, mot-à-mot «il/elle [usne उसने, 3sg erg.] a fait [kî की, parf. fem. sg.] mot [bât बात, f.] avec toi [tum+se तुम्से, 2sg]», l’accord du parfait se fait avec bât !
C’est encore plus complexe que ça mais pour l’instant j’ai pas les compétences pour expliquer…
C’est parfait. <3 Je sais pas comment tu fais pour retenir tout ça. o_o
Bravo, complexe, passionnant et clair
Merci beaucoup. 🙂